Interview

Questions à Jacques Hiron au sujet de ses Carnets de Syldavie

Sceneario.com : Bonjour Jacques Hiron. Vous êtes auteur et scénariste de bandes dessinées. Pourriez-vous vous présenter en quelques mots et nous rappeler votre parcours ?

Jacques Hiron : L’écriture est une vocation tardive pour moi : je ne m’y suis essayé qu’après avoir exercé une carrière professionnelle très classique dans le monde des affaires. Il y a 10 ans, j’avais 53 ans, j’ai en effet ressenti l’envie très forte d’écrire un livre sur l’histoire de Leucate, le pays où j’habite depuis 1972. J’ai pris un plaisir fou à le faire et il aurait fallu être maso pour ne pas renouveler l’expérience ! Ce premier essai a été concluant puisque cet ouvrage, « Il était une fois Leucate » a déjà été réédité quatre fois depuis sa sortie. J’ai enchaîné avec un autre livre sur Leucate, puis un roman, et ce fut la rencontre avec Jean-Michel Arroyo. Il a eu l’idée (folle à mes yeux ) que nous réalisions une BD ensemble, chose qui était une nouveauté pour l’un comme pour l’autre… Si je suis très amateur de BD depuis toujours, collectionneur acharné (je participe souvent à des expositions car mes collections sont assez originales), je n’avais aucune expérience particulière pour relever ce défi inattendu. C’est pourtant ce que j’ai fait devant son insistance et nous avons ainsi finalisé notre première collaboration : Halloween Cathare. Un éditeur du Nord nous a signé un contrat pour la parution de cet album, mais l’affaire en est restée là car il a dû déposer le bilan peu après… Comme le tandem avait très bien fonctionné, nous avons poursuivi l’expérience avec le premier récit des aventures d’André Héléna, La Foire aux Frisés, publié en 2003. Et nous avons ensuite continué avec la série Le paquebot des sables publiée aux éditions Joker.

Sceneario.com : Votre actualité, ce sont les Carnets de Syldavie qui paraissent aux éditions Mosquito. Dans ces carnets, vous développez audacieusement un sujet rencontré dans la série Tintin ; ce concept géo-politique très spécifique de la Syldavie et de la Bordurie qui est une création de Hergé. Vous en profitez aussi pour, entre autres, ré-explorer la généalogie de cet illustre auteur disparu. Voilà qui vient toucher l’œuvre et son auteur à cœur ! Réflexion qui me pousse à vous demander dans quelle mesure les ayant droits de Hergé ont souhaité avoir un droit de regard sur l’écriture de ces Carnets ?

Jacques Hiron : J’ai évidemment proposé les Carnets de Syldavie à la société Moulinsart, détentrice des droits sur l’œuvre du père de Tintin, car j’aurais bien sûr préféré que quelques dessins d’Hergé figurent dans l’ouvrage. La réponse qui m’a été faite par le directeur éditorial n’a pas été négative, mais elle s’est traduite par une question : – « Peut-on ajouter de la fiction à la fiction d’Hergé ?  Il n’y a qu’une personne qui puisse répondre à cela et ce n’est pas moi. Je transmets le projet à qui de droit… ». C’était il y a près de deux ans ! « Qui ne dit mot consent… » dit le proverbe, mais il clair que ce ne fut pas le cas ici. Silence radio total depuis… J’ai donc pris d’autres dispositions. N’utilisant aucun dessin d’Hergé en illustration, je n’ai pas eu à solliciter l’autorisation de publier. D’ailleurs, même si Moulinsart S.A. avait été intéressée, j’aurais utilisé un maximum de documents photographiques comme illustrations car ils accréditent mieux que des dessins ce qui est le postulat de base de ce livre, à savoir : la Syldavie existe bel et bien…

Sceneario.com : Depuis quand ce projet vous trottait-il dans la tête ? Et qu’est-ce qui a enfin déclenché votre mise au travail ?

