Interview

Pierre-Yves GABRION

Sceneario.com: Pierre-Yves, pour ceux qui ne vous connaîtraient pas, pouvez vous vous présenter.

Pierre-Yves Gabrion: Je suis un auteur complet (scénario, dessin, couleurs). Une espèce en voie de raréfaction par ces temps qui courent de forte productivité. J’ai collaboré avec des scénaristes également, mais je ne trouve ma vraie plénitude qu’en réalisant tout moi-même. C’est une nécessité intime très puissante, un choix de vie et non de carrière. Je vis, je mange, je dors en ne pensant qu’à l’histoire que je dois raconter. C’est de l’ordre du pathologique, mais depuis l’âge de 12 ans, cette passion ne m’a jamais quitté. J’ai toujours cette même excitation juvénile lorsque j’aborde une nouvelle idée.

    À 18 ans, j’ai rompu avec mon milieu familial qui me destinait soit à la médecine militaire, soit à l’ENA et je suis monté à la capitale avec mon carton à dessin pour réaliser mon rêve d’enfant: devenir dessinateur de B.D. C’était en 1975, j’y ai connu la galère et toutes sortes de métiers dans la presse (journaliste, dessinateur de presse, maquettiste, secrétaire de rédaction…) pendant 10 ans avant d’avoir mes premières pages publiées dans le journal de Spirou avec une série de gags hebdomadaires que j’ai tenu 2 ans et qui s’intitulait “les pensionnaires”. Il s’agissait de petits vieux qui vivaient ensemble dans une maison de retraite. C’étaient mes vrais débuts et c’était en 1984. Par la suite, j’ai réalisé de 1990 à 1995 une série d’albums semi-réalistes nommée “L’homme de Java”, traduite en quatre langues, dont 3 tomes ont été nominés au festival d’Angoulême et qui m’a permis d’approcher un public plus large que simplement celui des amateurs.

Sceneario.com: Comment êtes vous arrivé à la Bande Dessinée?
Pierre-Yves Gabrion: Par amour du travail de Franquin depuis l’âge de 6 ans avec le premier album de B.D. qu’on m’ait offert: Le nid des marsupilamis. Et plus globalement à cause du journal de Spirou qu’on m’achetait chaque semaine dans les années 60/70 avec ses numéros spéciaux et ses couvertures de Nœl qui me faisaient rêver pendant des heures.

Sceneario.com: Est ce que le monde de la BD a évolué depuis vos débuts en 1987 avec votre premier album destiné à la jeunesse et édité par Milan, Amazonia (qui sera récompensé par l’Alph’Art coup de cœur d’Angoulême, 1988)
Pierre-Yves Gabrion: Ce n’est bien évidemment plus le même. Les revues traditionnelles de B.D. ont quasiment toutes disparu, les mangas ont pris la place, le lecteur-amateur s’est transformé en un simple client-consommateur dont il faut à tout prix provoquer la pulsion d’achat, les commerciaux sont devenus les maîtres du jeu et le rapport marchand à la création a définitivement imposé sa loi comme partout ailleurs sur cette planète. Heureusement, certaines réactions inattendues, voire” irrationnelles” du public permettent encore de belles surprises éditoriales. Tout n’est pas désespéré, c’est pour cela que je continue à faire ce beau métier. Je crois à l’intelligence du lecteur, à sa sensibilité et à sa quête d’un coup de foudre non prévisible par les services marketing. Un livre, c’est d’abord une rencontre et si l’émotion proposée est perçue dans sa sincérité, puis partagée, alors tout peut arriver…
   


Sceneario.com: Comment vous sentez vous dans cet univers?
Pierre-Yves Gabrion: Assez décalé et plutôt en marge. J’ai fait un choix de vie où j’ai toujours privilégié la curiosité et la création à l’argent (j’ai même été chef d’entreprise à une époque de ma vie, mais je n’avais pas l’âme d’un killer, ça ne m’amusait pas). Apprendre, découvrir, transmettre, partager, sont mes vraies valeurs et jusqu’à présent j’ai eu la chance qu’un nombre suffisant de lecteurs me soutienne dans cette démarche complice.

