Interview

Philippe JARBINET se confie

Sceneario.com : Bonjour Philippe, vous voilà aujourd’hui à la tête d’une bibliographie conséquente. Pourriez-vous nous expliciter votre parcours et votre intérêt pour la bande dessinée ?

Philippe Jarbinet : A 43 ans, ma bibliographie n’est pas si importante : 17 albums en comptant le fait que, sur « Une Folie Très Ordinaire », j’ai fait une grosse quarantaine de pages sur trois albums, sur base du scénario de Christian Godard. « Sandy Eastern » était scénarisé par Franz. En fait, j’en ai réalisé 13 tout seul (scénario, dessin, couleurs) auxquels il faut ajouter les deux prochains que je réalise pour les éditions Casterman.

Question parcours, celui-ci est un peu accidentel puisque lorsque j’ai fais mes études artistiques, je n’étais pas vraiment décidé à partir sur la voie de la bande dessinée. J’ai quand même un peu hésité, moins par goût d’autre chose que par réalisme : avais-je le talent nécessaire et suffisant pour me lancer dans un métier pareil ?

Je suis heureux d’avoir choisi de me lancer dans ce métier, même s’il est difficile de faire son chemin dans l’univers très dur de la bande dessinée.

Sceneario.com : Vous avez, après 10 tomes, clôturé le cycle de « Mémoire de cendres ». Quels enseignements en avez-vous retiré (sur le travail accompli et sur le thème développé) ?

Philippe Jarbinet : Sur le travail accompli, je sais que j’ai énormément progressé, tant au niveau du dessin que du scénario. Brassens avait raison : le talent sans le travail, ce n’est jamais qu’une sale manie. Je crois beaucoup aux vertus de la pratique pour s’améliorer. Sur le thème, j’avais envie de parler de la liberté de pensée et du désir des gens, des peuples de s’opposer au pouvoir, quel que soit ce dernier. Je ne suis pas pro-cathare, contrairement à ce qu’on pourrait penser. Les cathares étaient quand même assez radicaux même s’il faut reconnaître qu’ils avaient à cœur de revenir à une forme de christianisme originel, fondé sur un dualisme qui n’est fondamentalement pas absent des Evangiles. Mais j’ai tourné la page et je peux assurer, à 99% de chance, que je n’y reviendrai pas. La seule incartade que je pourrais m’autoriser, ce serait de trouver une histoire postérieure ayant pour personnage principal un personnage issu de la lignée d’Héléna de Lorac. Mais comme le principe de lignée familiale me dérange, j’attends de voir.

Sceneario.com : Comment vous êtes-vous intéressé à l’Histoire des Cathares ?

Philippe Jarbinet : Par hasard. J’ai lu quelques bouquins sur cette hérésie très peu enseignée à l’école (pas du tout, pour être juste). Et comme je ne suis pas croyant du tout, ça m’a intrigué d’aller mettre les pieds dans ce fatras religieux qui m’intriguait. Le fait que des hommes se massacrent les uns les autres au nom de croyances qui reposent uniquement sur leur myopie analytique réciproque, ça m’a botté, comme on dit. Quand on voit les affrontements qui ont lieu entre chrétiens et musulmans depuis le 11 septembre 2001, je me dis qu’on est pas plus sorti de l’auberge qu’il y a huit siècles. Le seul domaine dans lequel l’humanité a progressé, c’est dans l’approche scientifique qu’elle développe face au monde, ce qui – j’insiste – ne signifie pas qu’il faille édifier sa vie sur cette seule base. Au contraire. Je suis très spiritualiste, très en quête depuis toujours. Simplement, la foi en un Dieu quelconque me hérisse mais c’est une allergie qui m’est vraiment personnelle. Ca ne veut pas dire non plus que j’éprouve un quelconque mépris pour celui ou celle qui a la foi mais pour ma part, c’est une démarche inconcevable. Ni Dieu ni maître, c’est mon credo.


Sceneario.com : Compte tenu de votre rigueur à respecter l’authenticité des faits, quelle a été votre méthode de travail pour éviter toute déviance ?

Philippe Jarbinet : Le fatras catharo-ésotérique est tel que plus personne ne sait qui étaient ces cathares, hommes et femmes. Rien que pour ça, j’avais envie d’en parler. J’ai nettoyé mon histoire de toute velléité ésotérique, même si je savais que ce serait plus vendeur d’en rajouter. Intellectuellement parlant, ce n’aurait pas été honnête. Le catharisme est assez fort dans sa simplicité pour pouvoir se passer du délire des écrivains qui l’ont chargé – au cours des siècles – d’une symbolique qu’il n’a jamais eue. Ca fait vendre du papier, c’est tout.

J’ai seulement essayé d’être rigoureux même si je tiens à souligner que « Mémoire de Cendres » est avant tout une œuvre de fiction.

L’album le plus difficile à écrire fut le dernier, qui a pour cadre le siège de Montségur. Cet épisode de l’histoire de la résistance cathare est très bien connu, tant en ce qui concerne les événements factuels que les personnages qui y ont pris part. Toute la difficulté était d’introduire mes personnages fictifs dans la trame de ceux ayant vraiment existé.

