Interview

Un entretien avec Eric Borg

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Sceneario.com : Eric Borg, nous t’avons découvert avec tes albums Rocher Rouge, Crématorium et Sidi Bouzid Kids. Comment es tu arrivé à la Bande Dessinée? Naît-on scénariste ou le devient-on?

Eric Borg : J’y suis arrivé par l’amour du dessin, de la peinture, j’ai toujours aimé dessiner, j’ai du voir tout petit mes parents dessiner et peindre, j’ai appris à lire sur les couvertures de livres d’art. J’ai donc été plus attiré par les livres avec des images et donc naturellement la BD. Ça a commencé avec le journal de Mickey et les Mickey-Parade, Pif, les petits formats de Lug comme Blek, Zembla, les classiques franco-belges comme Tintin qui m’envoûtait totalement, puis le choc Pilote quand je devais avoir huit ou neuf ans, puis plus tard Métal Hurlant et A suivre, sans oublier les héros Marvel dans le magazine Strange. Parallèlement, l’envie d’inventer et de raconter des histoires s’est précisée, poussé par un professeur de français extraordinaire en quatrième au Lycée Carnot à Paris, monsieur Mavré. C’est à 16 ans que j’ai eu mes premières velléités d’auteur de BD, j’ai du dessiner très maladroitement trois ou quatre planches d’une histoire inspirée par l’univers de Vernon Sullivan (Boris Vian) et par le dessin de Ted Benoît. J’ai compris ma douleur… Puis la BD s’est éloignée de ma vie pendant une quinzaine d’années. J’y suis revenu par la création du magazine ZOO qui m’a replongé dans la lecture de centaines de BD, la joie de retrouver cette passion, ce mode d’expression qui avait grandi et s’était encore enrichi, puis par mes débuts dans l’écriture cinématographique. C’est un projet que j’avais d’abord écrit pour le cinéma qui m’a entraîné dans la réalisation de ma première BD : “Rocher Rouge” avec Michaël Sanlaville (“Lastman”) au dessin. La concrétisation d’un long métrage est si difficile que la tentation est grande d’en faire plus rapidement une BD. Mes autres albums, “Sidi Bouzid Kids” et “Crematorium”, sont aussi des projets de films au départ, idem pour “Pandora Beach”.

Sceneario.com : Lorsque tu as commencé cette nouvelle histoire, savais tu immédiatement ou tu allais emmener les lecteurs?

Eric Borg : Je vais rester évasif car je ne veux surtout pas spoiler l’album. Il y a eu pas mal de versions avant d’arriver au scénario définitif. La première version était beaucoup plus gore. J’avais envie de retravailler avec Alex et nous aimons tous les deux l’horreur. Il avait d’ailleurs apprécié “Rocher Rouge” qui est dans ce genre. Le dessinateur est le premier lecteur du scénario et un lecteur très concerné puisque c’est lui qui va s’éreinter de longs mois sur les planches pour donner corps à cette histoire, et il a donc tout à fait le droit, et même le devoir de s’exprimer. Je ne comprends pas les dessinateurs qui prennent un scénario pour argent comptant et s’attèlent à la tache sans piper mot… Une collaboration scénariste/dessinateur doit se faire dans l’acceptation des critiques mutuelles dans le but de réaliser la meilleure oeuvre possible. J’ai donc tenu compte des observations d’Alex que je trouvais justes et j’ai compris qu’il avait envie de plus de réalisme, de crédibilité. Souvent, le cantonnement à un genre comme l’horreur fait délaisser la crédibilité au profit d’une tentation de l’horreur pour l’horreur.

Sceneario.com : Tu expliques à la fin du premier tome que le scénario a beaucoup changé entre l’original et cette version finale suite à de nombreux conseils et échanges que tu as eu avec l’Editeur. Comment as tu fait pour accepter toutes ces modifications?

Eric Borg : Je n’ai accepté aucune modification de l’éditeur puisqu’elles sont de moi. Et je ne parle pas non plus d’énormes modifications. Patrick Pinchart de Sandawe a beaucoup aimé le scénario et a émis des réserves sur quelques passages. Un éditeur ne réécrit pas une histoire, il donne son avis sur ce qu’il apprécie et sur ce qui lui plaît moins. Au scénariste ensuite de faire de nouvelles propositions, si cet avis lui convient.