Sceneario.com: Comment se fait-il que vous arriviez chez Soleil? Concours de circonstance, rencontre heureuse?
Pierre-Yves Gabrion: J’ai vu débuter Mourad Boudjellal comme éditeur. Il est parti de rien, s’est fait tout seul, personne ne lui a fait de cadeau. C’est un éditeur à l’ancienne (sans groupe d’actionnaires qui décide pour lui), dur en affaire mais qui aime la B.D. et sait la vendre. Sa vitalité m’a impressionné et je me suis dit que c’était peut-être le moment de tenter quelque chose avec lui. J’avais un projet que je mûrissais depuis plusieurs années et je pensais que je pouvais lui apporter quelque chose de neuf dans son catalogue jusque là très marqué. Le défi m’a tenté, lui aussi je crois, et bien que d’autres éditeurs aient été sensibles à mon projet, c’est sans regret que j’ai quitté Casterman pour cette nouvelle aventure chez Soleil.

Sceneario.com: Quelle est l’histoire de cette BD Kern?
 Pierre-Yves Gabrion: Vaste question. Cela se passe dans un futur très proche. Pour faire court, on va dire qu’il s’agit d’un jeune homme ordinaire qui se retrouve au centre d’un thriller bio technologique dont il va être d’abord le sujet et par la suite l’acteur car il possède un don unique: il peut à lui tout seul, représenter un institut de sondage vivant et permanent sans le savoir. Dans un monde dominé par le saint audimat et la conquête permanente de nouvelles parts de marché, son don va susciter des convoitises qu’on peut facilement imaginer. Du monde audiovisuel aux hommes politiques populistes en passant par certaines multinationales, tous voudront se l’approprier. Ajoutez à cela que grâce aux nano technologies, à la physique quantique et à certaines découvertes concernant l’ADN, on va pouvoir expliquer scientifiquement la nature de ce don. Ce sera le fil rouge de cette série qui va amener progressivement le lecteur à s’interroger sur sa propre relation au réel et à ses origines.

Sceneario.com: Combien de tomes sont prévus?
Pierre-Yves Gabrion:  Aucune idée. En fait, c’est une histoire avec tellement de niveaux possibles que je peux partir dans n’importe qu’elle direction. Et faire ainsi autant de cycles différents que je veux puisque c’est le rapport de l’esprit de l’homme à la matérialité de l’univers que je vais modestement tenter de décrypter.
Dans l’immédiat, je fais d’abord le T2 (le scénario est écrit et j’en suis à la page 3 sur le dessin) car c’est la suite indispensable du Tome 1. Ensuite, l’avenir appartiendra aux lecteurs. Dans un monde marchand où la rentabilité immédiate est la règle, je suis comme tout le monde soumis à des chiffres dans une colonne de bilan d’éditeur. On a beau avoir la meilleure idée du monde, si elle ne se vend pas, elle finira au pilon.

Sceneario.com: Savez vous ou votre personnage va aller?
Pierre-Yves Gabrion: Sincèrement, non. Je vais juste m’efforcer de le suivre. Il a déjà commencé à m’échapper car il a une très forte personnalité.  Il me tolère, c’est déjà beaucoup.

Sceneario.com: Que préférez vous, conter ou dessiner?
Pierre-Yves Gabrion: Sans hésitation, conter. Mais en réfléchissant, je me rends compte que je ne peux dissocier les deux. Je suis un littéraire qui pratique la figuration narrative. Disons que le dessin est plus laborieux, plus lourd à gérer. Cela demande du temps, des conditions particulières de travail, beaucoup d’énergie, une auto discipline de fer tous les jours de l’année, et par-dessus tout une montagne d’humilité… Et parfois, tout de même, de très très grandes joies.

Sceneario.com: Entre l’homme de Java et Kern, il y a des ressemblances, lesquelles?
Pierre-Yves Gabrion: La quête de sa propre identité et des origines de l’humain. Le mystère de la conscience individuelle lorsqu’on s’aperçoit qu’elle ne se limite pas forcément à l’expression d’une pensée formulée. Bref, qui sommes-nous et d’où venons-nous?…

Sceneario.com: Pourquoi être reparti sur la même idée?
Pierre-Yves Gabrion: Parce que c’est tout simplement le questionnement de ma vie et je pense d’une grande partie de l’humanité. Quel sens donner à notre existence et pourquoi existons-nous?


