Interview

Smoke City

SCENEARIO.COM : Bonjour Benjamin et Mathieu. Trois ans après la sortie du premier tome de Smoke City, sort le tome 2 .Qu’est ce qui a fait que cela a pris du temps pour arriver au bout de ce tome ?

Mathieu MARIOLLE : Beaucoup d’événements personnels et beaucoup de boulot. La principale raison, c’est que la Bd n’est pas l’occupation première de Benjamin. Entre designs de film, couvertures de romans, designs de jeux vidéo, il est très occupé et demandé. Malheureusement, Smoke City a pris du temps, mais on a bien pu le peaufiner.

Benjamin CARRE : C’est vrai que trois ans c’est bien long quand on se place du coté des lecteurs. Un tome un pointe le bout de son nez, et puis… plus rien ? Ah si, pouf trois ans après, le tome 2 débarque comme sortit d’un vieux souvenir presque effacé ! Mais il y a un paramètre qui n’est pas pris en compte quand on présente les choses de ce point de vue : le premier tome ne s’est pas fait en vingt secondes. D’ailleurs, je vous le donne dans le mile, le premier tome à été réalisé en trois ans très exactement. Donc finalement absolument rien d’incohérent dans le temps qui sépare les deux albums.

SCENEARIO.COM : L’univers de Smoke City est assez particulier. Il y a du polar, du fantastique. Quelles ont été vos influences graphiques ?

Mathieu MARIOLLE : Graphiquement, Benjamin travaille ce type d’univers depuis des années. L’influence des métropoles troubles et interlopes de Blade Runner, de Dark City ou de Gotham City sont manifestes et revendiquées. Notre envie était de pouvoir créer un univers qui nous soit propre malgré tout, un fourre-tout d’envies et d’idées.

Benjamin CARRE : Concernant mes influences graphiques, elles me viennennt directement du 7eme art. Des films comme Blade Runner, Star Wars, Tron ou Mad Max 2 sont des sources d’inspirations très présentes quand je dessine. Même si au final, Smoke City n’emprunte pas directement à ces univers. Je pense que ce qui se rapproche le plus de l’univers de notre BD est celui de Gotham City… un Gotham sans Batman. Une mégalopole rétro-futuriste, sombre et moite.

SCENEARIO.COM: Mathieu, le premier tome de cette aventure nous plongeait direct dans l’action. Ce second tome a une construction narrative assez particulière. Comment avez-vous travaillé dessus ?

Mathieu MARIOLLE : Pour le tome 1, afin de bien présenter l’univers, nos personnages, nous avions l’envie et le besoin de faire appel à des codes précis et connus du genre « noir » et du fantastique. Une fois tout cela posé, l’idée était surtout de détourner ces codes, de jouer avec. On fonctionne souvent sur Smoke City comme dans un faux-semblant : on montre quelque chose aux lecteurs, pour finalement lui révéler une autre face des événements, apportant un éclairage différent. Et forcément, cela nécessite l’utilisation de flashbacks et de flashforwards. L’idée était toujours de divertir, d’essayer de jouer un petit jeu malin avec le lecteur, sans jamais essayer de le prendre pour un idiot ou de lui mentir. Le fait d’être deux coscénaristes (puisque Benjamin est autant coupable et responsable que moi de cette histoire) nous a permis de mieux tenir les tenants et les aboutissants du récit, de bien maîtriser sa chronologie, ses temps forts, son rythme. Mais être deux nous fait surtout nous poser deux fois plus de questions !! D’où, deux fois plus de possibilités de tout envoyer valser et de tout recommencer !

SCENEARIO.COM : Benjamin, votre graphisme est assez particulier. Comment travaillez-vous ? Quel est votre méthode de travail ?

Benjamin CARRE : Je suis conscient que mon graphisme est particulier. A la base, je suis illustrateur, pas dessinateur de BD, Et j’ai attaqué ce récit avec un énorme complexe : j’ai toujours trouvé que les BD dites d’illustrateurs étaient de beaux recueils d’images, mais manquaient cruellement de vie face aux strips de pros de la ligne claire et de la narration dynamique. Je ne voulais pas avoir un rendu trop statique, mais je ne voulais pas non plus tourner le dos à mes techniques graphiques que j’avais mis tant d’années à mettre en place. Elles sont mon identité, graphiquement parlant. Alors j’ai opté pour un style capable de s’adapter à la mise en scène. Si on observe bien Smoke City, on remarquera que les moments calmes sont représentés de façon riche, fouillée… et statique. En revanche, les scènes d’action sont plus épurées, empruntent même presque à la ligne claire, pour mettre en avant le dynamisme de l’action. De cette façon, mon style graphique et ses variations sont directement au service de la narration et de son rythme. Le plus difficile à été d’harmoniser le tout pour obtenir un album cohérent sur l’ensemble.

