Interview

Kris nous parle du collectif En chemin elle rencontre

Sceneario.com : Bonjour Kris ! Pour mieux faire connaissance, vous serait-il possible de faire une petite rétrospective de votre immersion dans le monde du 9ème art ? Quel en a été le fait déclencheur ?

Kris : Ho, c’est un parcours on ne peut plus classique : un rêve de gamin qui commence à prendre corps le jour où j’ai rencontré plusieurs dessinateurs talentueux qui, comme moi, voulaient à tout prix faire de la bande dessinée. C’était en 1998, alors que j’étais en fac d’histoire à Brest : ça faisait longtemps que j’écrivais des scénarios, dans mon coin. Mais un scénariste BD sans dessinateur, ça ne sert pas à grand-chose… Bref, je travaillais au rayon BD d’une librairie et les étudiants des beaux-arts du coin venaient y traîner régulièrement. Il y avait Obion, Gwendal Lemercier, Mike, Julien Lamanda, etc. On a sympathisé et décidé de lancer ensemble une association consacrée à la BD et surtout un fanzine du même nom qui s’appelait « Le Violon Dingue ». Nous y avons fait nos premières armes, les premières idées de projets se sont concrétisées et nous nous sommes fait remarqués par différents éditeurs comme Delcourt, Le Cycliste, Vent d’Ouest, etc. Enfin, après un premier projet avorté, j’ai signé chez Delcourt en 2001 pour un album et une série : « Toussaint 66 » avec Lamanda (sorti en 2002) et « Le Déserteur » avec Obion (sorti en 2003). Entretemps, j’avais aussi réalisé plusieurs récits courts pour les collectifs de Petit à Petit.

Sceneario.com : Vous voilà en tant que scénariste à la tête d’une bibliographie bien sympathique, publiée chez des éditeurs de renom. Quel regard portez-vous sur ce travail passé ?

Kris : Je ne vais pas faire ma langue de bois : si on m’avait dit que j’arriverais à faire la moitié de ce que j’ai fait depuis 7 ans, le gamin que j’étais aurait sûrement sauté au plafond… En fait, c’est un constant aller-retour : tout ça devient vite un travail et, comme tous les boulots, il y a des jours où on n’est content de rien. Et tout ça devient surtout très vite un quotidien, la norme presque « banale » rythmant votre existence. Et d’autres fois, au contraire, j’arrive à prendre du recul, à regarder bien en face ce qui m’arrive depuis quelques années et me souvenir alors de ces rêves de gosse. Et donc de prendre conscience à quel point, la vie est belle parfois… Dans ces moments-là, autant l’avouer, il y a une certaine fierté, une vraie jouissance intérieure. Idem quand vous recevez des lettres de lecteurs ou lors de rencontres avec eux, quand vous comprenez à quel point vous les avez touché, au même titre que des auteurs vous ont touché vous-même en tant que lecteur. Quoiqu’il se passe par la suite, j’aurais au moins vécu ça et personne ne me l’enlèvera. Maintenant, j’ai énormément d’ambition… Pas pour faire le beau ou être connu ou gagner plein de fric (quoique hein, si vraiment on insiste…). Mais pour écrire encore et toujours plus des récits qui valent le coup d’être raconté et qui le soient de la façon la plus intéressante possible, le tout avec ma petite musique personnelle. On n’arrive pas toujours (jamais ?) à ce qu’on espère au départ mais, pour moi, un auteur doit placer la barre le plus haut possible et ce, à chaque projet. Se poser la question de sa légitimité, réfléchir à ce que chaque album s’insère aussi dans la construction d’une œuvre plus vaste, etc. Bref, je suis à peu près content de ce qui est déjà paru mais moins que ceux à paraître, je l’espère…

Sceneario.com : Aujourd’hui, sort chez Des ronds dans l’O, "En chemin elle rencontre", un superbe ouvrage collectif décriant la violence perpétrée sur la femme et auquel vous avez participé pleinement. Comment avez-vous été associé à celui-ci ?

Kris : Je connais Marie Moinard, l’éditrice des Ronds dans l’O, depuis mes débuts dans la BD. Peu, mais suffisamment pour estimer la personne. Je suivais déjà avec intérêt le lancement de sa maison d’édition. Je suppose qu’elle en faisait de même avec mes livres et qu’elle était donc parfaitement au courant de mon goût pour développer des documentaires ou des récits autour de faits de société. J’avais notamment participé au collectif édité pour les 20 ans de France Info où j’avais fait une histoire courte sur Nelson Mandela avec Thierry Martin. Bref, il y avait donc une certaine logique à ce qu’elle me parle de ce collectif.