Sceneario.com : Qu’en est-il de votre projet initié en 1989 avec le regretté Franz aux anciennes Editions Blanco ?

Philippe Jarbinet : Terminé. J’avais totalement réalisé le tome 2, y compris la couverture, mais Blanco a mis la clé sous la porte trois semaines avant de le publier. Depuis, il prend la poussière dans mes tiroirs.

Sceneario.com : La série « Sam Bracken » marque, semble-t-il, le désir de réaliser quelque chose de plus contemporain. Quelle en a été la réelle motivation ?

Philippe Jarbinet : Clairement, je suis un dessinateur qui aime représenter le monde d’aujourd’hui. J’aime la technique, l’architecture, tout ce qui vole, bref ce qui constitue le quotidien dans lequel nous vivons. Je suis arrivé un chouia trop tard dans les séries d’action contemporaines. Or, comme je travaillais sur du médiéval dans « Mémoire de Cendres », on n’imaginait pas que je puisse passer d’un univers à l’autre.

C’est pour cette raison que je me suis dit : « fais-le toi-même, mon pote ». « Sam Bracken » est né de cette envie.

J’aimerais réaliser le tome 4 mais mon éditeur ne partage pas mes vues. Peut-être n’aurait-on pas dû inscrire cette série populaire dans la collection Graphica, certes très belle, mais certainement trop chère. J’assume ce choix car j’en suis à l’origine. L’éditeur m’a suivi, ce que je ne peux lui reprocher.

Sceneario.com : Mis à part « Sandy Eastern » et « Une folie très ordinaire », vous démontrez un certain penchant à travailler en solo. Seriez-vous de ceux qui disent « qu’il vaut mieux être seul que mal accompagné » ou qui ne supportent pas les associations pour des raisons caractérielles ?

Philippe Jarbinet : A quatre reprises, j’ai travaillé ou tenté de travailler avec un scénariste. Ce n’est pas mon truc, même si je reste ouvert à des projets intéressants. Je ne suis peut-être pas fait pour travailler de la sorte. Suis-je trop indépendant ? Ai-je les neurones suffisants pour comprendre ce qu’on me demande ? Je suis loin de penser que je suis un génie dans mon domaine et je n’ai pas la science infuse. Personnellement, sur mes propres projets, je fais ce que j’ai envie de faire au niveau du scénario, et je découpe comme je le souhaite. Si un scénariste ne peut accepter mon découpage, je n’y peux rien. C’est ainsi que je fonctionne. Par exemple, il ne me déplairait pas de réaliser un jour un beau gros succès de librairie. Qui ne nourrit pas un tel souhait, même secrètement ? Mais une chose est sûre : je ne suis pas près à vendre mon âme au Diable pour y arriver. Quand je serai sur mon lit de mort, j’ai quand même envie de regarder mon parcours sans rougir.

Sceneario.com : Dans le cas où vous désireriez travailler en tandem, avec quels auteurs aimeriez-vous concrétiser un projet ?

Philippe Jarbinet : Houla ! Question dangereuse ! La dernière fois que j’y ai répondu, ça s’est très mal terminé. Ca m’a même tellement échaudé que je n’envisage plus cette possibilité sans frémir. En fait, ce n’est pas qu’une question d’homme, c’est aussi une question de projet. Si un scénariste pense que mon dessin pourrait convenir à son histoire, je suis tout disposé à envisager une collaboration, à condition que mon espace de création – vital pour moi – soit préservé.

Je crois que j’aurais pu m’entendre avec Jean Van Hamme, parce qu’il respecte ses dessinateurs. Mais je me trompe peut-être…

Sceneario.com : Arrivez-vous facilement à concilier votre passion d’auteur de BD avec votre métier d’enseignant ? N’avez-vous pas envie de faire le grand saut pour œuvrer à 100% dans le 9ème art ?

Philippe Jarbinet : Plus le monde de la bande dessinée se durcit, moins je suis enclin à renoncer à mon métier de professeur à mi-temps. Etre prof de dessin d’aquarelle, de nu, c’est ce qui m’a permis de progresser durant ces quinze dernières années. Je dois énormément à mes élèves, parce qu’ils m’ont obligé à devenir meilleur, plus pédagogue, plus clair. En les formant, je me suis formé moi-même. Je le leur dis mais ils mettent du temps à me croire. Ce n’est donc pas la question pécuniaire qui prime dans mon choix de continuer à pratiquer ces deux métiers : c’est une passion pour les deux. Il est vrai cependant que le fait d’avoir deux sources de revenus me permet de conserver une certaine liberté et de pouvoir persévérer dans mes projets sans avoir le couteau sous la gorge. Mais d’un autre côté, je travaille vraiment beaucoup. Il n’y a pas de médaille sans revers.

Sceneario.com : Lors de notre dernière rencontre au festival de Gruissan (Aude) 2008, vous m’avez montré les planches de votre tout nouveau projet « Airborne » Pouvez-vous nous en dire quelques mots afin de nous « mettre l’eau à la bouche » ?

