
LA COLLECTION 32
Luc Brunschwig: "pourquoi j ai fait mes bds.... 30 ans... oh 30 ans!!!": LA COLLECTION 32

LA COLLECTION 32
Aujourd’hui, nous allons faire une petite entorse à la règle. Je ne vais pas vous parler d’une de mes séries mais de la seule et unique collection que j’ai eu l’occasion de monter chez un éditeur… la COLLECTION 32 de Futuropolis.
Nous sommes en 2004… en octobre, si mes souvenirs sont bons…
Les éditions Dupuis viennent d’être rachetées par les éditions Dargaud et notre ami Sebastien Gnaedig, directeur des collections Aire Libre, Repérage et de toutes les collections ado-adultes de la maison, inquiet de cette association contre nature (Dargaud et Dupuis sont depuis toujours des concurrents directs, ce qui a toujours servi les intérêts des auteurs) s’apprête à quitter l’éditeur de Spirou pour se lancer dans une toute nouvelle aventure éditoriale : celle des éditions Futuropolis que Gallimard et Soleil souhaitent conjointement relancer après des années d’inactivité.
Sébastien est non seulement mon éditeur de prédilection (je le connais depuis mes débuts chez Delcourt et je l’ai toujours suivi où qu’il aille que ce soit chez les Humanoïdes Associés ou Dupuis), mais c’est aussi un ami très cher.
Lorsqu’il m’informe de son départ de Dupuis, je suis accablé. Je sais qu’on fera des choses ensemble chez Futuro, mais quelques semaines avant le rachat, j’ai signé avec lui, chez Dupuis, 3 nouveaux projets (Le Sourire du Clown, La Mémoire dans les Poches et Après la Guerre) parce que je voulais absolument faire ces albums sous sa houlette.
J’évoque mes craintes de ne pas retrouver « chez un Dupuis où il ne serait plus » une qualité de collaboration comme il m’en offre depuis plusieurs années, faite d’écoute, de compréhension et d’échanges toujours fructueux. Sebastien parle de mes inquiétudes à la direction, qui accepte de m’écouter et d’organiser une rencontre un peu particulière : si lors de cette rencontre, les éditeurs de Dupuis n’arrivent pas à me convaincre de rester chez eux, ils acceptent de déchirer les contrats et de m’autoriser à suivre Sébastien chez Futuro avec ces trois projets.
Quelques jours plus tard, la rencontre a lieu… les arguments de Dupuis sont plus que valables, mais rien n’y fait, l’envie de poursuivre ma collaboration avec Seb l’emporte. Le Sourire du Clown, la Mémoire dans les Poches et Après la Guerre feront partie des tous premiers projets publiés par le nouveau Futuropolis.
Bon ! A vrai dire, ce n’est pas aussi simple que ça. Pour le Sourire du Clown et la Mémoire dans les Poches, Seb n’a aucun doute. Ce sont des projets cohérents avec le format « roman graphique » qu’il a prévu de développer chez Futuro. Par contre, Après la Guerre est une série longue, en un nombre de tomes approchant la dizaine, bien dark, une histoire d’anticipation très éloignée de ce que les lecteurs attendent de sa maison d’édition…
Sur le coup, Seb ne sait pas trop quoi en faire, même si il y réfléchit… il faudrait trouver quelque chose de surprenant qui rendrait le projet cohérent avec une maison d’édition dont on attend qu’elle innove tant dans la forme que dans le fond.
On en parle tous les deux, à bâton rompu, pendant plusieurs heures.

