Interview

Philippe JARBINET nous parle de son diptyque AIRBORNE 44

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Sceneario.com : Bonjour Philippe, en ce mois de septembre 2009, les éditions Casterman mettent à l’honneur votre dernière réalisation "Airborne 44". Comment ce projet est-il né ? Pourquoi avoir adopté ce titre ?

Philippe Jarbinet : D’abord le titre ! Il y a un an, j’avais terminé notre dernier entretien sur le fait que cela ne s’appellerait pas AIRBORNE. C’était un titre de travail que je trouvais trop militaire, trop utilisé dans le cinéma américain de série B. Chez Casterman, qui n’a pas la réputation de produire de séries B, la réaction n’a pas été la même. Le titre leur plaisait. Moi, il me faisait peur. Je voulais être plus lapidaire : j’ai fait un projet de couverture avec un énorme 44 sur toute la moitié supérieure de la couverture. Ce n’était pas mal mais nous hésitions tous. On a longuement soupesé le pour et le contre. J’ai alors essayé d’envisager le problème sous un jour différent. Objectivement, l’histoire que je raconte met bien en scène des parachutistes qui se sont retrouvés – en 1942 – dans les premières unités appelées Airborne. J’ai donc accepté d’aller au bout de cette logique, en ajoutant les chiffres de l’année. Ce qui ne devait pas s’appeler AIRBORNE est donc devenu AIRBORNE 44. Tout compte fait, ce n’est pas plus mal ainsi. Les Airborne de 1944 ne sont pas les mêmes que ceux de 2009 qui ont été envoyés par l’administration Bush un peu partout dans le monde pour faire triompher notre modèle de démocratie à coups de pied dans le train. Les premiers étaient de simples conscrits, les seconds sont des engagés volontaires (dont la plupart sont – entre nous soi dit – des blacks ou des hispanos issus des milieux les plus pauvres ; il faut le souligner). Les garçons qui ont été engagés dans des unités d’élite en 1942 étaient des fermiers, des plombiers, des camionneurs, des barbiers, … Ce qu’ils avaient en commun, c’était des qualités mentales et physiques qui leur donnaient la possibilité de se jeter dans le vide au milieu de tirs de mitrailleuse qui avaient pour objectif de les transformer en chair à pâté. Ces particularités-là, en tant qu’homme, vous les avez ou vous ne les avez pas. Mais d’une façon ou d’une autre, ces garçons n’avaient pas le choix. Ceux qui n’entraient pas dans les critères d’exemption étaient envoyés à la guerre. Point barre. Je crois que le choix de l’arme était – pour chacun d’entre eux – une sorte de luxe, le pire étant d’être versé dans l’infanterie de base. Celle qu’on envoie depuis toujours à la boucherie…

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Ce projet est né avant même que j’en prenne vraiment conscience. Je ne dessinais même pas encore que – déjà – l’idée d’une histoire sur ce thème me trottait en tête. J’ai récemment montré à Didier Comès des planches que j’ai réalisées quand j’avais 17 ans. Je copiais son style (j’adorais et j’adore toujours son sublime SILENCE) et l’histoire que j’avais esquissée était déjà basée sur ce thème. Nous avions les mêmes racines et je me sentais proche de lui, même si – à l’époque – je ne le connaissais pas.

Sceneario.com : Deux ans ont été nécessaires pour mener à bien l’intégralité de ce récit guerrier. Pourquoi avoir décidé de le publier en une seule fois et en deux tomes séparés ?

Philippe Jarbinet : Je veux apporter une nuance : ce n’est pas un récit guerrier. C’est une histoire d’amour et de culture sur fond de guerre. Pour moi, ce n’est pas la même chose. C’est d’ailleurs ce qui m’a longtemps bloqué. La première mouture du scénario date de l’été 2003, ce fameux été caniculaire dont tout le monde se souvient. Je réalisais alors la mise en couleur du 1er tome de SAM BRACKEN. J’ai commencé à regrouper de la doc à partir de ce moment-là. Toutes proportions gardées, j’ai un petit côté "François Bourgeon" qui ne me quitte pas. Ce diable d’homme m’a tellement marqué avec ses PASSAGERS DU VENT que je ne conçois pas d’écrire une histoire sans être vraiment bien documenté. Les années 2004, 2005 et 2006 ont été – en partie – consacrées à la recherche de documentation. Je n’imaginais pas une seconde à quel point celle-ci allait prendre une telle importance. Le dessin des 92 planches a réellement commencé en août 2007.

