Interview

Mathieu GABELLA pour la série LA LICORNE chez Delcourt

Sceneario.com : Bonjour Mathieu. Ton actualité est la sortie du quatrième et dernier tome de la série La Licorne. Qu’as-tu ressenti lorsque tu as mis le mot fin à la fin de cette saga ?

Mathieu GABELLA : Un certain soulagement, comme Anthony, mais pas forcément pour les mêmes raisons. La Licorne, comme Anthony le dit souvent, ça représente huit ans de sa vie. Moi, ça fait dix ans que j’ai commencé à travailler dessus, à avoir les premières idées, l’envie de faire une bd parlant d’Histoire de la Médecine d’un côté, de parler de la Tapisserie de la Licorne, de l’autre. Un jour, les deux idées se sont mélangées.
Mais ce processus de développement, puis de rédaction s’est fait sur un délai assez long et surtout, en parallèle avec beaucoup d’autres écritures, d’autres projets. Et pour la fin, c’est pareil : je suivais d’autres livres, je finissais d’en écrire d’autres en même temps et je commençais d’autres projets aussi. Un scénariste y est obligé, pour vivre de son travail. Donc cette fin n’en a pas vraiment été une. Le soulagement, pour moi, c’était surtout d’arriver au bout du découpage, après un an et demi en fait, de recherches, de doutes, de versions rejetées…
Bref, soulagement de finir un processus d’écriture assez long et douloureux, et en même temps, d’autres livres diluent un peu le deuil, même si la Licorne est un de mes projets les plus ambitieux, et mon premier gros succès… Une page se tourne, mais j’en ai déjà tourné beaucoup avant, et j’espère continuer de porter d’autres projets, jusqu’à leur fin. Je crois que la fin de la Licorne est plus marquante pour Anthony, ce qui est normal : lui, ça a été huit ans à plein temps !

Sceneario.com : Quel regard portes-tu aujourd’hui sur cette aventure?

Mathieu GABELLA : Ca m’a d’abord permis de vivre de mon métier, c’est ça que j’en retiens en premier lieu. Ca m’a permis, je crois, de signer plus facilement, d’être visible auprès de grands éditeurs, d’avoir des commandes intéressantes, et d’avoir de meilleures conditions de travail puisque mes tarifs ont augmenté en général.
Juste après, c’est aussi un projet sur lequel j’ai beaucoup appris. D’abord parce que j’ai fait des erreurs sur ce projet et que j’en ai tiré des leçons. Et aussi parce que pendant ce laps de temps, j’ai écrit d’autres livres, fait d’autres erreurs et surtout, j’ai lu des choses importantes sur la technique d’écriture, j’ai confronté ces théories à la pratique. J’ai appris à fluidifier mes récits, c’est pour ça que le tome 2 est plus fluide que le tome 1, j’ai appris à épaissir mes personnages après le tome 2, c’est pour ça que les "méchants" gagnent en profondeur et dévoilent des motifs plus complexes qu’on ne croyait dans le tome 3 et dans l’épisode final.
Pour finir, c’était aussi une belle rencontre avec Anthony, qui est devenu bien plus qu’un dessinateur avec qui j’ai bossé pendant huit ans !! Lui aussi m’a poussé à changer d’écriture, en pointant du doigt un certain nombre de problèmes, en me soumettant des envies, des idées, tout en respectant mon travail de scénariste.

Sceneario.com : As-tu été au bout de tes idées sur la série ? As-tu modifié des choses par rapport à ce que tu voulais faire au départ ? Le final a t-il été influencé par les retours nombreux des lecteurs?