Seb veut mon avis parce que la série, c’est mon cheval de bataille depuis le début de ma carrière. J’aime ce format long que ce soit en BD, en roman ou à la télévision et ça fait des années maintenant que je discute avec mon ami des séries que je regarde à la télé… or, en ce début de 21e siècle, ce format a connu un changement profond, voir radical. Jusqu’alors pas toujours bien écrites, rarement bien filmées, les séries sont devenues avec la chaine payante américaine HBO « le » phénomène culturel du moment.
Enfin des histoires denses, des personnages et des situations développés avec profondeur et talent, l’équivalent audiovisuel des meilleurs romans, qui profite de la durée pour raconter comme on n’avait jamais eu la possibilité de raconter jusqu’alors.
Voila ce qu’il faudrait pour la bande dessinée… une nouvelle façon de faire de la série qui sortirait du classique tome de 46 pages, qui n’est souvent qu’un chapitre d’une histoire plus longue s’étalant sur 3, 5, 8 tomes… et dans ces conditions, puisqu’un tome n’est plus qu’un chapitre, pourquoi 46 pages ?
46 pages réclament en moyenne un an de travail. C’est quasi incompressible. De plus, dans ces 46 pages, il y a toujours une quinzaine de pages difficiles à négocier pour le dessinateur, un ventre mou, parce qu’on n’est plus dans l’énergie du démarrage de l’album, ni dans l’énergie du bouclage.
Du coup, si on réduisait la taille des chapitres, on pourrait peut-être garder une énergie plus constante et retrouver plus régulièrement nos lecteurs ?…
D’un point de vue créatif, ça ouvrait des perspectives très intéressantes. Ne plus être prisonniers du 46 pages permettait de proposer des changements de rythmique plus régulier. En effet, quand on entre dans une histoire, on l’installe dans un rythme et une temporalité auxquels il est quasi impossible d’échapper en cours de route. Idem pour le point de vue. Si on choisit de regarder l’histoire du point de vue de l’un des personnages, impossible de remettre ça en question à moins de changer de tome.
Un changement de chapitre permettait toutes ces folies et beaucoup d’autres : sur un même nombre de pages, on pouvait raconter un an de la vie d’un personnage, puis changer et raconter le chapitre suivant : deux minutes essentielles de son existence.
Mais ce qui me semblait essentiel, c’était de sortir du prix de plus en plus élevé de la bande dessinée. Si on voulait présenter un nouveau format de série, il fallait le rendre financièrement abordable pour que les gens aient envie de le découvrir et de picorer dedans.
Toutes ces idées ont germé en quelques heures. Seb et moi, on était comme des fous… A un moment nous avons posé le projet de cette collection de « feuilletons », ce qui donnait à peu près ceci : un format de 32 pages, couverture souple, vendus aux alentours de 5 euros, ce qui en faisait les albums de création les moins chers en vente à ce moment-là en librairie, avec plus de liberté de ton et d’écriture, qui reviendrait deux ou trois fois par an en librairie et sur un nombre de tomes important à définir avec les auteurs, qu’on pouvait reprendre ensuite sous forme d’albums plus classiques (cartonnés).
Oui, on était comme des fous. Jusqu’au moment où Sébastien m’a regardé et m’a dit : « Malheureusement, avec la relance de Futuro je n’ai vraiment pas le temps de mettre tout ça en place. Par contre, si ça t’amuse de t’en charger, je te prends comme directeur de la collection !? ».
C’était tellement inattendu…
Mais on ne pouvait pas à la fois dire : on va changer le monde, et se défiler au moment de le faire.
J’ai donc dit « oui »…

Et je suis parti en quête de projets susceptibles d’intégrer ce format et d’offrir des histoires originales à tous les sens du terme… bien loin du feuilleton classique franco-belge. Très vite, la nouvelle de ce nouveau format a fait le tour de la profession et j’ai reçu de nombreux dossiers dans lesquels j’ai sélectionné 7 histoires toutes plus prometteuses et étonnantes les unes que les autres : un récits autobiographique révélateur d’une époque et d’un pays (London Calling de Runberg et Phicil), une autofiction évoquant la fuite de deux auteurs de BD dans une Europe en train d’imploser (Guerres Civiles de Morvan, Ricard et Gaultier), des comédies délirantes (James Dieu de Pontarolo et l’Idôle dans la Bombe de Presle et Jouvray), un récit de pure fiction sur l’extrémisme religieux (Le Monde de Lucie de Kris et Martinez), mon fameux Après la Guerre, récit d’Anticipation dans un monde au bord de la rupture, où les riches cherchent une solution pour se débarrasser des éléments les plus borderlines du monde qu’ils nous imposent… Un dernier récit viendra s’inscrire dans cette collection : HOLMES, que j’ai écrit pour Cecil et sur lequel je reviendrais la semaine prochaine.
La collection a été lancée en avril 2006 et est morte en septembre de la même année… les ventes ont été catastrophiques (mise en place de 12.000 ex pour des ventes à moins de 1.000).
Pourquoi cet échec ? Des récits trop peu grands publics ? un concept trop novateur et difficile à cerner ? Sans doute un peu tout ça et une autre raison qui était ma plus grosse crainte au moment du lancement, car je gardais en tête la phrase d’un ami libraire qui un jour m’avait dit : « Voila ! Un client vient me voir… j’ai à lui proposer un bouquin à 50 francs et un autre à 100… sachant qu’il va me falloir le même temps pour lui vendre le bouquin à 50 que le bouquin à 100 lequel je vais privilégier si je veux faire du chiffre d’affaire ? ».
Or la collection 32, c’était vendre 3 fois un fascicule à 5 euros pour arriver à une vente plus classique à 15 euros… un effort monumental, difficilement gérable pour des libraires déjà envahis de bouquins et débordés par la surproduction.