Interview

Le destin de Martha Jane Cannary à la croisée des réponses

Compte tenu de la grande complicité des deux auteurs, ces derniers ont souhaité répondre chacun à leur tour aux réponses posées (Paires pour Ch. Perrissin, impaires pour Mat. Blanchin), une façon de dire que leur complémentarité n’est nullement surfaite.

Sceneario.com : Ce mois de janvier 2008 a été l’occasion de voir éclore votre nouvelle série "Martha Jane Cannary". Comment cette sortie est-elle ressentie par vous-même et votre lectorat ?

Matthieu Blanchin : Pour nous c’est à la fois un cadeau et un soulagement car cela fait plus de 5 ans que nous avons commencé à réfléchir à ce portrait et l’aspect général du livre qui doit beaucoup au Talent de Didier Gonord, nous comble. .. Pour notre lectorat, il est encore un peu tôt pour le dire, mais vous savez, cela peut être très relatif car Blanchin par exemple, sort des albums très ponctuellement jusqu’à présent. Pour les premières réactions en dédicaces en tout cas, les lectures parfois très approfondies de lecteurs sont enthousiasmantes…

Sceneario.com : Quelle a été votre motivation quant à ce regard très particulier que vous portez sur cette femme qui a construit sa légende sur son hyperactivité masculine ?

Christian Perrissin : Quand j’étais gosse, dans les années 70, les westerns américains et italiens inondaient encore les salles de cinéma et la télé et je jouais évidemment aux cow-boys et aux Indiens. On était Buffalo Bill, Geronimo, Kit Carson ou Cochise. Et quand une fille voulait jouer avec nous, c’était souvent parce qu’elle avait un côté garçon manqué. Alors, elle faisait Calamity Jane et l’on n’avait pas le droit de l’embrasser. Voilà, ça a longtemps été ma vision de ce personnage, et la version de Morris et Goscinny, dans un fameux Lucky Luke, n’a rien fait pour m’éclairer sur cette légende. Et puis je suis tombé sur les "Lettres à sa fille", et j’ai découvert que Martha Jane Cannary n’avait rien d’un garçon manqué, c’était tout simplement une femme qui refusa de se soumettre. Toute sa vie, elle n’a voulu en faire qu’à sa tête. Et dans une société hyper conformiste et puritaine comme l’était l’Amérique d’alors, son originalité n’a pu que choquer le quidam et on lui a fait payer très cher sa marginalité.

Sceneario.com : Afin de monter cette biographie, on sent qu’un effort conséquent a été produit sur la quête d’informations. Comment vous êtes-vous organisés dans ces recherches ?

Matthieu Blanchin : Nous avons accumulé depuis longtemps, Christian et moi, pas mal de documentation écrite et iconographique sur l’Ouest au XIXe siècle. Pour ma part j’ai pu bénéficier de 3 voyages aux Etats-Unis à l’age de 16, 18 d’abord et puis à 22ans, j’y suis même allé travailler quelques mois en décorant des appartements de généreux « Européanophiles « avec des trompes l’oeil. Ça m’a payé le voyage. Cela m’a permis aussi de ramener des bouquins sur les Indiens et sur des peintres de l’ouest de Frederic Remington jusqu’à Edward Hopper … Pour le reste, on partage dans le désordre et dans une profusion passionnée nos lectures, nos trouvailles récentes sur tel ou tel événement ou détail ayant pu toucher l’existence de Martha Jane.

Sceneario.com : Quelles ont été les principales difficultés auxquelles vous avez dû faire face ?

Christian Perrissin : La première difficulté fut de parvenir à se démarquer des "Lettres à sa fille", ne pas tomber dans le piège de l’adaptation littérale. Ensuite, on s’est vite rendu compte que les sources biographiques sur les personnages sont rares et très incomplètes. Il a fallu se jeter à l’eau, et c’est en faisant la première séquence, quand Martha Jane élève seule ses frères et soeurs – jusqu’à son départ, sa fuite -, qu’on a trouvé le ton juste. À partir de là, on s’est lancé dans le récit et c’est à mi-parcours de ce premier tome qu’on y a vu un peu plus clair sur le nombre de planches qu’il nous faudrait au total. 3 tomes pour relater cette vie extraordinaire, ce n’est pas de trop. Mais il ne s’agit pas d’une biographie. Un portrait plutôt. Martha Jane Cannary a vécu au cours de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, essentiellement dans les territoires de l’Ouest – Wyoming, Montana, Dakota. Et de son vivant, elle a vu la Prairie se transformer radicalement. En 1867, quand les Cannary quittent le Missouri pour s’installer dans l’Ouest, la Prairie n’est occupée que par les tribus indiennes – Sioux, Cheyennes, Arapahoes, pour ne citer que les plus connues – les bisons se comptent par millions. Quelques pistes tracées par les premiers colons, des forts, des trappeurs… En 1903, à la mort de Martha Jane Cannary, les Indiens survivent dans des réserves, les bisons sont en voie d’extinction, des centaines de kilomètres de routes sillonnent la Prairie, des villes, le chemin de fer et des troupeaux parqués derrière des fils barbelés : l’Amérique des Blancs.