Sceneario.com : Les thèmes que vous évoquez sont nombreux tels le viol, la femme-objet, la prostitution, la violence conjugale… Comment s’est fait le choix de ces sujets ? Est-ce qu’ils vous ont été imposés par Marie Moinard, l’éditrice, ou avez-vous eu toute latitude pour opter dans une liste éventuelle ?

Kris : En fait, quand Marie m’a appelé, un certain nombre de sujets étaient déjà pris car elle avait déjà sa petite idée sur qui pourrait être idéal à propos de tel ou tel histoire. De mon côté, j’étais tout à fait d’accord pour écrire quelque chose mais il me fallait, là encore, être « légitime » pour parler de tel ou tel aspect de ces violences que subissent les femmes. Je pense sincèrement que pour évoquer des sujets aussi sensibles, il faut un minimum connaître de l’intérieur ce dont on va parler. Soit en l’ayant vécu, soit en prenant vraiment le temps d’écouter celles qui l’ont subi. Or, jusqu’à preuve du contraire, je ne suis pas une femme, je n’ai même jamais subi de violences particulières et, dieu merci, je ne pense pas non plus être un de ces « bourreaux » ordinaires, même si beaucoup s’ignorent… Par contre, j’ai malheureusement eu à connaître des affaires de viols ayant touché des femmes dans mon entourage proche, affaires qui m’ont particulièrement marqué. J’en ai longuement parlé avec Marie et, dès lors, la question ne se posait plus : je traiterais donc de ces affaires de viols, ces faits qui surgissent de façon presque « ordinaire », chaque jour, dans n’importe quel milieu social ou géographique, qu’on ne voit pas souvent venir, voire qu’on découvre parfois des années après et dont les victimes autant que les bourreaux sont souvent insoupçonnables.

Sceneario.com : Pourquoi avoir décidé de parler de ces faits tragiques ? Sont-ce des sujets qui vous sensibilisent particulièrement ?

Kris : En fait, ce qui m’a marqué dans ces affaires évoquées plus haut, c’est l’ignorance terrible qui existe autour de la réalité de ces situations. Particulièrement l’ignorance des hommes. Et d’ailleurs aussi la mienne avant que je ne sois amené à les découvrir « de l’intérieur ». Combien de fois j’ai entendu dire, en résumé, « Oui mais bon, elles se fringuent sexy, c’est des allumeuses, etc. ». Et alors quoi ? Parce qu’on est « sexy », ça donne le droit de se faire violer ?! Et ces hommes qui jugent ainsi, ne seraient-ils pas très contents d’avoir une femme belle et désirable ? Evidemment que si. Et trouveraient-ils alors normal qu’elle se fasse violer ? Evidemment que non. Et, quoiqu’on en pense, ce genre de jugements à l’emporte-pièce peut émaner de tout le monde. Dans le cas évoqué plus haut, de l’un des policiers chargé de l’enquête de proximité par exemple… Au procès, j’ai même pu entendre « qui peut dire où commence et où s’arrête le viol ? ». Sans commentaire. Ou, au contraire, si. Ça appelle des commentaires. Et donc, pourquoi pas des récits de bande dessinée. On n’imagine pas non plus à quel point ça peut détruire des vies, des personnalités, sournoisement, de l’intérieur. Tous les mécanismes psychologiques résultant d’un viol, de la culpabilité réelle (et aussi surprenante qu’elle puisse paraître) qui existe presque à chaque fois chez une femme violée, au déni, à la honte, au dégoût de soi et des autres, etc. ça, c’est le plus terrible et parfois irrémédiable. Mais cet aspect, je n’ai pas pu l’aborder. Pas en huit pages, comme ça, de but en blanc et sans un gros travail préalable. Par contre, parler des hommes et de leur vision du viol, de leurs réactions si une de leurs proches était violée, ça je pouvais. Je pouvais évidemment me mettre à leur hauteur. A la bonne hauteur. Tout simplement parce que je suis un homme et que je l’ai vécu. C’est donc ce que j’ai raconté dans « Celles des autres ».

