Interview

Mathieu LAUFFRAY pour Long John Silver

Sceneario.com: Quelles sont vos influences ?
Mathieu LAUFFRAY: Je ne sais pas vraiment. Cela paraît simple et pourtant c’est une question compliquée. J’aime beaucoup de chose, j’aime regarder, j’admire les victoires des autres, parfois les miennes quand mon intention passe selon mon souhait . Mais aimer voir et aimer faire sont deux choses différentes.
Je pense qu’aujourd’hui je reviens naturellement vers ce qui m’a fait découvrir la beauté du dessin au tout début. Ce moment de transition entre culture classique et redécouverte de la stylisation. J’aime les écoles françaises et Américaine de la fin du 19e et du début 20e.
Les deux premières bandes dessinées qui on compté pour moi sont « Tintin » et « Little Nemo » de Windsor McKay. Les deux à égales forces et je les cites car elles illustrent un sacré grand écart stylistique ! Or, j’adore les deux. Impossible de choisir. En revanche quand je dessine, il se trouve que je me rapproche plus de l’école Américaine. Enfant j’ai suivi l’école Franco-Belge avec assiduité jusqu’à mon dernier grand choc « Shukumeï » de Yann et Conrad (l’édition originale dans les pages de Spirou, jamais publiée en Album je crois). Mais il s’agissait d’une exception, l’ensemble des publications me frustrait de plus en plus.
Puis j’ai découvert l’école Américaine et n’en suis pratiquement plus sorti. John Buscema, Neal Adams, Gene Colan, Mazzuccelli, Joseph Clement Coll, Roy G Krenkel, etc… Alors pourquoi ? Et bien je suis arrivé à la conclusion que le dessin qui me touche est celui qui est porteur d’une émotion. Peu importe ce qu’il représente objectivement à vrai dire, sa force, son rythme et son énergie m’intéressent d’avantage. Je ressentais une frustration dans la BD Franco-belge car je la trouvais trop représentative des faits et pas assez des émotions ( avec de notables exceptions telles que Pratt, Reiser, Tardi, Moebius, etc…). L’objectif me semble être « la stabilisation afin de faciliter la tache du lecteur». Tintin reste à mon avis l’absolu de cette forme prodigieuse d’écriture BD, mais voilà, ce n’est pas mon truc.
J’aime l’accident, la force du trait que je préfère lancer que tracer. L’accident heureux qui débloque la situation ou la flanque par terre. Le contrôle à tout prix me donne l’effet d’une stérilisation. Je me méfie terriblement de la synthèse bien en place qui risque de figer la créativité de l’auteur. Autant je la respecte en animation car c’est un art collectif, autant j’aime parfois la lire en BD, autant j’entretien avec passion mon petit jardin de chaos.

Sceneario.com: Comment travaillez-vous avec Dorison, avec qui ce n’est pas la première collaboration ?
Mathieu LAUFFRAY: Oui, une telle collaboration est une aventure passionnante. précisément parce qu’elle se prolonge dans un cadre qui évolue sans cesse. Xavier et moi sommes très amis. Nous avons grandi et évolué ensemble ces 10 dernières années. Nos références et nos envies se sont également transformées. Nous sommes un étrange mélange d’atomes crochus et de profondes différences. Comme je le disais précédemment, ont peut aimer voir et ne pas aimer faire. Xavier et moi aimons souvent les mêmes choses, mais nous en retenons chacun un aspect du spectre spécifique. Notre travail commun consiste souvent à compléter la vision de l’autre afin d’en faire un tout qui nous ressemble parfois bien au delà de ce que l’on peut faire l’un sans l’autre.
Par exemple j’ai compris assez récemment que je n’étais pas passionné par le développement de l’intrigue. Et cela pour une bonne raison, elle ne m’intéresse pas non plus dans les œuvres des autres. Je ne souviens jamais de « ce qui s’y passe ou de quoi cela traite ».
Je ne retiens que l’émotion des personnages, des scènes ou des œuvres quand elles en sont porteuses en elles même. Pour moi l’intrigue est un moyen au même titre que les lignes de fuite d’une perspective, nécessaire mais pas une fin en soi. Voilà pourquoi je me détourne volontiers des genres qui la développent à outrance tel que l’espionnage ou la plupart des séries modernes. Un cadre n’est qu’un cadre, il peut être ravissant, audacieux même, parfois brillant mais il n’est la que pour révéler l’œuvre.

Xavier sait fort bien bâtir une intrigue et la rendre excitante, C’est un vrai professionnel. Mon travail est ensuite de mettre un frein à la course folle de l’intrigue pour prendre le temps de traiter l’émotion de l’instant. Je lis l’histoire, je suis touché par ce qu’elle suscite, je lui en parle et nous travaillons la scène de manière à faire ressortir cette émotion. Cette phase est important car il s’agit de faire prendre forme au concept. Faits, informations, conflits, dialogues, cadrages, dessins, couleurs, tout doit tendre vers un but commun, transmettre l’émotion. Il m’est impossible de ne pas intervenir massivement à ce stade.
C’est mon travail de metteur en scène et c’est profondément ce qui m’intéresse. Je serais toujours plus Tennessee Williams que Hitchcock.