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Sceneario.com : Cela n’est-il pas trop frustrant de devoir reprendre beaucoup de choses et de transformer toute une histoire?

Eric Borg : Il ne s’agit pas de transformer toute une histoire mais des petites parties seulement. S’il s’agissait de toute l’histoire le scénario ne serait simplement pas retenu par l’éditeur.
Mais il faut comprendre qu’on est là au coeur du métier de scénariste, qui est celui de la réécriture plus que de l’écriture. C’est donc tout à fait naturel. Et les plus grosses modifications ne viennent même pas suite à des critiques extérieures du dessinateur ou de l’éditeur, mais de la propre autocritique du scénariste.

Sceneario.com : Au final, que penses tu de ta première version?

Eric Borg : Une première version est toujours une ébauche. Les grandes lignes du scénario définitif étaient quand même dans ce début, mais ce qui se passe ensuite dans la réécriture est fondamental pour le résultat final, tout va se jouer sur de petits détails, qui peuvent le magnifier ou le couler complètement. Outre le personnage de la vieille qui a changé, il y avait dans cette première version l’idée de course poursuite, de chasse à l’homme, plus d’action et de violence… Des ingrédients qui vont sûrement se retrouver dans le prochain opus, mais je n’en dis pas plus.

Sceneario.com : Pourrait-elle quand même voir le jour?

Eric Borg : Non. De la même façon qu’une sculpture détruit les étapes antérieures de son évolution, un scénario annule aussi ses versions antérieures.
Ces versions pourraient avoir un simple intérêt d’étude. On verra cela quand on m’étudiera à l’université…

Sceneario.com : As tu soumis ta deuxième mouture au directeur de Sandawe au fur et à mesure ou as tu tout travaillé et seulement montré le résultat final?

Eric Borg : Uniquement le résultat final.

Sceneario.com : Le 2° tome peut-il encore être modifié?

Eric Borg : Je suis loin d’avoir finalisé l’écriture du deuxième tome ! J’ai des pistes d’écriture seulement, des grandes idées, c’est important certes, mais il y a encore tout à faire. Je vais m’y atteler très vite néanmoins.

Sceneario.com : Tu connaissais déjà le dessinateur, Alex Talamba, puisque vous aviez réalisé ensemble Sidi Bouzid Kids. Pourquoi avoir fait cet album ensemble?
Comment collaborez vous?

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Eric Borg : J’avais apprécié ma collaboration avec Alex sur “Sidi Bouzid Kids” et j’ai donc voulu naturellement remettre ça avec lui. En plus le travail sur Sidi Bouzid Kids était assez contraignant, autant pour lui que pour moi, c’était basé sur des faits réels, donc toujours très documenté. On avait donc envie tous les deux de nous lâcher dans quelque chose de beaucoup plus libre et plus léger. Nous communiquons par mail, wetransfer et skype puisque Alex vit à Bucarest. Je lui envoie le scénario découpé, tranche après tranche, il me retourne les storyboards correspondants que je commente et corrige, puis il finalise les planches en noir et blanc, avec les textes, puis la couleur. Tout ce travail graphique a pris cinq mois sur “Pandora Beach”.

Sceneario.com : Quelles sont tes sources d’inspirations?

Eric Borg : Tout m’inspire, à commencer par ce qui m’arrive dans la vie, une actualité, un fait divers, quelque chose que je vais entendre dans la rue, une histoire que va me raconter un ami… Tout ça peut déclencher mon imagination et mon envie d’écrire. Il y a quelques années, j’étais en vacances en Crète avec mon amie, on roulait lentement en voiture pour chercher une pension quand une femme nous a fait signe sur la route pour nous indiquer sa maison. J’ai repensé à ça lorsque j’ai écrit cette séquence dans “Pandora Beach”, en exagérant les faits, et en imaginant une tout autre suite. Ce qui est drôle c’est que j’ai reparlé de ce souvenir à mon amie mais elle ne s’en souvient absolument pas alors qu’elle était à côté de moi dans la voiture ! Je ne sais plus la part du réel et de l’imaginaire là-dedans. Tout est prétexte à un début d’histoire. Je pense que c’est en étant à l’écoute de tout cela qu’on est un bon scénariste. Quand une idée nous arrive, inspirée par tel ou tel événement, il faut avoir le réflexe de la noter tout de suite quelque part. Combien de fois me suis-je dit en trouvant une idée géniale : je la noterai plus tard… Et puis tintin, oubliée à jamais ! Ou alors, je m’en rappelle par miracle et là je la note immédiatement ! Ouf !