Philippe Jarbinet : Tout d’abord, il ne s’appellera pas « Airborne ». Enfin, normalement. C’était juste un titre de travail. Le titre définitif n’est pas encore arrêté, ce qui n’est pas un problème à l’heure actuelle puisque les deux albums sortiront coup sur coup en 2009. Je termine les deux dernières planches du tome 1 en cette fin août, pour attaquer le tome deux en septembre. J’espère pouvoir le boucler en neuf mois mais comme je travaille en couleurs directes, ça représente un travail énorme. En clair, je mets quatre jours pour dessiner et mettre une planche en couleur à l’aquarelle. Faites le compte.

En ce qui concerne l’histoire, elle relate la rencontre entre un jeune soldat américain et une jeune civile au cours de la dernière offensive allemande dans les Ardennes, en décembre 1944. Je ne voulais absolument pas faire un récit genre Buck Danny, en mettant en avant des militaires et tout ce qui touche à l’armée. Ça ne m’intéresse pas. Par contre, ce qui me touche, c’est de montrer des soldats-citoyens, mobilisés comme appelés ou comme volontaires, qui ont participé à une guerre terrifiante sans pour autant être des soldats de métier.

Sceneario.com : Qu’est-ce qui vous a poussé à traiter de ce sujet guerrier ? Est-ce le besoin de témoigner sur des faits historiques marquants et bien précis ?

Philippe Jarbinet : Je viens d’un petit village des Ardennes belges où des SS de la 1ère division Panzer SS s’était retranchés avec ordre de tenir jusqu’au dernier homme. Pour les déloger, trente jeunes soldats américains – dont un d’origine juive – sont morts dans des combats au corps à corps qui ont marqué tous les anciens du village. Trente jeunes types qui avaient devant eux une vie longue et belle, et qui l’ont perdue pour que moi, je sois libre. Je reconnais ce sacrifice et je tiens à rendre hommage à ces garçons. J’ai grandi dans cet endroit, dans cette histoire douloureuse. Depuis que je suis gosse, j’ai envie de parler de cette époque.

Sceneario.com : On sent, dans ce projet, une grande remise en question dans votre façon de dessiner. Les personnages et les décors semblent encore plus aboutis. De même, la colorisation directe, qui n’est pas sans rappeler celle d’Hermann, représente un atout majeur. Qu’en est-il exactement ?

Philippe Jarbinet : Je retrouve un désir profond de dessiner, de mettre en scène. La couleur directe, c’est du plaisir à l’état pur. Cela permet de réaliser des effets de profondeur impossibles avec la technique classique de mise en couleur. C’est plus doux, plus délicat. En plus, ça va à l’encontre de la couleur numérique (que j’ai utilisée sur les tomes 2 et 3 de « Sam Bracken »), ce qui n’est pas pour me déplaire. Je tiens à rester un artisan, à me salir les mains.

Sceneario.com : Quelles sont en général vos sources d’inspiration ? Y a t’il des auteurs qui vous influencent ?

Philippe Jarbinet : Mon inspiration, c’est clairement le cinéma, pas la bande dessinée. Pour les auteurs, j’en aime des tas mais je ne citerai pas de noms. J’ai pris de grandes claques avec des albums de Boucq, d’Hermann, de Lepage, de Giraud, et d’autres… Je suis bon joueur et j’aime voir un auteur faire un album d’enfer, un album devant lequel je me dis : « Waow ! Quel beau boulot ! » Je ne suis jamais jaloux, parole ! Simplement en extase, parfois. J’aurais bien aimé dessiner « Trois Enterrements », le film de Tommy Lee Jones. Mais bon, pour le coup, il manquerait la bande originelle, somptueuse, qui tient tout le film. Un exemple parmi d’autres, bien sûr.

Sceneario.com : Avez-vous d’autres projets dans les cartons ou en cours de réalisation ?

Philippe Jarbinet : Oui, j’en ai. Un auteur doit toujours anticiper. Mais se réaliseront-ils ? Je l’espère.

Sceneario.com : Dans quels nouveaux styles d’ouvrages seriez-vous prêt à vous lancer (science-fiction, heroic-fantasy, humour..), s’il y en a ?

Philippe Jarbinet : L’humour me plairait beaucoup. Pourquoi existe-t-il si peu de bandes dessinées réalistes fondées sur la rigolade ? C’est tout de suite des gros nez, comme si l’humour et le dessin réaliste étaient incompatibles. La science-fiction, je l’aime réaliste et je ne trouve pas que la bande dessinée soit un média très adapté. Imaginez 2001… en BD. Quant à l’heroic-fantasy, ça ne me dit rien du tout. Mais alors là, rien du tout de rien du tout. On en a trop fait, et tellement de projets se ressemblent. N’est pas Tolkien qui veut. En plus, on y pique tout à l’imagerie médiévale, qu’on détourne avec un tel manque de finesse que cela en devient pénible.

Sceneario.com : Merci de vos réponses et bonne chance pour « Airborne » !

Philippe Jarbinet : Pas « Airborne »… Je vous en dirai plus dès que ce sera décidé.

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