Sceneario.com:  L’univers de Long John Silver est très différent de celui de Prophet, cela a-t-il été facile de s’adapter à univers qui est plus classique ?
Mathieu LAUFFRAY: Non ! Je n’étais pas familier de cet univers et j’avoue en avoir bavé, particulièrement sur la première moitié du livre. La rigueur d’un cadre existant… Il a fallu une réelle période d’adaptation. Puis lorsque nous sommes parvenus chez les pirates tout s’est arrangé et devinez pourquoi ? Soudain l’univers a été porteur d’une charge et d’une émotion baroque. J’y ai trouvé un terreau fort encourageant et me suis lancé !
Le décorum est devenu porteur d’atmosphère, de tension, il s’est animé pour devenir un protagoniste à lui tout seul. Cela m’a remis dans une vibration proche de Prophet ou de mon travail dans le cinéma. Vous savez un dessinateur de BD crée son univers de bout en bout, il se pose donc la question du pourquoi en permanence car chaque case est une possible remise en question du choix précédent. Un désert, une cave humide, une grotte obscure, l’univers qu’offre le genre est un personnage à ne pas négliger. Je commence seulement à comprendre comment l’employer dans Long John.

Sceneario.com: Avez-vous lu« l’île au trésor » avant de faire cette suite, où est-ce un vrai coup de cœur, pour ces personnages ?
Mathieu LAUFFRAY: L’île au trésor est un livre étrange pour moi. Un livre qui travaille après la lecture. Ce n’est pas mon Stevenson préféré et si l’on parle d’histoire pirate je suis plus impressionné par le Capitaine Blood de Rafael Sabatini.
Mais cette auberge sur la lande Anglaise, cette aventure incroyable qui s’offre à ce gamin, le trésor mythique, la relation entre Long John et Jim, ça ne s’oublie pas. Par ailleurs je suis souvent frappé par le nombre de points communs que l’on peut trouver dans les histoires telles que le Seigneur des anneaux, Excalibur ou Star Wars. Une fois de plus, la structure en est très proche.
J’aime le pirate rebelle des romans, celui qui dit merde à tout et prend le risque de vivre selon ses propres préceptes. Il y a de la beauté dans ces tempéraments, beauté car passion et inévitable échec. Chacun le sait mais préfère le voyage à la destination.

J’aime notre album car il confronte des tempéraments humains type face à des choix radicaux.

Long John est fier et libre, tous les moyens sont bons pour y parvenir. Manipulations, mensonges, meurtres… Il peut tout affronter, tout jouer, il est aussi courageux qu’intelligent. Mais le choix de vivre libre est aussi celui de vivre seul et bien qu’il ne soit en rien tenté par la vie de famille, parfois le ronge le désir de transmettre à un fils spirituel tout ce qu’il sait et à vécu. La rencontre avec Lady H, lui offre une double promesse, celle d’un fabuleux trésor, mais aussi celle de suivre la femme la plus brave ou inconsciente qu’il ai jamais rencontré.

Lady H est une aventurière par nature, elle aura ce qu’elle veut, elle sera pas une victime. Ses choix la forcent à piétiner autant qu’on la piétine. Dans un tel schéma de vie il n’y a que peu de place pour l’amour de son prochain. Saura-t-elle comprendre le sens des épreuves qu’elle affronte pour réveiller son humanité ou devenir la plus redoutable pirate des mers du Sud ?

Livesey est un bourgeois sage et rêveur, il est empathique, gentil et se rassure en justifiant ses actions au nom du sens commun qui guide chacune de ses actions. Il tache d’être un homme bien.
Hélas il est fasciné par ces êtres qui osent tout ce qu’il se refuse. Parfois, il craque et sa vie devient un long repentir. Dans notre cas il va avoir fort à faire car lady Hastings ET Long John sont de cette trempe.

Un autre aspect qui m’intéresse.
Lady Hastings est le symbole de la modernité. et c’est la raison pour laquelle elle va tant fasciner Long John et Livesey. Elle ose tout. Elle enfreint les règles, les conventions, elle estime « mériter » et justifie tout par sa volonté d’obtenir sa part du gateau et d’échapper au rôle qu’on lui avait confié. Cette audace, en fait une véritable Scarlett O’hara chez les pirates et en cela la fait sortir de la norme. Long John et livesey savent que face à ce type d’individus, leur systèmes n’a plus cours. C’est la mort d’un système et l’avènement d’un nouveau.

Sceneario.com: Avec Long John Silver, on pense plus au caraïbes et à un monde fait de couleur, dans la bd, on trouve plutôt des tons sombres, est-ce pour donner un univers plus angoissant ?
Mathieu LAUFFRAY: L’histoire se passe en 1780. A cette époque la piraterie n’est déjà plus qu’un souvenir. Les jours de grandes aventures ont été piétinés par une société chaque jour plus puissante, castratrice et envahissante. Cet univers exprime pour moi la fin définitive d’une certaine forme de liberté et d’exaltation face à l’efficacité pragmatique du monde moderne.