Sceneario.com : Comment avez-vous pu interpréter les périodes durant lesquelles l’Histoire et les lettres de Jane sont muettes ?

Matthieu Blanchin : Justement, une interprétation devient possible. Quand nous avons pu distinguer certains grands événements évoqués par elle-même et lorsque nous les avons recoupés avec d’autres sources émanant de plusieurs générations d’historiens. Et puis il y a sa forte propension à exagérer voire à "fantasmer" littéralement sa vie, ce qui nous offre précisément une grande liberté pour nous engouffrer dans ces vides, ces flous biographiques et imaginer… À ce moment, nous nous sommes dit : "Qu’est-ce qu’il était possible de faire pour une femme de sa trempe et de sa condition dans telle ou telle situation, dans tel espace-temps etc… ?"

Sceneario.com : Qu’est-ce vous a apporté cette expérience historique qui, si je ne me trompe pas, est une première pour chacun de vous ?

Christian Perrissin : Au départ, il n’était pas forcément question de parler autant de l’histoire de l’Ouest américain. On supposait que tout avait déjà été dit sur la question. Mais à force de se documenter pour mieux cerner ce qu’avait pu être le quotidien de Martha Jane Cannary et des femmes en général – comment travaillaient les lavandières, comment vivaient les femmes d’officiers, ou bien le rôle d’un convoyeur… – eh bien, on a découvert que finalement, le western avait très peu évoqué ce quotidien. Et c’est comme ça qu’on en est venu à développer tout cet aspect de l’Ouest, cela nous a permis de mieux ancrer le personnage de Martha Jane dans sa réalité. Pour qu’au bout du compte, on ne puisse pas dissocier sa vie de l’endroit et l’époque où elle l’a vécue.

Sceneario.com : Quel est votre point de vue personnel sur cette femme atypique ?

Matthieu Blanchin : C’est une femme qui à sa manière a tenté de réparer une enfance pleine de manques. Il est curieux de constater par exemple qu’après avoir été abandonnée, en quelque sorte, par ses parents qui meurent dans un temps très court, elle va à son tour abandonner ses 5 frères et sœurs pour ensuite abandonner sa propre fille comme nous le verront dans le deuxième livre. Par la suite, il est remarquable qu’elle va accomplir à mon sens une sorte de réparation de ces traumatismes en passant une bonne partie de son existence à recueillir des enfants, les soigner, les élever et même parfois leur payer des études.

Sceneario.com : Comment se porte votre association ? Est-ce que chacun a un rôle déterminé pour participer à l’aventure ?

Christian Perrissin : Oui, tout naturellement. Il y a d’abord une écriture. Il ne s’agit pas à proprement parler d’écrire un scénario, mais plutôt un récit au long cours. Jusqu’à présent, j’avais l’habitude d’écrire des scénarios. Une trame, d’abord, très fournie, puis je découpais planche après planche, vignette après vignette, pour terminer par les dialogues. Une fois que tout ce travail était fait, je transmettais au dessinateur qui transformait le découpage écrit en un storyboard assez fidèle aux indications données. Avec Matthieu, toute la première étape, n’existe pas. J’écris sans me soucier du nombre de planches, sans me préoccuper des cadrages et angles de vue. Seul le récit m’importe, parfois le dialogue est à peine esquissé. Ou alors, pour une scène particulière, il est au contraire très travaillé dès le début. Ensuite, Matthieu s’accapare toute cette matière première et il invente toute la mise en page dans un story-board très poussé. Et c’est autour de ce story-board que l’on remanie ensemble tout ce qui ne nous convainc pas encore. Puis je finalise tout le texte pendant que Matthieu dessine les planches.

Sceneario.com : Cette série va s’étaler sur trois tomes. Où en êtes-vous du deuxième opus ?

Matthieu Blanchin + Christian Perrissin : La structure d’ensemble est déjà établie. Christian a écrit le récit assez précisément pour environ 80 planches et Matthieu est en train de tracer à la plume et aux lavis d’encre de chine la vingtième page.

Sceneario.com : Avez-vous éventuellement d’autres projets ? En commun ou personnels ?

Matthieu Blanchin + Christian Perrissin : D’autres projets, on en a toujours plein la tête. Mais le temps et parfois l’énergie peuvent manquer. Quant à nous deux, un autre projet commun, très certainement. Mais il est encore dans la brume, nous commençons imperceptiblement à le voir s’approcher de nous. Jusqu’au moment où il s’imposera, alors il faudra s’y mettre pour de bon.

Sceneario.com : Merci d’avoir répondu à ces questions en vous souhaitant pour cette série tout le succès que vous espérez !

Matthieu Blanchin + Christian Perrissin : Merci !

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