Sceneario.com : Pourquoi aujourd’hui arriver sur le marché par le crowdfunding? Le tome 2 est déjà en cours et sera aussi en crowdfunding début mai prochain. Pour toi ce fut « LA » solution pour que ta BD paraisse?

Eric Borg : Le crowdfunding a d’abord été une solution de remplacement des éditeurs défaillants. A force de subir leurs attermoiements et leurs revirements, pour ce projet comme pour d’autres d’ailleurs, j’ai perdu patience et la solution Sandawe s’est présentée au début comme une bouée de sauvetage. En projet Sandawe le budget à atteindre demandait une présence et un travail d’animation du site trop importants pour moi. La solution du projet libre, avec un budget trois fois moindre, me convenait beaucoup mieux. Sandawe n’était plus éditeur de l’album et ne prenait plus qu’une commission d’opérateur. Le projet passait donc en auto-édition, sous ma seule responsabilité. Et c’est en fait ce qui me convient le mieux. J’ai toujours apprécié l’indépendance, et là c’est exactement ça, je maîtrise tout de A à Z, la fabrication, la communication, la distribution ainsi que la gestion financière… Un certain savoir-faire (dix ans dans l’édition de presse et une formation commerciale) me permet d’assurer ces fonctions naturellement. Désormais, je ne pourrai me passer de cette indépendance et je n’ai plus du tout envie de retourner voir les éditeurs. J’ai d’ailleurs créé ma propre maison d’édition, Bigfoot, qui va d’abord éditer les projets dont je suis scénariste puis pouvoir éditer d’autres auteurs, notamment ceux qui ont fait appel au financement participatif et voudraient être publiés dans les meilleures conditions possibles.

Sceneario.com : Que penses tu du marché de la BD? Un marché saturé? Est-ce qu’un auteur a le temps de penser à toutes ces choses économiques… ou est-il trop pris par son travail d’écriture?

Eric Borg : Il est malheureux de voir de très bonnes bandes dessinées se vendre à peu d’exemplaires. Il y en a aussi de mauvaises qui se vendent très bien. Il y en a aussi de très bonnes qui se vendent très très bien… Cf le dernier Riad Sattouf par exemple. L’éternel problème de l’imprévisibilité du succès dans l’édition. Le succès appelant le succès, les ventes vont se concentrer sur un petit nombre de titres, c’est injuste mais ça a toujours été comme ça. Il y a aussi de plus en plus d’auteurs de BD et de plus en plus de bouquins à vendre, alors que les gens lisent moins sur papier, ils passent plus de temps sur internet. Mais on n’a pas encore trouvé de solution viable pour rémunérer la BD sur internet et on fait donc encore des livres… qui ne se vendent pas bien… Les éditeurs vont alors devoir faire encore plus de livres pour gagner leur vie, et donc payer de moins en moins d’avance aux auteurs… Alors oui, un auteur ne peut plus se passer de penser à toutes ces choses économiques ! Et parmi les solutions il y a le crowdfunding, l’autoédition… Il y a aussi la vente d’originaux dont la cote ne fait que monter et c’est tant mieux (cf la dernière vente aux enchères chez Christie’s).

Sceneario.com : Lis-tu quelques BDs? as tu quelques titres de tes derniers coups de coeur…?

Eric Borg : Je dois avouer que depuis que je fais de la BD, j’en lis moins… Une des dernières que j’ai lues date un peu, “Ouvert la nuit” de Jessica Abel, Gabe Soria et Warren Pleece, paru en 2008, qui revisite de manière brillante le thème du vampire, j’ai adoré, autant pour le scénario que pour le dessin. Dernièrement j’ai aimé “Blackbird” de Pierre Maurel, et là j’ai très envie de lire “le sculpteur” de Scott Maccloud que je vais rapidement me procurer !

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