SCENEARIO.COM : La série se conclue ici. Mais pourriez vous revenir sur l’univers de Smoke City ?

Mathieu MARIOLLE : Pour nous, Smoke City n’a pas été conçu comme une série, mais comme une histoire à raconter. Pour des questions de rythme et de pagination, deux tomes semblaient le plus approprié. En fait, avec le recul, trois n’auraient pas été du luxe ! Une fois au bout de cette histoire, on ne s’interdit pas d’y revenir.

Benjamin CARRE: Oui je pense que l’ouverture que l’on se laisse n’a de toute façon échappé à personne. Nos personnages ont un passé et un avenir bien au-delà des limites des deux fois 46 pages des albums.

SCENEARIO.COM : Benjamin, avez-vous été surpris par le scénario de Mathieu Mariolle ?

Mathieu MARIOLLE : Etant donné qu’il en a écrit la moitié, je n’espère pas ! En fait, notre processus a beaucoup été placé sous le signe de la surprise : pour étonner le lecteur, on se demandait « tiens, qu’est-ce que l’autre n’attend pas ? ». Ça nous a ouvert des pistes nouvelles et originales.

Benjamin CARRE: Ma participation au scénario est souvent occultée par le schéma classique scénariste/dessinateur. Mais effectivement nous l’avons bien écrit à deux avec nos envies communes. Donc pas de surprise.

SCENEARIO.COM : Mathieu, Benjamin Carré nous surprend par son graphisme. Qu’avez-vous ressenti en voyant votre univers mis en image par un auteur aussi talentueux ?

Mathieu MARIOLLE : Forcément une grande fierté. Mais ce n’est pas vraiment « mon » univers. En tout cas, pas une création de ma part, mise en mots, que Benjamin a ensuite traduite en images. Ces images existaient déjà, Benjamin développait déjà ce type d’univers avant notre rencontre. Et c’est justement la force et la puissance de son univers qui m’a donné envie de travailler avec lui. Surtout que j’avais l’impression de voir ce que j’imaginais. Ces références et ces créations rejoignaient déjà mes goûts et mes envies. Mais tout au long de la création de Smoke City, c’est évident que j’ai été bluffé par son inventivité, son talent, ses choix courageux de mise en scène ou d’ambiance.

Benjamin CARRE: En fait j’ai même presque envie d’ajouter que nous avons sciemment pensé cette histoire pour coller au mieux à cet univers graphique qui était déjà en place. Smoke City est mon premier album, il m’était plus facile (et plus rassurant) de commencer par un univers qui m’irait comme un gant. Quand on débute c’est pas judicieux de se mettre inutilement des bâtons dans les roues… autant commencer en montrant ce en quoi on a des facilités.

SCENEARIO.COM : D’ailleurs, comment travaillez vous ensemble?

Mathieu MARIOLLE : Au départ, on s’est beaucoup rencontré. Dans un restaurant japonais (celui qui apparaît dans le premier tome justement), pour partager des idées, des envies. De là est née une trame générale, que nous avons peu respecté ! Ensuite, on a beaucoup travaillé par ping-pong : l’un écrivait une version du synopsis, l’autre rebondissait dessus. Le plus symbolique de notre manière de travailler sont les planches. A part pour les dernières de ce tome 2, j’écrivais une version dialoguée de chaque séquence. Benjamin en réalisait la mise en scène et tout en la dessinant, il procédait à des changements dans les dialogues et parfois dans quelques événements. Comme sur un plateau de cinéma, quand on décide d’improviser. Bien entendu, Benjamin m’appelait à chaque changement, avec un mélange de respect pour notre travail et de peur que ça ne me plaise pas, mais surtout, avec une excitation communicative qui voulait dire « tu vas voir, ça va te plaire, j’ai pensé à un truc ». Une fois les planches dessinées, je reprenais les dialogues pour les modifier. Puis Benjamin repassait encore derrière, jusqu’à ce qu’on ne sache plus qui avait écrit quoi, qui avait pensé à telle idée ou imaginer tel bon mot. A tel point, que ça nous est arrivé de nous féliciter mutuellement pour la même bonne idée, ou de se blâmer chacun de notre côté pour la même erreur. C’est un processus de travail assez original et un peu éprouvant car il met à l’épreuve chacune de nos idées, chacune de nos envies, passées au révélateur de l’autre. Ça permet surtout de placer le livre et l’histoire au centre de nos préoccupations, et pas nos égos ou nos envies.