Jacques Hiron : Ce projet est né logiquement à la suite d’un travail de folie qui a duré près de cinq ans. Avec un auteur espagnol de Madrid (vive Internet !), Justo Miranda, nous avions décidé de raconter la genèse de l’expédition lunaire syldave. Ceci impliquait de vérifier que ce projet extraordinaire était concevable et réalisable compte tenu de la technologie exploitable au début des années 50. Ce fut d’abord un très gros travail de recherches et de consultations d’éminents spécialistes, mais dont la conclusion positive nous a conduits à aller de l’avant. Nous savions que ce premier vol spatial pouvait ne pas relever de la seule fiction : il aurait pu être réel, grâce en partie, évidemment, à l’invention déterminante de Tryphon Tournesol, je veux parler de son extraordinaire Tournesolite. A partir de là, il s’agissait de dresser les plans complets de la fusée et du char lunaire, et rien que cela ne représente pas moins de 80 planches d’un réalisme incroyable ! Elles sont accompagnées de légendes détaillées, et du mode d’emploi de toutes les composantes de ces magnifiques engins. Ajoutez-y de nombreux textes racontant les anecdotes et les péripéties qui ont précédé le premier vol de l’Homme vers la Lune et vous avez un ouvrage conséquent, dont le contenu est totalement inédit tout en étant parfaitement compatible avec ce qu’Hergé indique dans ses dessins et dans le texte des bulles correspondantes.

Sceneario.com : Comment êtes-vous passés de l’aventure lunaire aux Carnets de Syldavie ?

Jacques Hiron : Il y a un rapport direct puisque c’est de ce petit pays que la première fusée lunaire et partie, et revenue, avec son équipage. Justo et moi avons pris un réel plaisir à mettre au point ce premier projet, et quand nous l’avons achevé, la conclusion s’est imposée à nous : pas question de ne pas poursuivre cette collaboration qui nous avait apporté tant de joies et de satisfactions. J’ai alors lancé l’idée des Carnets de Syldavie qui a été aussitôt adoptée. Je m’y suis jeté à corps perdu, mais par contre Justo a eu de sérieux problèmes de santé à ce moment-là. L’inspiration lui faisait autant défaut que la sérénité nécessaire à la création. Le résultat, c’est que je suis arrivé à écrire seul suffisamment de textes pour envisager une édition avant qu’il ait commencé à écrire le premier. C’est donc sous mon seul nom que ce dernier ouvrage a été publié alors qu’il était prévu qu’il le co-signe. Mais ce n’est peut-être que partie remise et s’il doit y avoir un tome 2 des Carnets, ce sera sans doute sous la forme initialement envisagée.

Sceneario.com : Et où en est cet étonnant ouvrage sur l’expédition lunaire syldave ?

Jacques Hiron : Bonne question ! Ce livre sur la genèse de l’expédition lunaire syldave est entièrement achevé et il a été proposé au directeur éditorial de Moulinsart S.A. C’était il y a près de trois ans. Aucune réaction depuis… Nous avons longtemps patienté, espérant une réponse qui nous semblait devoir s’imposer compte tenu des déclinaisons possibles de nos travaux sous forme de produits dérivés, tels que des boites de construction de maquettes en plastique (l’ensemble des étages intérieurs de la fusée, le char lunaire…). Nous avons maintenant compris que cet ouvrage devrait être publié ailleurs, et pour éviter toute complication, sans y intégrer de dessins d’Hergé, sur le même modèle que les Carnets de Syldavie. C’est dommage, mais beaucoup plus simple. L’accueil que feront les lecteurs aux Carnets conditionnera probablement l’avenir de ce nouvel opus, qui met aussi largement en scène le royaume du Pélican Noir.

Sceneario.com : Si, pour une raison ou une autre, ces Carnets de Syldavie étaient restés eux aussi dans les cartons, aviez-vous d’autres sujets à développer pour combler votre tintinophilie d’auteur, pour assouvir votre désir criant d’apporter votre contribution à cet univers du 9ème art ?

Jacques Hiron : Je suis gravement atteint de tintinophilie (certains disent même que je suis « tintinologue » ), et j’écris souvent des articles sur l’œuvre d’Hergé car elle m’inspire beaucoup. J’ai donc effectivement plusieurs autres sujets de même nature dans mes cartons. A commencer par l’ouvrage que je viens d’évoquer plus haut. Et puis il y a également d’autres projets sans rapport avec la tintinophilie, ce qui me rassure un peu en m’évitant de penser que cela vire à l’obsession chez moi ! J’ai ainsi jeté les bases très détaillées de deux romans dont l’action se situe avant et pendant la seconde guerre mondiale… Je n’ai plus qu’à trouver le temps de les rédiger. J’ai également de nombreux synopsis de BD qui sont très au point : des séries et des « one shot ». Je commence d’ailleurs à m’inquiéter de leur nombre car le temps passe vite, et je me dis qu’il faudrait que je me mette sérieusement en quête de nouveaux dessinateurs : mon ami Jean-Michel Arroyo ne pourra évidemment pas suffire à la tâche. Avis aux amateurs…