Sceneario.com: N’avez vous pas peur de faire un bis-répétita?
Pierre-Yves Gabrion: Comme le disait Gide : “tout a été déjà dit, mais comme personne n’écoute on est obligé de le répéter”. En fait depuis la Bible et les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas, tout n’est qu’un renouvellement de forme. Pour ma part, j’explore de nouveaux points de vue et c’est un sacré boulot de remise en question, d’apprentissage et de découvertes permanentes notamment d’ordre scientifique avec l’approche résolument rationnelle que je propose dans cette nouvelle série.


Sceneario.com: Le public qui connaît l’homme de Java ne va t-il pas s’ennuyer?
Pierre-Yves Gabrion: C’est sans doute présomptueux de ma part, mais je ne le pense pas. J’ai besoin de croire aux histoires que je me raconte pour pouvoir les dessiner, je suis mon lecteur le plus impitoyable et depuis trois ans que je travaille sur cette idée, je n’ai jamais été aussi curieux et enthousiaste. C’est la grande aventure intérieure, le dernier continent encore inexploré dont on ne connaît pas encore les limites. Tout y est encore à découvrir. C’est passionnant et chacun peut s’y rendre quand il le veut d’autant que la science nous offre depuis Einstein des outils qui vont bientôt bouleverser notre vision du réel grâce aux progrès technologiques inouïs qui sont en cours.


Sceneario.com: Vous êtes aussi le dessinateur de Scott Zombi chez Casterman, un style bien différent de Kern, aussi bien dans le thème que dans le dessin, une explication à tout ça?
Pierre-Yves Gabrion: J’ai ressenti le besoin de revenir à mes sources, d’évacuer définitivement la dette que j’avais envers mes grands anciens de l’école franco-belge (Franquin, Peyo, Tillieux, Will …). J’ai voulu leur rendre hommage en me montrant digne de leur héritage. C’est très personnel, je suis heureux et fier de l’avoir fait.

Sceneario.com: Dans quel univers vous sentez vous le mieux?
Pierre-Yves Gabrion:  L’actuel, avec Kern. Il est unique, c’est le mien. J’y mets ma vie, mon âme, je lui donne tout et il me rend meilleur.

Sceneario.com: Lisez vous beaucoup de BD?
Pierre-Yves Gabrion:  Assez peu depuis une dizaine d’années. J’en ai tellement lu et tellement étudié sous toutes les coutures que j’en ai oublié le simple plaisir du lecteur. C’est un réflexe automatique de professionnel, je ne peux m’empêcher d’analyser ce que je lis ou ce que je vois. Mais je suppose qu’un chef cuisinier a le même genre de réaction quand il va manger chez un confrère. Par contre, le plaisir reste toujours intact quand je replonge dans les albums de mon enfance. La nostalgie sans aucun doute.

Sceneario.com: Lesquelles vont ont particulièrement plu dernièrement?
Pierre-Yves Gabrion:  Le dernier Tome de la série “dans les villages” de Max Cabanes (l’école de la cruauté), paru récemment chez Dupuis. Un vrai moment de pur bonheur, de poilade et de densité poétique absolue. Il n’y a que la B.D. pour nous offrir un tel bijou. Et quel dessin, quelle lumière dans ses paysages. Voilà des images qui vont me rester gravées à jamais…

Sceneario.com: Connaissiez vous Sceneario.com?
Pierre-Yves Gabrion:  Pas du tout. En fait, je suis un internaute dont la préoccupation principale réside en la recherche forcenée de documentation sur son travail en cours. J’en suis navré, mais comme diraient nos hommes politiques, je vous promet désormais de faire plus attention à ce qui se passe sur la toile et à cet excellent site sur la B.D. que je viens de découvrir et qui se nomme SCENEARIO.COM !

Sceneario.com: Un grand merci pour votre disponibilité et à bientôt.

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