Mathieu GABELLA : Je suis allé au bout de mes idées et j’ai pu le faire déjà parce qu’Anthony ne voulait pas baisser dans ses exigences de dessinateur. Il avait mis la barre très haut avec son dessin, que ce soit en terme de technique, de détails, ou en terme d’univers : on a démarré avec des décors grandioses, des designs incroyables, il fallait taper de plus en plus fort, jusqu’à l’apothéose finale. De ce point de vue, oui, clairement, on a pu aller au bout.
En terme d’écriture pure, pareil, j’ai travaillé suffisamment longtemps sur ce dernier tome, avec ces quinze mille versions, au développement puis au découpage, pour dire que, oui, décidément, je suis allé au bout !! Et, effectivement, beaucoup d’idées n’étaient pas prévues dans la trame originale qui ne comprenait que trois tomes, mais qui précisait quand même les grandes lignes et les grandes idées de la fin… qui n’ont plus rien à voir avec celles qui ont été retenues.

Quant aux lecteurs, oui, ils ont fait partie des retours dont on a essayé de tenir compte, notamment en terme de fluidité, surtout pour le tome 2. Mais, paradoxalement, j’ai regagné en complexité.
D’abord parce qu’il fallait finir en beauté, et que j’avais beaucoup de choses à dire.
Mais aussi parce que je commence à assumer cette patte que je ne renie pas : je fais des choses denses, parce qu’un album de bd, c’est cher, et si on augmente la pagination, ça l’est encore plus. Et moi, en tant que lecteur, j’en veux pour mon argent. Donc, je suis généreux en tant qu’auteur, c’est ma manière de respecter le lecteur.
Un peu trop généreux, peut-être, puisque je vois effectivement des retours sur le tome 4 disant qu’il est parfois trop dense, complexe. Cependant, c’est aussi ce qui plaît à une bonne partie des lecteurs et je constate que je ne suis pas aussi brouillon que dans le tome 1 ou certains de mes premiers livres.
Donc j’arrive, comme je l’espérais, à hiérarchiser mes informations, à les organiser. Il faut juste, comme je l’ai lu, ralentir un peu le rythme de lecture habituel. Ce n’est pas un effort, c’est de la patience.

Et c’est exactement vers ça que je veux me diriger : maintenant, je veux inviter le lecteur a ralentir, à réhausser légèrement son niveau de concentration.
Les lecteurs de bd ne sont pas des cons. Ce sont les mêmes qui lisent des livres de fantasy ou de sf, dans lesquels il faut pratiquer une gymnastique mentale ardue pour trier les infos, les retenir, pendant des heures et des heures de lecture.
Ce sont les mêmes qui suivent des séries comme Lost, les mêmes qui jouent à des jeux videos parfois ultra lourds en terme de scénario, comme Mass effect. Les lecteurs de bd font, pour suivre des histoires sur d’autres medias, beaucoup plus d’efforts qu’ils ne le croient.
Mais quand il s’agit de bd, pouf, on baisse d’un bon cran sa garde intellectuelle.
Je trouve ça dommage, je pense qu’on a de mauvaises habitudes de lecture en bande dessinée et c’est bien pour ça que la moyenne du temps de lecture des bd est de 20 minutes, qu’elles parlent de barbares, de voyages ou de religion. Les lecteurs qui ne veulent pas "se prendre la tête" sont paradoxalement les premiers à se plaindre du temps de lecture !!!
Moi, je veux qu’on mette du temps à lire les miennes, je veux juste dorénavant guider les lecteurs un peu mieux, leur faire oublier l’effort qu’ils fournissent. Mais surtout, ne pas délayer, ne pas vider un album de son contenu.

Sceneario.com : Le final termine cette saga. Mais cela ouvre de nouvelles perspectives. Si on te le proposait, ferais-tu une « suite » à La Licorne ? Sans en dévoiler la fin, tu pars sur de nouvelles voies avec ce tome 4. Tu y fais entrer de nouveaux personnages. D’ailleurs, as-tu voulu surfer sur la mode du Vampire ?