Benjamin CARRE : Pour faire simple : on a pensé ensemble une histoire, une trame, un découpage… puis Mathieu à fabriqué les mots, moi j’ai fait les images. :p

SCENEARIO.COM : Mathieu, travaillez vous de la même façon avec les autres dessinateurs ?

Mathieu MARIOLLE : Non, c’était une première pour moi et je ne pourrai pas le faire avec tous. Il faut une grosse dose de respect, de confiance dans l’autre pour parvenir à cette alchimie. Sur un futur projet, avec un ami proche et très talentueux, nous retentons cette expérience de coécriture. Pour le moment, c’est aussi fructueux que dur. Mais quand on voit le résultat, cela en vaut cent fois la peine !

Benjamin CARRE : C’est clair que c’est aussi intense qu’éprouvant, car les si les moments d’enthousiasme sont communicatifs et donc décuplés, il en est de même pour les moments de découragement. Je pense honnêtement que les trois ans de gestation par album sont en grande partie due à notre technique de travail peu courante. Mais le jeu en vaut clairement chandelle à mes yeux : Smoke City n’est pas juste le fruit d’un imaginaire fertile. Un peu comme un bébé qui partage les gènes de ses deux parents, il est le résultat de nos deux visions. C’est ni vraiment du Mathieu, ni vraiment du Benjamin… ça a sa vie propre.

SCENEARIO.COM : Benjamin, depuis, vous faites aussi des couvertures sur l’univers Star Wars comme celle que nous pouvons voir sur le tome 7 de la série Les Chevaliers de l’ancienne République ? Comment en êtes vous arrivé là ? Est-ce un rêve qui se réalise ?

Benjamin CARRE : oui… enfin, non. Ça serait malhonnête de dire que c’est un rêve qui se réalise car je crois que c’est un truc trop supracool pour que je me sois un jour autoriser à en rêver. Ben oui, je n’aime pas trop les déceptions moi, alors je me contente de faire des rêves réaliste ^^ C’est par l’intermédiaire d’un ami (et collègue), Aleksi Briclot, que j’ai été présenté aux éditions Dark Horse. J’ai toujours été un très gros fan de l’univers Star Wars. J’avais déjà réalisé plein de fan art, ce qui était un atout non négligeable quand j’ai présenté mon book à l’éditeur. Le parcours de ces couvertures est assez rigolo à de mon point de vue, à la base je les fais depuis la France pour un éditeur américain, elles font leur vie là-bas chez les distributeurs de comics. Puis je les vois revenir en France par le biais de la traduction, chez MON éditeur français : les éditions Delcourt et atterrissent enfin sur mon étagère de fan de SW… et hop la boucle est bouclée.

SCENEARIO.COM : Mathieu, quel est votre méthode de travail ? Comment naissent et se concrétisent vos projets ?

Mathieu MARIOLLE : En général, mes projets naissent d’une rencontre avec un dessinateur. Il faut que je sois séduit par son travail, son univers, et que je sente que l‘on pourra s’entendre, se faire confiance, prendre des risques ensemble. En discutant, naissent des envies, des pistes. J’essaye ensuite de synthétiser cela en un pitch : ou comment en quelques lignes savoir si une histoire détient sa part de promesses et de mystères et surtout donne envie de la développer. C’est une manière de se mettre déjà dans la peau du futur lecteur. La phase suivante est une grosse phase de documentation, qu’elle soit historique, thématique, scientifique, ou bien personnelle (une manière de se mettre dans la peau des personnages et de réfléchir à leur psychologie, leurs réactions, leur quotidien). Puis, à partir de ce maelstrom, naît de façon assez évidente un synopsis général, comme un labyrinthe dont on est le seul à percevoir instantanément le chemin vers la sortie. Tout cela est un travail relativement solitaire (sauf dans le cas de Smoke City), mais rempli d’échanges constants avec le dessinateur. La Bd est pour moi un medium formidable, car ne sachant pas dessiner, je suis « obligé » de collaborer avec quelqu’un. Et de cette collaboration naît le cœur des projets, les idées les plus novatrices. C’est plus la rencontre de deux univers et de deux personnalités qui fait avancer l’histoire que la confrontation ou une séparation du travail, un peu froide et industrielle.

