Interview

Moi, Jeanne d’Arc

Sceneario.com : Vous affichez une vision de la Pucelle fort éloignée de la guimauve patriotique habituelle, est-ce par provocation?

Valérie Mangin : Au départ, non. Mais c’est vrai que l’album est vécu comme une provocation par certains lecteurs. Traditionnellement,  Jeanne d’Arc est une sainte. C’est la Pucelle comme vous le dites dans votre question, alors la montrer « à poil », ça ne se fait pas… même en 2012 !
Pourtant, je n’ai pas eu l’impression de lui manquer de respect. Au contraire, je lui ai rendu son humanité. Pour moi,
Jeanne d’Arc est d’abord une vraie femme avec un corps, des émotions et des pulsions sexuelles. Ensuite c’est une femme qui a soif de liberté et d’accomplissement. Elle ne devient pas sorcière puis chef de guerre parce que Dieu ou le Cornu le lui ordonnent mais par choix personnel, pour vivre pleinement sa vie. Bref, ma Jeanne d’Arc est une féministe avant l’heure. C’est peut-être ça, en fait, mon pire blasphème.

Sceneario.com : Quels sentiments souhaitez vous éveiller chez les lecteurs ?

Valérie Mangin : De la sympathie pour mon personnage de Jeanne d’Arc,j’espère. Et aussi le sentiment d’un immense gâchis. Jeanne doit être sacrifiée parce qu’elle est trop hors norme finalement. Or, si elle avait été un homme, elle aurait pu mener la même vie sans que personne y trouve rien à redire. Elle aurait pu aimer son amie ou bien s’engager comme soldat sans avoir besoin de devenir sorcière et de finir sur le bûcher.

Sceneario.com : Comment expliquer qu’Il existe peu de figures féminines historiques avec autant de charisme que Jeanne ?

Valérie Mangin : Jusqu’à il y a peu, la plupart des métiers valorisant étaient interdits aux femmes, devenir chevalier ou prêtre au Moyen-Âge par exemple. Elles devaient se contenter du rôle d’épouse et de mère quand elles ne devenaient pas religieuses. Seules celles qui avaient de très fortes personnalités et appartenaient à des familles puissantes ou/et riches pouvaient espérer un autre destin. Pour les autres, la

révolte pouvait passer par la sorcellerie mais cela se finissait souvent très mal. Dans ces conditions, c’est difficile de devenir un personnage historique, avec ou sans charisme. Celui de Jeanne vient sans doute du caractère exceptionnel de sa vie ou plutôt de ce que la légende en a fait : elle est celle qui viole les interdits liés à la féminité en prenant les armes mais elle reste en même temps totalement pure. C’est un ange, l’incarnation d’une figure religieuse plus qu’une femme. Aucune ne peut donc rivaliser avec elle.

 

Sceneario.com : Jeanne et Gilles de Rais, le bien et le mal, pensez vous que la religion a créé, ou à tout le moins a été le catalyseur de ces deux légendes ?

Valérie Mangin : Oui, leur légende n’existerait pas s’ils n’incarnaient pas les figures religieuses de l’ange et du démon. Jeanne est une nouvelle figure christique qui se sacrifie pour sauver le monde, pardon la France, alors que Gilles sacrifie des enfants, innocents forcément, pour satisfaire ses plus bas instincts. Ce qu’ils ont pu être en réalité, leur vérité, leur folie intime, personne ne la connaît vraiment.

Sceneario.com : Pensez vous, comme l’écrivait Alexandre Dumas, que l’on peut violer l’histoire à condition de lui faire des beaux enfants ?

Valérie Mangin : Merci d’oser cette citation si drôle, mais si machiste à propos de notre album ! C’est très rafraichissant ! Mais méfiez-vous : l’idée que deux femmes, Jeanne et moi, puissent commettre un viol, même moral, est très iconoclaste et pourrait vous faire passer pour un vil provocateur vous aussi.
Pour répondre plus sérieusement, je pense qu’on peut effectivement tout se permettre avec l’Histoire tant qu’il y a écrit « fiction » sur le récit. J’ai été assez longtemps historienne pour savoir à quel point ce savant travail nous contraint à rester à l’écart de toute invention. C’est donc bien le rôle des artistes d’aller au-delà des réalités historiques pour interroger le passé et en tirer des vérités inaccessibles à la seule étude scientifique.

Jeanne Puchol : – Alors là, je proteste, on n’a violé personne ! Madame l’Histoire était largement consentante, et l’enfant est beau, puisqu’il lui ressemble.

Sceneario.com : Moi, jeanne d’arc a un coté résolument provocateur, Peut-on tout dessiner, tout montrer, où sont les limites ?

Jeanne Puchol : ?! Il me semble au contraire être restée plutôt sage dans les représentations que je donne des sabbats et des combats. Les ébats entre sorcières sont peut-être surprenants mais quand même très chastes, non ? Quant aux scènes de bataille, d’ailleurs assez peu nombreuses, elles ne sont pas plus sanguinolentes que ça, je trouve : pas d’explosion de crâne au ralenti, pas de tripe fumante répandue au sol… Non, franchement, ni les limites de la pornographie, ni celles du gore ne sont franchies, au risque de décevoir les amateurs de ces deux genres.

Sceneario.com : Militante affirmée, qu’est-ce qui motive vos choix de scénarii?

Jeanne Puchol : C’est marrant, j’ai toujours eu le souci de cloisonner militantisme et création, dans la mesure où je ne crois pas trop aux œuvres « à message », souvent pesamment didactiques. Mais peut-être mes préoccupations militantes
transparaissent-elles dans mon travail à l’insu de mon plein gré ? Mince alors. En fait, mes choix de scénarii sont tout simplement motivés par la qualité de l’écriture et de l’univers qui me sont proposés. Mais une fois que je m’en empare, il n’est pas très surprenant que ma vision du monde entre en jeu.

Sceneario.com : Le combat féministe est-il encore d’actualité?

Jeanne Puchol : Non seulement le combat féministe, mais tous les combats : toute forme de résistance aux modèles dominants et aux régressions de toute sorte, d’autant que notre charmante époque n’en est pas avare. Et dans la mesure où le combat féministe est un des plus subversifs de ces combats, oui, il est toujours d’actualité.

Sceneario.com : Dans un récit aussi dense et riche en émotions que Moi Jeanne d’Arc, que prenez-vous le plus de plaisir à dessiner?

Jeanne Puchol : Alors que j’avais presque exclusivement dessiné des univers urbains dans mes précédents albums, j’ai découvert le plaisir de représenter les arbres et les animaux, les formes naturelles d’une

manière générale. Les univers magiques proposés par Valérie m’ont donné l’occasion de développer des formes métamorphiques, en particulier les états successifs du Dieu Cornu ou les « élémentaux », et d’entreprendre un travail plus « organique » que celui que j’avais pu mener jusqu’à présent, là aussi avec beaucoup de jubilation. Comme sur d’autres de mes titres, j’ai eu à cœur de rassembler une solide documentation. C’était néanmoins pour moi une première que de me pencher sur une période aussi reculée : je n’étais pas remontée plus loin que le XVIe siècle (avec le diptyque « La bouchère » aux éditions de l’An 2). Quant aux émotions, surtout celles de Jeanne d’Arc, à qui Valérie a conféré une épaisseur humaine infiniment touchante, je me suis attachée à les rendre visibles par les postures plus que par les expressions. C’est sans doute cet aspect-là qui m’a demandé le plus de réflexion et partant, m’a procuré le plus de joie : à travers quelque chose de l’ordre du mime, restituer l’idée que je me fais du mystère moyenâgeux.

 

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