Sceneario.com : Sans doute avez-vous dû vous-même réviser, pour la rédaction de certaines parties de l’ouvrage, votre Histoire de l’Europe Centrale et de l’Europe Balkanique… Pas simple ! La tâche d’écriture ne s’est-elle pas montrée parfois de plus en plus dure et délicate au fur et à mesure qu’elle évoluait, puisqu’il vous tenait à cœur de rester historiquement précis tout en construisant du fictif ?

Jacques Hiron : De fait, l’écriture des Carnets de Syldavie m’a obligé à me replonger dans quelques tranches d’Histoire, comme celle des premières guerres des Balkans et aussi celle du Congo Belge qui a directement servi de modèle au Tongo Syldave dont je raconte l’évolution. Mais cela s’est fait très facilement pour moi, l’inspiration étant au rendez-vous. Et plus je me documentais, plus j’avais au contraire l’impression que les choses se simplifiaient car tout s’emboitait parfaitement dans mon récit. En cherchant de la documentation sur Internet, j’ai aussi découvert l’existence de personnages aussi réels que fascinants, que j’ai injectés dans le récit car ils y avaient leur place. C’est par exemple le cas du scientifique syldave (enfin presque…) Nikola Tesla, dont je n’ai rien inventé de l’extraordinaire carrière.

Sceneario.com : Dans l’ouvrage apparaissent des reproductions de photos bien réelles, notamment celles concernant des personnages politiques connus, mais vous y avez glissé aussi de nombreuses photos détournées ! Parlez-nous un peu de cette recherche de documentation que vous avez dû faire… Quelles ont été vos sources (internet, les brocantes) ? Quid du copyright et du fait que des personnes pourraient reconnaître un parent ?!?

Jacques Hiron : Presque toutes les photos noir et blanc proviennent bien sûr de Syldavie. Je plaisante à peine, car pour moi, la Syldavie ne peut se situer géographiquement que sur une partie de l’ex-Yougoslavie. Etant un solide et vieux collectionneur, je me suis mis en relation avec un marchand de Serbie qui m’a alimenté en vieilles cartes postale et en photos, que je lui achetais dès que le document me paraissait « syldavisable ». Vive Internet, encore une fois ! Quant au copyright de ces images anciennes, il est quasiment impossible de le faire jouer, car absent ou indéchiffrable sur les documents originaux. Ceci étant, je n’ai pas encore été contacté par quelqu’un qui se serait reconnu sur un cliché. J’ajoute qu’il y a aussi certaines de mes photos personnelles que j’ai utilisées ( je suis même présent sur l’une d’elles). Il se trouve en effet que j’ai longuement séjourné en Syldavie, euh ! pardon, en Yougoslavie. C’était pendant l’été 1968, j’étais étudiant, et je passais mes vacances universitaires en étant G.O. au Club Med. Le chapitre sur la plongée dans les eaux troubles de l’Histoire syldave fait appel à ce vécu. Le village du Club où j’étais moniteur de voile se nommait Pakostane (Rakostane dans le livre) et la petite île où je situe une partie de l’action avait pour nom Djakann, devenue Djerrikann dans les Carnets.

Sceneario.com : Etre le plus précis possible en restant le plus vague possible dans le même temps. Tel a été l’un des challenges de ces Carnets de Syldavie… Comment mesuriez-vous le fait que vous alliez trop loin ou pas assez dans l’invention ? Ces prénoms et noms pleins d’humour dont vous avez baptisé nombre de Syldaves, par exemple, ne risquaient-ils pas de faire remporter la farce sur le côté sérieux (bien qu’on sache que Hergé lui-même avait ouvert la voie à ce type de jeux de mots) ?