Planche Antichristus

Sceneario.com : Pour évoquer ces sujets, la partie graphique a été confiée au dessinateur Nicoby et à la coloriste Kness. Comment s’est opéré le choix de vos associés ? Est-ce le fait d’avoir travaillé conjointement sur "Les ensembles contraires" pour Nicoby et "Le monde de Lucie" pour Kness qui vous a donné envie de les retrouver ?

Kris : C’est tout simplement exactement ça. Nicoby et Kness font désormais partie de mes complices, des personnes en qui j’ai une confiance totale, non seulement dans leur travail mais aussi dans la façon de comprendre et retranscrire mon travail. Et avec qui je peux aussi échanger, discuter, rire, ne pas être d’accord, etc. jusqu’au bout de la nuit ! Bref, c’était peut-être aussi un besoin de contrebalancer la lourdeur d’un tel sujet avec le plaisir d’une nouvelle aventure humaine et créatrice, même si ce n’était que sur huit pages. Nicoby et Kness ne se connaissaient pas pour autant avant et Nico n’avait même jamais laissé quelqu’un d’autre mettre en couleurs ses images. Mais j’avais envie d’un vrai travail collectif, de profiter aussi de ce genre de récits courts pour expérimenter des choses. Ça me permettait enfin d’avoir une relecture à la fois masculine et féminine du scénario, voir si je n’étais pas à côté de la plaque. Car si je leur ai demandé à eux, ce n’est pas non plus pour qu’ils illustrent ou mettent en couleurs le récit comme s’ils allaient à l’usine… Ceci dit, il n’y a pas eu à retravailler l’histoire : ils l’ont aimé telle qu’elle et s’y sont mis aussitôt. En fait, j’ai fini d’écrire l’histoire un lundi, avant de partir chez Davodeau pour 3 jours. Sur le retour, nous nous sommes arrêtés avec Etienne pour manger à l’atelier de Nicoby et Joub. Et Nico m’a donné les pages à ce moment-là… Il avait déjà tout fait et c’était parfait ! J’ai du coup même pu les signer en direct sur la planche ☺

Sceneario.com : Comment avez-vous organisé votre travail mutuel sur les quelques 9 pages ? Est-ce que Marie Moinard conservait un œil sur la façon de structurer votre intervention ?

Kris : Ho, de la façon la plus habituelle : en fait, dès la fin de notre première conversation avec Marie, je savais que j’avais déjà mon histoire. Je la lui ai racontée de vive voix peu de temps après et pour elle c’était bon. Puis je l’ai écrite en découpage case/case, envoyée aux trois personnes concernées : Marie a dit oui tout de suite, Kness a dit « Ok ! » et Nicoby les avait déjà dessinées avant de répondre… ☺ Enfin, c’est sûr que, vu le sujet, Marie se devait d’être encore plus attentive qu’un éditeur doit normalement l’être. Mais, déjà au téléphone, nous avions bien senti tous les deux que nous étions totalement en accord sur ce que j’allais raconter et de quelle façon.

Sceneario.com : Considérant le résultat probant de votre fiction bien inspirée, solidement charpentée et explicite, on perçoit sans ambiguïté que votre engagement (à vous trois) pour dénigrer les atteintes féminines est total. Ressentiez-vous une certaine osmose entre vous à ce titre ?

Kris : Sans doute, oui, mais nous n’avons pas obligatoirement la même façon de l’exprimer. Moi, je vais souvent être très « premier degré », presque immédiatement militant, on va dire. Ça me révolte donc j’en parle, voire je gueule. Là, c’est à travers une histoire mais ça serait pareil dans la « vraie » vie. Nicoby est beaucoup plus sur la réserve, il prend sans doute plus de recul et peut rester plus détaché, plus fataliste par rapport à des choses qui le révolteraient. Ça ne l’empêche pas de s’engager mais de façon presque naturelle, sans plus de démonstration, sans avoir besoin de porter un étendard le plus haut possible. Ça a aussi été sa façon de dire « oui » à ce projet et de le dessiner. Il fallait le faire, ça valait le coup de le faire donc il l’a fait. Point barre, inutile d’épiloguer ou de se poser des questions plus longtemps. Kness, c’est sans doute encore différent. En surface, elle pourrait dire juste « oui parce que ça va être cool de bosser ensemble à nouveau ». Et le côté militant pourrait paraître secondaire. En réalité, c’est une fille qui les yeux grands ouverts sur le monde, qui accomplit un travail de réflexion et d’expériences énorme autour de la bande dessinée et de ses multiples « dérivés » graphiques, notamment à travers le site et la maison d’édition « Café Salé » dont elle s’occupe. C’était aussi une des premières à rejoindre le syndicat des auteurs BD, etc. Bref, ce n’est pas obligatoirement quelque chose qu’elle va hurler sur tous les toits mais ce qu’elle fait parle pour elle. Et je n’aimerais pas être un type qui maltraiterait sa compagne là, juste sous ses yeux… Bref, tant mieux si vous avez ressenti une certaine « osmose » dans ce travail et cet engagement, osmose qui était sans doute bien réelle, oui. Mais nos attitudes et façons de l’exprimer sont différentes. Ce qui est encore le meilleur moyen pour qu’une collaboration soit la plus riche possible…