Mathieu GABELLA : Non non, pas de suite prévue ! J’aime les histoires qui ont une fin. On se chamaille avec Anthony, puisque, quand on lui pose la question, il répond directement "non". Et je rétorque "je suis l’initiateur de l’histoire, j’en fais ce que je veux." Mais le fait est que le projet est conçu pour avoir une fin et que je n’ai plus rien à raconter dans cet univers. Je continuerai à explorer l’Histoire des Sciences avec la bande dessinée, parce que c’est un support visuel, donc très adapté à ce sujet qui est très visuel aussi. Mais la Licorne, c’est fini. Pas de prequel, de sequel, de spin off etc…

Quoique, dans dix ans, si je dors sous les ponts…. n’y pensons plus !!!

Quant à la présence des vampires, elle m’a effectivement posé problème, comme pour le génie italien du tome 2. Pour le tome 2, j’avais le Da Vinci Code en face de moi et je me disais "je parle de Renaissance, de Sciences, d’Italie… je ne peux pas passer à côté de ce personnage… je fais comment si je veux pas m’inscrire dans les clichés à la mode !!??" Réponse : on invente une représentation totalement différente du personnage et, petite pirouette, on ne dit jamais son nom…
Les Vampires, c’est pareil : quand on parle de monstres fantastiques et qu’on fait tout le bestiaire existant, quand on parle de survivance, de croyance et de mythe moderne… on ne peut pas passer à côté !! Là encore, leur présence est logique. L’originalité vient, j’espère, du fait qu’ils s’inscrivent totalement dans l’univers qu’on a bâti puisqu’ils ont un rôle à jouer qui est cohérent avec le scénario, cohérent avec l’écologie des Primordiaux, etc…

Sceneario.com : Quelles sont tes influences à ce sujet ?

Mathieu GABELLA : Que ce soit sur l’histoire des sciences ou le fantastique, la première influence, c’est mon papa ! Il est médecin, il s’intéresse à l’histoire de la médecine, il aime le fantastique… Et il m’a élevé avec tout ça dès mon plus jeune âge !! Après, mes influences artistiques peuvent paraître diverses, mais elles ont toutes une signification par rapport à mon travail. Jeunet, par exemple, qui a dit "quand j’écris un film, j’essaie d’avoir une idée par plan…", voilà le genre de phrase qui m’a marqué !! Au cinéma, Gondry, Burton, Charlie Kaufman, les premiers films de Shyamalan… Pour l’écriture, Asimov, qui a installé un univers cohérent avec les lois de la robotiques et qui a su en tirer des centaines d’histoires toutes très diverses, Pratchett, pareil, Vargas et Benacquista, pour les idées et la langue. En bd, Alan Moore avec les Watchmen essentiellement, mais ça reste ma bible. Et ceux que je cite tout le temps : Mc Kee et Truby, deux théoriciens de l’écriture qui m’ont ouvert les yeux…

Sceneario.com : Que penses-tu du travail d’Anthony Jean sur cet ultime opus ? Est-ce que vous prévoyez de travailler une nouvelle fois ensemble ?

Mathieu GABELLA : Anthony a évolué, comme à chaque tome. Au début, j’avais un peu peur de l’épure qui s’annonçait, et en fait, tout est équilibré, tout fonctionne. Son dessin est riche dans les cases de décor, d’installation, ou certaines cases à spectacle, plus léger quand il faut privilégier la narration. Il a atteint l’équilibre parfait ! Je suis vraiment heureux du travail, d’autant plus que, comme je le dis plus haut, il fallait mettre la barre plus haut que dans les tomes d’avant : il a pas eu peur de le faire ! Même si il a un peu grimacé devant certaines scènes, il a relevé les manches et il y est allé. Que ce soit sur ce tome-là, ou sur l’ensemble de la série, la Licorne lui doit énormément… Je l’ai déjà dit, tout le monde le sait. Mais je le répète !
Pour ce qui est de retravailler avec Anthony, ça n’est pas prévu. Ca me ferait plaisir de le retrouver plus tard, ça oui. Mais après huit ans passés avec moi, ses huit premières années, en plus, il est tout à fait normal qu’il veuille faire un break, et sans doute travailler avec d’autres scénaristes, ou écrire ses propres histoires.

