Interview

Jung pour le tome 1 de Couleur de peau : Miel

Sceneario.com : Bonjour Jung.
Pourquoi être édité chez Soleil, alors que tu as été auparavant édité chez d’autres éditeurs ? D’autant plus que l’autobiographie ne colle pas vraiment avec le genre habituel des publications Soleil.

Jung : Je travaille pour Quadrant qui est un nouveau label des éditions Soleil. Celui-ci a été créé par Denis Bajram et Valérie Mangin. Ils ont passé le flambeau à Corinne Bertrand qui vient des éditions Dupuis, et précédemment des éditions Delcourt. Je connais Corinne depuis longtemps et ça faisait un bon moment qu’on parlait de travailler ensemble. Évidemment, il aurait été légitime que cette BD très personnelle sorte chez Delcourt qui m’édite et me fait confiance depuis 15 ans, mais l’envie de travailler avec Corinne fût plus forte. C’était malgré tout un choix très difficile à faire. Mais bon, je suis un grand garçon, donc j’assume et je ne regrette pas mon choix.
En quittant Dupuis, elle a reçu des appels du pied de Futuropolis et de Soleil. Pour des raisons qui ne regardent qu’elle, elle a choisi Soleil avec sa toute nouvelle structure Quadrant qui ne demandait qu’à être développée, c’était un véritable challenge pour elle. Je l’ai tout simplement suivie. Maintenant est-ce que ma BD colle avec l’esprit Soleil ou non, je ne sais pas, mais elle colle parfaitement avec l’esprit Quadrant ! De toute manière, peu importe d’être dans l’esprit d’un éditeur, du moment que le bouquin est bon, c’est le principal.

Sceneario.com : Qu’est-ce qui t’a fait choisir ce format (170 x 240 mm, 152 pages) et le noir et blanc ?

Jung : Je voulais travailler sur un format A4, papier machine, en noir et blanc avec un traitement en noir et blanc et au lavis. Ce format et cette technique me permettent d’avancer très rapidement, je rentre moins dans les détails, je vais directement à l’essentiel. Ainsi, je peux faire 20 planches toutes les 2 semaines, scénario compris. C’est une manière de travailler très euphorisante, moins laborieuse. J’ai toujours aimé le noir et blanc qui d’ailleurs s’est tout de suite imposé pour ce récit autobiographique.

Sceneario.com : Dans cet album, bien qu’on reconnaisse la finesse de ton trait, le style est différent (plus "simple", personnages plutôt caricaturaux …), est-ce que ça s’est aussi imposé, comme le noir et blanc ?

Jung : Les personnages sont plus caricaturaux, mais beaucoup plus vivants et expressifs que dans tous mes autres albums. Je voulais rendre ce petit garçon attachant, que le lecteur aie envie de passer du temps avec lui. Certes, il est grimaçant, moqueur, tendre, triste parfois, mais extrêmement humain finalement. Le style est plus rond, plus abordable, je n’ai pas fait beaucoup de recherche, j’ai dessiné comme lorsqu’on dessine sans contrainte, spontanément. Du coup, j’ai pris beaucoup de plaisir à dessiner cette histoire .

Sceneario.com : Tu as dessiné Yasuda et La jeune fille et le vent sur des scenarii de Ryelandt, Okiya sous la plume de Jee-Yun, qui a aussi collaboré à l’adaptation de Kwaïdan. Tu es ici pour la première fois seul maître à bord, est-ce que cela a été difficile ?

Jung : C’est un récit autobiographique, donc je n’ai pas dû me creuser beaucoup pour trouver une histoire. L’originalité de cette bd est je pense dans le traitement, le ton particulier et décalé. J’ai raconté mon histoire en imaginant que c’était celle d’une autre personne, donc ça m’a permis de prendre du recul, et de raconter les choses avec un certain détachement. D’où l’utilisation de l’humour, de la dérision.

Sceneario.com : Le thème de la quête identitaire n’est pas nouveau, déjà dans Kwaidan par exemple : était-ce annonciateur de ta biographie ?

Jung : Pas que dans Kwaidan, dans tous mes albums, avec ou sans scénariste on retrouve les mêmes thèmes : la quête de l’identité, le déracinement, l’Asie, etc. Tous ces thèmes sont liés directement à mon vécu et mes questionnements existentiels. Seulement, dans Couleur de peau : Miel j’aborde sans détour les problèmes ou les joies qui sont liés à l’adoption internationale coréenne, phénomène étrange et unique . Nous sommes 200 000 Coréens adoptés éparpillés dans le monde, ça méritait qu’on en parle dans un livre, non ? Disons que mon autobiographie était un prétexte pour aborder ce sujet.

Sceneario.com : Voulais-tu de toute façon faire cette autobiographie depuis longtemps, un projet qui a mûri doucement ou bien est-ce venu plus tard, comme un déclic ?

Jung : Au départ, Jee-Yun ( mon épouse) et moi-même voulions raconter sous forme de gags des histoires de problèmes de couples, des relations entre les femmes et les hommes. Pour diverses raisons ça ne s’est pas fait. Ensuite, je lui ai proposé de raconter l’histoire de nos adoptions en BD. Offre qu’elle a déclinée, car elle ne se sentait pas prête, et encore moins de raconter son adoption avec humour ! Donc, je me suis jeté à l’eau tout seul. J’ai pris une feuille papier machine qui traînait sur ma table, j’ai tracé un cadre et j’ai réalisé les 3 premières pages en 4 heures. J’étais super excité, car le style s’est imposé de lui-même, spontanément.
J’ai montré ces premières pages à Jee-Yun, qui m’a dit « Fonce ! C’est super ! »

Sceneario.com : T’est-il plus difficile de raconter ta vie que de raconter d’autres histoires ?

