
LA MEMOIRE DANS LES POCHES
Luc Brunschwig: "pourquoi j ai fait mes bds.... 30 ans... oh 30 ans!!!": LA MEMOIRE DANS LES POCHES

LA MEMOIRE DANS LES POCHES
Comment ? Pourquoi ?
Nous sommes en 1994. J’ai 27 ans, 2 ans de carrière et un ami illustrateur de livres pour enfants qui veut se lancer dans la bande dessinée. Il me demande si je peux lui écrire un scénario mais avant même que je lui réponde, il émet une condition : il veut une comédie. Et rien d’autre.
Pour ceux qui connaissent mon travail, on ne peut pas dire que les rires y fusent à 1000 à l’heure. On serait plutôt dans les histoires sombres, à enjeux nationaux, voir mondiaux. Je suis donc un peu stupéfait de sa demande. Mais en même temps, c’est mon ami. Et puis c’est un challenge qu’il me lance et il est important dans ce métier de ne pas s’encroûter.
Je lui promets donc d’y réfléchir. Et je le fais.
Alors ? Qu’est ce qui me fait rire ? Beaucoup de choses, en fait, mais rien qui me différencie des jeunes adultes de mon âge. Rien qui donne un « ton propre » qui permettrait d’écrire une comédie « originale ». Sauf peut-être une chose.
Si j’ai 27 ans, je vis toujours chez mes parents et j’ai avec eux une relation assez « comique ».
Yolande, ma mère, est un ogre (un gentil « ogre ») mi-juive, mi-italienne, qui me couve toujours comme si j’avais 10 ans. Un caractère fort, puissant, généreux et un peu trop angoissé, une boule d’amour même si elle a grandi dans une famille où montrer ses sentiments ne se fait pas et rend notre relation affective particulièrement maladroite.
Roger, mon père, lui est un petit monsieur discret, qui parle peu et qui a survécu à la guerre, ce qui n’a pas été le cas de son père et de son frère, arrêtés lors d’une rafle et déportés à Auschwitz d’où ils ne sont jamais revenus. Il est à la retraite, passe beaucoup de temps à promener notre chien et à écrire toutes les choses qu’il ne veut pas oublier sur des petits morceaux de papier qu’il glisse dans ses poches.
Je propose donc à mon copain (qui connait très bien mes parents) qu’on raconte de petites histoires autour de la relation entre un père, une mère et leur fils artiste qui a oublié de quitter la maison et qui se trouve en permanence en porte à faux entre son désir de faire ses propres choix et le fait qu’il est complètement dépendant d’eux financièrement mais aussi affectivement.
L’idée lui plaît.
Je commence donc à travailler sur les récits, lorsque, je me souviens d’un des trucs qui rend ma mère complètement dingo : c’est l’idée que je me retrouve à élever des enfants qui ne sont pas les miens ou qu’on me fasse endosser une paternité qui n’est pas la mienne. On a eu moulte fois des discussions épiques sur ce sujet et le fait que je sois sorti plusieurs fois avec des femmes déjà mamans n’a pas aidé à apaiser son angoisse.
Voilà un sujet fort… et de là commence à se construire une histoire où le fils rencontre une jeune femme enceinte (d’un autre) ce qui déclenche une espèce de guerre familiale où la maman, jusque-là, adorable (quoi qu’excessive en tout) décide de mener la vie dure à son rejeton pour qu’il renonce à cet amour non approuvé. Le père devient l’homme de main de la mère et profite de ses balades avec le chien pour espionner son rejeton, mine de rien et tenir sa femme informé de ce qui se trame.
Et puis, assez vite, les choses en restent là. Mon copain se dit que se lancer dans la BD n’est peut-être pas une bonne idée. Moi, je me dis que la comédie ça attendra un peu, parce que vraiment c’est pas trop mon truc…
Et les années passent…
En 1999, papa nous quitte pour toujours, des suites de la maladie de Charcot (cette maladie ignoble qui atrophie les muscles et les nerfs et qui a fini par emporter l’astrophysicien Stephen Hawking).
Et l’histoire de mon trio familial qui s’écharpe joyeusement revient me hanter puissance dix mille, clamant l’urgence de son droit d’exister.
Mais cette fois, plus question de comédie. Je vois désormais le récit comme un hommage à mes parents et surtout la possibilité de passer encore un peu de temps avec papa à discuter avec lui par-dessus le fleuve de la mort.
A discuter, oui. Parce qu’entre nous, tout n’a pas été dit. De très loin pas.
Je vous l’ai dit, mon père était un taiseux, et il ne nous a jamais parlé de son enfance, de la guerre, de ce qu’il avait ressenti avec la disparition de son propre père et de son frère.
Mon père semblait être né à 40 ans, au moment de ma naissance tardive, vierge de tout ce qui avait précédé (ma grand-mère, qui avait survécu avec lui, était morte alors que j’étais un petit enfant et ne pouvait plus parler non plus)… J’ignorais quasiment tout de papa à part quelques informations qui échappaient de temps en temps à des cousins éloignés qu’on voyait trop peu souvent : je savais ainsi qu’il avait grandi dans une maison immense et bourgeoise. Que son père était marchand de bestiaux à Altkirch, une petite ville d’Alsace du Sud. Que son père et son frère avait été raflés le même jour de 1942, alors que mon père se promenait. Que mon père et sa mère avaient été sauvés in extremis de la rafle par des voisins et qu’il avait fini la guerre, caché dans une ferme à Chevry sous le Bignon, près de Montargis…
Et c’était à peu près tout.
L’occasion était belle avec ce récit, sinon de trouver la vérité, du moins de combler les trous de notre histoire familiale avec de la fiction, en imaginant une nouvelle histoire à partir des quelques indices que j’avais.
Une façon de remplir mentalement le trou béant qu’il avait laissé.
Alors est né la Mémoire dans les Poches, le récit d’une famille en apparence idéale, qui finit par imploser, d’un homme qui n’a jamais vraiment dit qui il était et de son fils qui part à sa recherche et finit par découvrir qui son père était vraiment.