Au départ, j’avais écrit deux tomes de 54 pages. A la demande de Casterman, j’ai réécrit une version plus courte qui tenait dans deux albums de 46 pages. Une bonne histoire, c’est comme un bon vin : il faut savoir choisir les bonnes grappes et les laisser fermenter. Ce n’est donc pas une mauvaise chose de devoir élaguer une histoire : on essaye de lui conserver le meilleur de ce qu’elle recèle en elle. J’aime la contrainte dans ce métier, pour autant qu’elle se justifie. Ce n’est pas demain la veille qu’il me viendra l’envie d’écrire des récits de 300 pages comme on le fait pour les mangas.

La sortie simultanée des deux tomes m’a inquiété au début puis je me suis dit qu’en tant que lecteur, je préférais moi aussi être rassuré d’emblée sur le fait que l’histoire soit bien complète avant d’acheter le premier album. On a vu assez d’histoires qui n’ont jamais été achevées.

Sceneario.com : Dès les premieres planches du premier épisode, on sent que l’investissement a été total, que ce soit au niveau de la documentation, du réalisme du dessin et des couleurs. Est-ce que c’est parce que c’est un projet qui vous tenait particulièrement à cœur ? Pouvez-vous nous en exposer les raisons ?

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Philippe Jarbinet : L’année 2007 a été une sale année pour moi. J’ai été très déçu par ce métier, par les aspects mercenaires qui lui ôtent parfois toute forme d’humanité. La recherche du concept qui va scotcher le lecteur – et donc générer plein de ventes – peut littéralement bouffer un auteur, qu’il soit scénariste ou dessinateur. Je me suis dit que j’en avais vraiment marre de ce système et qu’à tout prendre, il valait mieux faire un truc qui me plaise et d’y aller toutes voiles dehors plutôt que de baisser mon pantalon. Qu’est-ce qui pouvait m’arriver ? De me planter ? Je n’ai plus peur de cela. A 44 ans, j’ai plus envie d’être fier de mon travail que d’autre chose, tant au niveau du scénario qu’au niveau du dessin.

MEMOIRE DE CENDRES et SAM BRACKEN ont été réalisés avec une vraie honnêteté de ma part. Mais pour AIRBORNE 44, je voulais mettre la barre à un niveau que je n’avais jamais franchi : scénario puis dessin, lettrage, couleur, tout devait être fait à la main et d’un seul bloc. Pas de films transparents au noir, ni de repentir possible sur la mise en couleur. Si deux ans après, le résultat est réussi, j’en prends tout le mérite. S’il est raté, j’en prends toute la responsabilité. C’est aussi simple que cela. Je n’ai transigé sur rien et j’assume tous mes choix. J’ai toujours voulu le faire, je l’ai fait, je l’aurai fait.

Sceneario.com : Compte tenu du contexte géographique évoqué (les Ardennes) et l’époque représentée (décembre 44), vous avez œuvré, semble-t-il, sous le couvert de personnes aguerries. Comment s’est organisée cette association ?

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Philippe Jarbinet : J’ai commencé ma vie d’auteur par MEMOIRE DE CENDRES. Le moyen-âge est assez mal connu, graphiquement parlant. On peut inventer beaucoup sans que cela se voie vraiment. L’heroic fantasy pompe énormément sur cette période graphiquement floue. C’est souvent n’importe quoi et tout le monde s’en fout. Moi le premier. J’aime bien la série BOIS MAURY d’Hermann pour son côté logique : il a utilisé le graphisme de la pauvreté d’aujourd’hui en l’extrapolant dans le passé. Il a raison. Des problèmes semblables génèrent des solutions semblables. Comme quoi, le temps et l’espace sont des notions très relatives.

Pour la seconde Guerre Mondiale, il en va tout autrement.