Sceneario.com : Tu as aussi le deuxième tome de Trois souhaits qui est sorti récemment ? Peux-tu nous en dire deux mots ? C’est une autre ambiance que l’on retrouve dans cette série.

Mathieu GABELLA : En effet, Trois souhaits, c’est une autre envie : celle de faire revivre les Mille et une nuits, un univers ringardisé par des années de nanars. J’ai eu envie de le faire revivre en jouant à Prince of Persia, les Sables du Temps. Je m’étais dit "Ubisoft arrive à réinventer cet univers, à le moderniser, le dynamiser, pourquoi pas moi ?". Donc, pareil, cette envie date depuis longtemps…
Mais je voulais intégrer ce qui fait vraiment la spécificité de cet univers : les djinns, les tapis volants, les mythes arabes, les personnages des mille et une nuits… et, comme j’aime ancrer mes histoires fantastiques dans des éléments réalistes, j’ai choisi le Jérusalem des Croisades pour démarrer… Comme les génies me semblaient être les personnages les plus intéressants de cet univers, j’ai décidé que mon héros en serait un. Pour corser les choses, il lui fallait des limites, évidemment…

Bref, 3 Souhaits est l’histoire du Kabyle, un jeune haschichin qui se sacrifie pour sa cause, mais qui, au lieu d’aller au Paradis qu’on lui a promis, va être transformé en génie. Emprisonné dans une lampe. S’il ne veut pas y rester enfermé pour l’éternité, il aura trois missions à réaliser : les trois souhaits de son maître.
Il a des pouvoirs, mais aussi des limites : il n’est pas immortel, pas omnipotent et il doit réaliser ses missions en moins d’une journée. S’il dépasse le temps imparti ou qu’il est décapité, il retourne dans la Lampe pour l’éternité.
Ce sera l’occasion de découvrir pour le lecteur ce que j’ai fait des Mille et Une nuits qu’il connaît, et comment je relie les Croisades, la guerre entre Baudoin, Saladin et les assassins à toute cette mythologie ! Ce n’est pas moins dense que la Licorne et c’est aussi extrêmement léché visuellement, Paolo est un super dessinateur !

Sceneario.com : Toutes les séries sont déjà en cours, as-tu d’autres projets à venir ? De nouvelles séries en vues ?

Mathieu GABELLA : Je finis le Mystère Nemo avec Kenny et Maz, là encore, j’ai pu aller au bout de mes envies, en clôturant cette trilogie qui explore la vie du célèbre Capitaine et qui raconte comment une bande de bras cassés va découvrir tout ça ! J’ai un peu trituré le livre de Jules Vernes, mais j’estime avoir été fidèle à l’esprit.
Je démarre en ce moment ma dernière trilogie avec des monstres, le Ventre du Dragon, chez Glénat, avec Christophe Swal. On a encore du temps pour ça. Les deux prochaines actualités sont surtout deux one shots conçus dans deux collections de David Chauvel, une chez Delcourt, la Grande Evasion, et une autre chez Dargaud, dont vous entendrez parler sous peu…

Sceneario.com : Quel est votre dernier coup de coeur pour une bande dessinée ?

Mathieu GABELLA : J’ai beaucoup aimé Quai d’Orsay, mais rien d’autre ne m’a vraiment marqué depuis longtemps en bande dessinée. J’achète assidument Fables, toujours aussi bon, je suis un fan de De Cape et de Crocs, mais sinon… Je lis beaucoup en bibliothèque ou je me fais envoyer des livres par les éditeurs, je passe d’agréables moments, mais je suis rarement marqué ou bouleversé. Mes dernières vraies joies viennent plutôt de la littérature, ou du cinéma !

Sceneario.com : Merci, Matthieu, pour ce temps passé avec nous.

Mathieu GABELLA : Ah nan, mais c’est moi !

Livres

Mathieu GABELLA pour la série LA LICORNE chez Delcourt

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