L’accueil est bon, voir un peu plus… et tout pourrait s’arrêter là. Mais non, la vie est pleine de surprises, même quand on n’en attend rien.
Début 2018, soit 8 mois après la sortie du dernier tome de la Mémoire dans les Poches, Le Lycée en Forêt de Montargis m’invite à venir parler de la série devant leurs élèves. Ce que j’accepte de faire.
Un mois plus tard, alors que je n’ai pas encore honoré leur invitation, je reçois sur Messenger, un curieux message d’une inconnue. La jeune femme qui me parle prétend être l’arrière petite fille des fameux voisins qui ont sauvé in extremis Roger Brunschwig et Marthe, sa maman, de la déportation. Si je suis bien l’un de ses descendants, elle me demande de lui répondre car elle a promis à sa grand-mère (la fille des sauveurs de papa) de nous retrouver afin de lui raconter ce que papa était devenu.
Wao.
Je ne vous cache pas que ça fait un choc… tremblant, je lui réponds que oui, je suis bien le fils de Roger Brunschwig. Et là, en à peine quelques posts, elle comble quasi tous les vides laissés par papa, me racontant la « vraie » histoire ma famille, bien différentes de celle que vous pourrez lire dans la Mémoire dans les Poches : après avoir été chassés par les nazis d’Alsace en 40, mes grands-parents, mon oncle Raymond et mon père ont trouvé refuge, rue des Remparts à Montargis, dans la maison voisine des arrières-grands parents de ma correspondante. Le 28 juin 1942 (quelques jours avant les grandes rafles du Vel d’Hiv), mon grand-père Camille et mon oncle sont arrêtés. Se rendant compte de ce qui se passe, les voisins préviennent ma grand-mère Marthe et mon père qui sont en train de se promener de ce qui se passe. Ils les prennent chez eux, déguise mon père en petite fille et les jette tous les deux dans un taxi afin qu’ils fuient la ville, au moins pour la journée.
Mon père et ma grand-mère reviendront vivre quelques temps chez leurs voisins. L’arrière grand père de ma correspondante est entré dans la résistance quelques temps plus tôt et fabrique des faux papiers.
C’est lui qui va fabriquer les fausses identités qui permettront à mon père et ma grand-mère de finir la guerre sans être ennuyés (mon père dans une ferme à quelques kilomètres de là). Ce geste magnifique fait aujourd’hui encore partie de l’histoire de cette famille, qui se transmet de génération en génération le récit du sauvetage de Roger et Marthe Brunschwig.
Ça, c’est la partie sympa.
De leur côté, mon oncle et mon grand-père ont été envoyés dans le camp de transit de Beaune la Rolande (géré par des Français) avant d’être placés quelques jours plus tard dans un convoi à destination du camp d’Auschwitz qui vient de passer du statut de camp de prisonniers politique à celui de camp d’extermination. Ils feront partis des tous premiers convois gazés dès leur arrivée.

Elle ignore cependant où elle est située dans la ville.
Ni une, ni deux, je fais des recherches sur internet, mais impossible de trouver une image, ni l’indication de la localisation. Je fais appel au seul Montargeois que je connaisse, le scénariste-dessinateur Arnaud Floch qui finit par découvrir que la plaque se trouve au-dessus de la porte d’entrée d’un des lycées de la cité… Le Lycée en Forêt… dans lequel je dois me rendre quelques semaines plus tard pour parler de… la Mémoire dans les Poches (sans qu’un instant ils aient fait le lien entre le Raymond Brunschwig de la plaque et le Luc Brunschwig qu’ils invitaient).