Les uniformes allemands sont tellement variés et précis que si vous voulez les représenter de façon juste, vous devez être conseillé. A titre de comparaison, les Américains avaient en tout et pour tout une vingtaine de képis différents. Les Allemands en avaient 2500 ! Chaque soldat, de chaque grade, de chaque arme, possédait quatre uniformes différents. Et je ne parle même pas des uniformes que les civils portaient dans les années trente : les portiers des ministères allemands avaient un uniforme différent de celui des liftiers d’ascenseur qui officiaient à trois mètres d’eux. C’est hallucinant.

Je me suis donc fait conseiller par des gens calés sur toutes ces questions, dont Philippe Gillain, qui possède une extraordinaire collection personnelle. Il a lu et relu mes planches et relevé toutes mes erreurs, fussent-elles infimes. Je sais qu’il en reste parce que la perfection n’est pas de ce monde, mais j’ai fait de mon mieux. François Bourgeon (déjà cité), Patrice Pellerin, Emmanuel Lepage ou Jean-Pierre Gibrat ont – c’est mon impression – fait la même chose pour les projets qui leur tenaient à cœur.

Sceneario.com : Comment s’est fait le choix des personnages (le sergent Yepsen, Gabrielle, Egon Kellerman, Casmir Landseadel …) ? Vous êtes-vous inspiré de personnes réelles ?

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Philippe Jarbinet : D’abord, j’ai dû résoudre le problème de la langue commune : à l’époque, les Américains parlaient peu le français tandis que les Français, les Belges et les Allemands parlaient peu l’anglais. C’est ce qui m’a obligé à donner à Luther Yepsen et à Casmir Landseadel des origines allemandes. C’est aussi ce qui m’a obligé à faire de Gabrielle une germanophone aguerrie, donc vivant près de la frontière allemande. Egon est un malgré-nous, engagé de force dans la Wehrmacht. La langue tacitement parlée dans le diptyque est donc l’allemand.

Pour les personnages, contrairement à ce que j’ai fait auparavant, je me suis inspiré de personnes réelles. Je crois que cela leur ajoute de la substance. Louis et Rachel, je les vois tous les jours. Zurlino, bon tireur dans le tome 2, est réellement sniper au sein de l’armée (il n’a jamais eu à tuer personne, heureusement). Luther me ressemble assez, moralement parlant. Casmir a un nom que je n’aime pas, parce qu’on ne choisit pas son prénom.

Sceneario.com : Au regard des faits authentiques relatés dans vos albums (la persécution du peuple juif, la politique de terreur des nazis sur les enrôlés de force…), on perçoit que vous avez voulu aller au delà de la simple histoire de guerre. Pourquoi ?

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Philippe Jarbinet : Une simple histoire de militaires en train de crapahuter avec des fusils dans la campagne n’a, pour moi, aucun intérêt. Il me fallait plus que ça. Le génocide des Juifs constitue un mystère qui me hantera toujours. Je ne suis pas juif (enfin, je crois) et je ne comprends rien à l’antisémitisme. Tout ce que je vois, c’est que c’est un peuple qui a toujours eu à le subir, depuis des siècles. Est-ce parce que l’Occident est chrétien ? Il y en aura toujours pour justifier leur antisémitisme par des raisons qui les arrangent. La haine de l’autre a l’air de tenir chaud au cœur chez plein de gens. On n’a pas fini de ramer dans le cloaque du racisme. Quand on regarde les choses de façon élevée, c’est quand même l’antisémitisme qui permet de trouver un lien entre les anarchistes pur beurre et les fascistes d’extrême-droite, qui – pourtant – ont une tendance naturelle à se mépriser mutuellement. Pétain en France et Degrelle en Belgique n’ont pas eu trop de mal à trouver de zélés collaborateurs pour envoyer des hommes, des femmes et des enfants dans les camps d’extermination, pour ce qu’ils étaient et non pour ce qu’ils pensaient. C’est quand même le sommet de l’ignominie.