Jacques Hiron : J’ai cherché en permanence à raconter des histoires qui soient 100% « raccord » avec l’œuvre d’Hergé et qui soient également plausibles et crédibles. C’est pourquoi il y a toujours beaucoup de réalisme à la base, dans lequel j’injecte un peu de fiction. C’est d’ailleurs une caractéristique assez constante de tous mes scénarii. Ceci étant, je n’ai jamais eu la prétention de faire croire que la Syldavie existe vraiment et le second degré avait donc toute sa place, à commencer par les calembours sur les noms patronymiques. Et puis Hergé avait largement amorcé la pompe ! Alors… J’avais pris goût à ce petit jeu lors de ma collaboration avec Justo Miranda en mettant au point la liste du personnel de classe A du Centre de Recherches Atomiques de Sbrodj, ceux qui apparaissent dans Objectif Lune et On a marché sur la Lune en combinaison avec leur numéro d’identification bien visible. Ceci ne représente pas moins de 200 noms avec leur spécialité ! J’ai donc acquis un certain entrainement…

Sceneario.com : Ces Carnets nous apprennent bien des choses sur le petit royaume du Pélican Noir. Ils auraient d’ailleurs pu être beaucoup plus fournis tant les idées doivent se bousculer lorsqu’on s’amuse comme vous avez dû le faire en les écrivant ! Le dosage des informations à donner a-t-il finalement, à un certain moment, dû respecter l’adage qui dit que « les blagues les plus courtes sont les meilleures » ?

Jacques Hiron : On peut dire ça, en quelques sortes. La rédaction de cet ouvrage a été un pur plaisir pour moi. Il est clair qu’il a été enfanté dans le bonheur ! Je m’y suis régalé, car j’ai été vraiment porté par le sujet. Les idées s’enchaînaient, elles se bousculaient même. Je me suis forcé, à un moment donné, à stopper la rédaction car j’avais l’impression que je pouvais continuer indéfiniment : l’inspiration était toujours au rendez-vous. Mais il fallait rester raisonnable pour ne pas effaroucher le futur éditeur. J’ai par contre plusieurs chapitres déjà prêts pour un autre ( éventuel) tome.

Sceneario.com : Comment s’est faite votre recherche d’éditeur ? (On aurait pu croire qu’un tel ouvrage était plus susceptible de paraître aux éditions Moulinsart ou Casterman…)

Jacques Hiron : C’est Benoît Peeters, à qui j’avais transmis mon manuscrit pour avoir son avis, qui m’a conseillé de m’adresser d’abord à la société Moulinsart. C’est lui encore, compte tenu du silence de cette dernière, qui m’a aiguillé ensuite vers les éditions Mosquito. Une maison très sérieuse, qui a été séduite par le concept inédit du livre.

Sceneario.com : Sur un tout autre sujet, le tome 4 du Paquebot des Sables, série prévue en 6 tomes dont vous signez le scénario, est prévu pour la fin de l’année 2009, me semble-t-il. La charge de travail du dessinateur de cette série, Jean-Michel Arroyo, n’a pas permis à ce tome 4 de sortir plus tôt. Le scénario des tomes à paraître est-il resté intact ou a-t-il subi des modifications pendant ce temps qui nous sépare aujourd’hui de la parution du tome 3 ?

Jacques Hiron : Jean-Michel Arroyo termine actuellement les dernières planches du tome 4 du Paquebot des sables. Il lui restera ensuite à faire la mise en couleur. L’album, intitulé Elsa, sortira après l’été. Le scénario de ce tome 4 n’a pas changé car il est écrit depuis fort longtemps. Par contre c’est le tome 5 qui clôturera la série. Il a semblé plus efficace, plus dynamique, de ramener en un seul album ce que j’avais initialement envisagé de répartir sur deux, les tomes 5 et 6.

Sceneario.com : Quels sont les autres projets sur lesquels vous travaillez ?

Jacques Hiron : J’ai actuellement un scénario qui été validé chez Casterman : L’énigme Agatha, prévu en trois albums. Le contrat d’édition a été signé. C’est Casterman qui a choisi le dessinateur, mais il semble que ce dernier pose de sérieux problèmes de fiabilité à l’usage… Il est vraisemblable que ce soit avec un autre partenaire que l’aventure se poursuivra… J’ai également de nouveaux projets avec Jean-Michel Arroyo qui prendront le relais dès la fin du Paquebot des sables. Ce seront de nouvelles aventures d’André Héléna, dans la même veine que notre premier album : La Foire aux Frisés.

Sceneario.com : Merci d’avoir accepté de répondre à ces quelques questions ! Et merci aussi pour ces superbes Carnets de Syldavie !

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