Sceneario.com: Les personnages de l’île au trésor ont été maintes fois adaptés sur divers support. Pour donner vie à votre vision du personnage, avez-vous regardé ce qui s’était fait avant vous ?
Mathieu LAUFFRAY: J’ai bien sur regardé les films référence mais j’ai constaté une différence de point de vue. D’ailleurs notre Long John est plutôt différent des version films et BD précédentes. Par exemple je ne me retrouve pas dans le côté volontiers pittoresque et folklorique des attraction types pirates des caraïbes ou de l’invraisemblable interprétation de Wallace Beery dans la version de Fleming. Pour moi Long John est habité par des pulsions contradictoires, il voit beaucoup de choses et comme tous ceux qui ont les yeux grands ouverts, souffrent autant qu’ils aiment. Le tome 2 mettra bien plus en avant la nature tourmenté du personnage.

Sceneario.com: Sur le mini site de la série on voit plusieurs essais de couvertures. Si la tonalité était définie dès le départ, la posture non. Comment se fait le choix de la « bonne » couverture ? Pour un dessinateur, montrer un personnage de dos, n’est-ce pas frustrant ?
Mathieu LAUFFRAY: Comme je le disais, le pouvoir d’évocation est une de nos armes les plus puissante. Une couverture est une promesse. Une promesse d’émotion et d’imaginaire. Pour moi, la bonne couverture est celle qui est la plus claire dans sa promesse. J’ai fais une version de face, puis une autre de dos. Il est apparu rapidement que la silhouette, la pose et la question posée par la version de dos était bien plus fidèle au fantasme que l’on voulait susciter. Aucune frustration donc mais au contraire une sacrée satisfaction d’avoir résolu un sacré problème !

Sceneario.com: Votre expérience cinématographique et vidéo ludique vous aide-t-elle dans la conception d’une bande dessinée ?
Mathieu LAUFFRAY: Oui car je connais maintenant les spécificités de chacun des médias. Je comprends également beaucoup mieux le sens du mot « adaptation ». Les médias ne sont pas doués pour les mêmes choses et il est souvent bien délicat d’y tenter les même victoires.
J’ai compris aussi que mon métier en BD est clairement celui du metteur en scène, j’aime lire un scénario, j’aime imaginer et concevoir ce qu’il pourrait devenir. Du coup la participation au design pur d’un film me laisse désormais un peu sur ma faim.
Je me sens plus à ma place en BD, précisément par ce goût du contrôle et la possibilité de mener l’œuvre à son terme.

Sceneario.com: Connaissez-vous déjà la fin du scénario ?
Mathieu LAUFFRAY: Oh oui et elle me plait beaucoup. C’est une fin dans la tradition, riche en surprises certes mais qui donne un sentiment d’accomplissement sur plusieurs registres. Vous me direz !

Sceneario.com: Si vous aviez a attribuer un prix de la meilleur BD 2007, vers laquelle iriez vous??? Mathieu LAUFFRAY: Je ne lis pas énormément de nouveauté. Alors mon avis ne vaut pas grand chose, mais j’ai du respect pour le "Siegfried" d’AlexAlice, pour "Il était une fois en France" de Nury et Vallée également. J’apprécie aussi le marquis d’Anaon "la bête" de Vehlman et Bonhomme. Mais franchement je manque cruellement à mon devoir de lecteur. Quand je travaille sur un livre je reste beaucoup dans ma bulle 🙂

Sceneario.com: En toute modestie de notre part, qu’avez vous ressenti en recevant "Le Prix 2007 des Rédacteurs de Sceneario.com"
Mathieu LAUFFRAY: Je sais qu’il est d’usage chez les artistes de ne pas accorder d’importance aux récompenses. Et bien je dois vous dire que je ne suis pas de ceux-là. Être remarqué est une chance, être distingué est un honneur. Je dis cela simplement car ce travail est solitaire, il est important de faire ce que l’on pense et de se faire confiance. C’est du moins ma conception du travail d’auteur. Xavier et moi faisons de notre mieux, comme beaucoup d’autres. Alors un prix c’est pour moi une manifestation que le courant est passé, que le signal envoyé a été reçu. C’est une chance formidable que de parvenir à une connexion. Honnêtement le contrôle que l’on a la dessus est assez mince. Nous tachons simplement de mettre une certaine ambition dans ce récit d’aventure. De manière générale cette ambition n’est ni attendue, ni revendiquée dans le pur divertissement et il est rare de se faire remarquer, (si ce n’est par les distributeurs :).

Vous êtes des lecteurs rigoureux, qui avez une ambition pour la bande dessinée, et être reconnu par vous est VRAIMENT un réel encouragement.

Livres

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