J’ai également tenu à montrer – en contrepoint – que la culture allemande, ce n’est pas que le nazisme des années vingt, trente et quarante. En 1939, les Allemands qui avaient résisté étaient tout simplement morts ou internés. Comme quoi, on peut faire faire n’importe quoi à de jeunes esprits. Les Japonais qui ont tué 300.000 Chinois à Nankin en 1937 étaient adeptes d’un shintoïsme très lié au nationalisme, lequel avait fait table rase de leurs préceptes bouddhistes ancestraux. Les Hutus qui ont assassiné 800.000 Tutsis en 1994 n’étaient pas des brutes sanguinaires un an plus tôt. Qu’est-ce qu’il y a de si profond en l’Homme qui puisse amener des peuples entiers à commettre des actes qu’ils condamneraient unanimement dans d’autres circonstances ?

Je n’ai rien de religieux en moi. Par contre, toute forme de spiritualité laïque m’est chère.

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Sceneario.com : Maintenant que « Airborne 44 » est sur les étalages, quel ressenti avez-vous sur votre diptyque ?

Philippe Jarbinet : Une forme de fierté d’être allé au bout. Cela a été très dur et j’ai parfois connu des moments de doutes terribles, particulièrement dans les derniers mois. En tant qu’auteur, on ne voit que les petits trucs qui clochent. Il me faudra du temps pour regarder ce diptyque plus objectivement et lui reconnaître les qualités qu’il a peut-être. Pour l’instant, je suis content d’avoir matérialisé un projet qui me tenait à cœur. Chacun est libre d’aimer ou pas ce que j’ai fait. Pour ma part, j’ai gagné en autonomie, ce qui me rassure pour la suite. Le revers de la médaille, c’est que ça ajoute une pression dans l’avenir. Je me dis que ça va être difficile de faire mieux. Mais bon, je me dis cela à chaque fois et je finis toujours par m’en sortir.

Sceneario.com : Au niveau graphique (qui est superbe), votre volonté de respecter l’univers historique de votre fiction est flagrante.Est-ce que sa mise en application s’est faite facilement (travail d’après documents photographiques ? Quelle a été votre méthodologie ?

Philippe Jarbinet : J’ai déjà répondu en partie à la question. Je me suis bricolé une méthode incluant l’ordinateur à tous les niveaux, sauf celui de la réalisation graphique proprement dite. L’ordi, je l’ai utilisé pour la mise en couleur des tomes 2 et 3 de SAM BRACKEN mais en toute honnêteté, c’est très ch… à utiliser. C’est bien comme aide à la création mais personnellement, je préfère utiliser des pinceaux, de l’aquarelle et du papier. Quand il y a une panne de courant, je peux encore travailler normalement.

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Sceneario.com : Maintenant que vous avez travaillé sur des styles de colorisation différents (sur ordinateur ou en couleur directe), quel est celui qui vous convient le mieux, (si vous pouvez réellement faire le choix) ?

Philippe Jarbinet : Personnellement, je trouve que la couleur directe est sans égale en termes de plaisir de dessin. Cela dit, je connais de nombreux dessinateurs qui détestent cette technique. Cependant, au train où ça va, il n’existera bientôt plus de planches originales. Non, moi j’ai besoin de chipoter dans la couleur, de presser des tubes, de regarder l’aquarelle se diluer dans l’eau, de maîtriser les temps de séchage, de chercher un effet et d’en découvrir un autre. Jamais l’ordinateur ne me fournira le dixième de ces plaisirs-là. Faire ce métier en s’ennuyant, ce serait du masochisme pur.

Sceneario.com : Quels sont vos projets pour demain ? Renouvellerez-vous cette expérience historico/fictive tout en employant l’aquarelle comme support ?

Philippe Jarbinet : J’ai un projet en cours d’écriture mais c’est trop tôt pour en parler. J’ai envie de tâter du fantastique, pour élargir le champ des scénarii possibles et tricoter des idées qui me plaisent. Explorer des domaines où on n’est pas encore allé, c’est quand même tentant. Mais je n’exclus pas non plus de donner un petit frère à AIRBORNE 44 – qui ne se passerait pas après – mais avant l’histoire que je viens d’écrire.

Sceneario.com : Merci beaucoup pour vos réponses et bon vent pour "Airborne 44".

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