SCENEARIO.COM : Quels sont vos futurs projets, vos prochaines sorties ?

Mathieu MARIOLLE : Juste après "Smoke City" tome 2, j’ai la chance de voir deux albums que j’aime beaucoup sortir : le second volume de "Nuisible" et le premier de "Shanghai". "Nuisible" est un polar fantastique et scientifique contemporain, se déroulant à Paris. Dessiné par Alfio Buscaglia, il traite de l’apparition de phénomènes étranges et de la manière dont ils affectent la vie de plusieurs personnages très différents dans leurs caractères, professions, fois et façons de voir le monde. La clé de ces mystères pourrait être une nouvelle évolution chez toutes les espèces vivantes, à part l’homme, à un moment où les tensions entre croyants et un groupe athée, appelé les Brights, se cristallisent. Les deux phénomènes vont plonger Paris dans le chaos ! C’est une trilogie dont le tome 2 vient tout juste de sortir et qui me donne l’occasion de traiter de théories de l’évolution, de l’opposition entre science et religion. "Shanghai" est une série d’aventure. C’est l’histoire de deux femmes que tout oppose et qui vont se retrouver mêler à une lutte de pouvoirs et à plusieurs complots à Shanghai, au tout début du 20ème siècle : une vraie histoire de lutte entre gangsters chinois, colons européens et empereur en disgrâce. C’est une trilogie dessinée par Yann Tisseron, qui signe son premier album. Et il a vraiment fait un superbe boulot ! Ensuite, j’ai quelques projets très agréables sur le feu, dont une histoire de samouraï, "La Voie du Sabre", mais on en reparlera en temps voulu.

Benjamin CARRE : Pas de projet BD pour le moment, chaque album est un accouchement dans la douleur, j’ai besoin d’un peu de repos. En revanche il y a deux livres illustré par mes soins qui vont paraitre en cette fin d’année. Le premier est Peter Pan (aux éditions Tourbillon). Le second est un livre sur les légendes Arthuriennes (chez Larousse). Ces deux éditeurs m’ont respectivement proposé deux autres projets pour l’année prochaine… A suivre. Par ailleurs je continue à faire de nombreuses couvertures de romans. Une fois reposé, quand je me replongerai dans une BD, je me laisserais bien tenté par un univers Space Opéra… mais rien de bien concret pour le moment, juste quelques embryons.

SCENEARIO.COM : Quel a été votre dernier coup de cœur du coté de la bandes dessinées ?

Mathieu MARIOLLE : Je vais tricher, j’en cite 2 à chaque fois… Long John Silver tome 3 (Dorison-Lauffray) et Pluto (Urasawa).

Benjamin CARRE : Nausicaa (version papier donc) de Miyazaki.

SCENEARIO.COM : Quel a été votre dernier coup de cœur au cinéma ?

Mathieu MARIOLLE : Inception et Kick-Ass.

Benjamin CARRE : Dark Knight (marrant, je me rends compte que quand on me demande une BD, je cite l’héroïne d’un film, et quand on me demande un film, je cite le héros d’une BD)

SCENEARIO.COM : En littérature ?

Mathieu MARIOLLE : Courir après le diable de David Fulmer et Underworld USA de James Ellroy.

Benjamin CARRE : « Système Valentine » de John Varley

SCENEARIO.COM : En musique ?

Mathieu MARIOLLE : Le dernier album de Morcheeba (un groupe anglais de trip-hop) et la BO d’Inception.

Benjamin CARRE : Supermodified (de Amon Tobin), Windowlicker (Aphex twin) et les BO de Cowboy Bebop (de Yoko Kanno)

SCENEARIO.COM : Merci Benjamin pour ce temps passé avec nous…

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