Sceneario.com : Le fait de vous trouver à œuvrer aux côtés de nombreux auteurs à la notoriété avérée, a-t-il été l’occasion de vous motiver davantage dans cette prise de position collective ? Avez-vous peut-être eu l’occasion de faire des rencontres anecdotiques ou marquantes dans ce projet ?

Kris : Pour la première question, absolument pas. J’ai dit oui sans savoir une seconde qui serait présent à nos côtés. Je n’accepte pas de participer à ce genre de collectifs pour paraître plus « beau » aux côtés de confrères reconnus. C’est juste un travail qui s’inscrit aussi logiquement dans ce que je développe par ailleurs dans mes propres albums. Après seulement, j’ai demandé qui participait également et je n’ai pas été surpris d’y retrouver des auteurs dont j’apprécie énormément le travail et les qualités humaines comme Eric Corbeyran, Jeanne Puchol, Daphné Collignon ou Charles Masson, etc. On va dire que c’est une petite cerise sur le gâteau et, en même temps, c’est d’une logique presque imparable au vu de ce que, eux aussi, développe dans leurs œuvres. J’ai juste conseillé à Marie d’appeler aussi Emmanuel Lepage car je le pensais susceptible de faire quelque chose. Comme il bouclait « Oh les filles » T2, il ne pouvait faire une histoire complète mais vu la couverture qu’il a réalisé à la place, je crois que personne ne s’en plaint ! Quant à la deuxième, pas encore, si ce n’est l’occasion de visiter le Sénat pour le tournage de l’émission « Un monde de bulles » qui sera consacrée à ce livre ! Mais ça serait chouette de faire un repas ou une rencontre avec tous les auteurs… Sans doute difficile, voire impossible mais ça ferait une belle soirée, je crois…

Sceneario.com : Est-ce qu’il serait possible d’avoir votre opinion de lecteur sur cet ouvrage et le travail réalisé ?

Kris : Là, tout de suite non… Car, je ne l’ai pas lu encore ! En fait, j’ai le pdf complet de l’album, que j’ai rapidement parcouru. Mais je reste très « old school » : il me faut la version papier pour apprécier pleinement un bouquin ! Disons que certaines illustrations m’ont sauté aux yeux, comme celle de Magda par exemple, et que je suis très curieux de lire en entier le long récit de Corbeyran et Marie, dessiné par Damien Vanders dont le graphisme et le découpage m’ont immédiatement séduit. Quoiqu’il en soit, ça me semble très varié et je sens qu’outre l’aspect « militant », je vais surtout passer un bon moment de lecture. Quant au travail accompli par Marie autour de ce bouquin, dans tous ses aspects purement éditoriaux, là, c’est tout simplement énorme. Je ne sais pas combien d’heures elle a pu passer dessus mais elle fait en sorte de rappeler qu’éditeur, ce n’est pas juste un métier comme un autre : c’est aussi une vie à part entière, avec de la passion, de l’amour à donner et à recevoir, des emmerdes dont on triomphe parfois mais pas toujours, des surprises et des déceptions… Et des tas de cafés !

Sceneario.com : Quels sont vos projets actuels voire futurs ?

Kris : Hmm… ça serait très long à raconter et j’ai le sentiment que c’est moins le sujet de cette itw. Disons juste que le T1 de « Notre-Mère la Guerre », un nouveau récit historique inspiré de faits réels et se déroulant durant la guerre 14-18, sort le 17 septembre (dessin de Maël), accompagné de la suite et fin des « Ensembles contraires » avec Eric T. et Nicoby. Le tout chez Futuropolis. Et que j’espère qu’ils feront deux beaux gardes du corps pour « encadrer » la parution de « En chemin, elle rencontre… »

Sceneario.com : Un immense merci pour vos réponses et le temps que vous nous avez accordé.

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