Jung : L’un n’est pas plus facile que l’autre. Dans Couleur de peau : Miel ce qui a été difficile, c’était de ne pas rentrer dans le piège de l’autobiographie à l’eau de rose qui se contemple le nombril en se lamentant. Je ne voulais pas de ça ! Pas de misérabilisme était ma seule contrainte. Ce qui ne veut pas dire que le lecteur ne peut pas être ému ou touché par cette histoire. Il ne faut pas confondre misérabilisme et émotion ! J’aimerais que les lecteurs soient touchés, émus par ce petit garçon de 5 ans, qu’il les interpelle, qu’il les amuse, qu’il les fasse rire et, idéalement, qu’il les fasse réfléchir.

Sceneario.com : As-tu lu d’autres autobiographies en BD avant de te lancer dans la tienne ? Est-ce qu’elles ont eu une influence sur la réalisation de ton histoire ?

Jung : J’ai lu Shenzen et Pyong Yang de Guy Delisle, et les carnets de bord de Lewis Trondheim qui m’ont bien fait rire. J’ai lu également Blankets de Craig Thompson et le tome 1 et 2 de Persépolis dont j’ai adoré l’adaptation cinématographique.

Sceneario.com : T’es-tu rappelé tout seul de tout ce que tu racontes dans ta BD ou as-tu eu recours aux témoignages et aux souvenirs de personnes qui ont croisé ton chemin ou t’ont accompagné dans la vie ?

Jung : Tous ces souvenirs était bien ancrés en moi, bien entendu certains souvenirs étaient plus confus, j’ai un peu brodé par-ci par-là, un peu romancé, mais très peu finalement. J’ai réalisé le tome 1 très rapidement, en 4 mois et le seul regard extérieur que j’avais sur mes pages était celui de mon éditrice.

Sceneario.com : As-tu fait lire ton autobiographie à tes proches ? Quelles ont été les réactions pour ceux qui l’ont lue ? Comment penses-tu que cela va être accueilli par ceux qui ne l’ont pas lue ?

Jung : En fait, le tome 1 n’est pas encore sorti en librairie, il ne sortira que le 26 septembre, le tome 2 que j’ai presque terminé sortira en janvier. Donc les seules personnes à avoir lu cet album sont mon éditeur et quelques journalistes ou personnes apparentées qui ont reçu un jeu de copies de l’album. C’est seulement lorsque j’ai terminé les dernières pages et que je les ai envoyées à la fabrication que je me suis vraiment rendu compte que j’allais exposer au public toute une partie de ma vie. Mais là, il était trop tard pour faire marche arrière, et tant mieux, car le sujet de l’adoption a été très peu abordé en BD. Je raconte des choses très intimes, mais avec un ton tellement décalé que je n’ai aucune crainte quant aux réactions des gens ou celles de ma famille. Pour finir, je dis souvent qu’une autobiographie comporte toujours une grande part de subjectivité et que par conséquent n’importe qui aurait le droit de démentir ce que je raconte .

Sceneario.com : Le tome 1 couvre la période de ton enfance et l’entrée dans l’adolescence, de ta découverte par un policier dans les rues de Séoul jusqu’à l’âge de 13 ans. Qu’est-ce qui attend le lecteur dans le tome 2 ?

Jung : Et bien, de mes 13 ans à ma majorité, il s’est passé plein de choses. L’adolescence, les nouvelles rencontres notamment avec d’autres Coréens adoptés, les filles, le dessin, mon voyage au Japon, etc…Et puis d’autres évènements que je ne raconterai pas ici.

Sceneario.com : Es-tu finalement allé en Corée du Sud ?

Jung : Pas encore.

Sceneario.com : Qu’attends-tu de ton voyage dans ce pays ?

Jung : Qu’est-ce que j’attends de ce voyage? Hm, un retour au pays natal. Me confronter à moi-même, à ma culture d’origine, à mes ancêtres…Voir ce fameux orphelinat américain le « Holt », ce marché de Namdaemun à Séoul où le policier m’a trouvé.  Aller en Corée pour retrouver ma famille serait illusoire, j’en suis tout à fait conscient et c’est pour cette raison que je ne ferai pas de recherche car je risquerais d’être fort déçu si je ne trouve rien. Donc, j’irai et puis je verrai bien ce qui se passera une fois sur place. J’ai une amie coréenne adoptée qui a retrouvé ses parents, elle est repartie là bas il y a 15 ans et a fondé une association pour que les adoptés d’origine coréenne puissent retourner en Corée et obtenir un visa spécial renouvelable tous les 2 ans avec le « work permit ». Elle a dû se battre contre des moulins à vent, ça a pris des années, mais elle y est arrivée. Donc les choses bougent et toute une structure psychologique, logistique s’est mise en place au fil des années pour aider les adoptés à retourner visiter leur pays d’origine, et pour ceux qui veulent essayer de retrouver leur famille.

Sceneario.com : Tu as vécu un peu en Thaïlande, était-ce une façon de te rapprocher de tes racines asiatiques ?

Jung : Complètement, la Thaïlande était une première étape. C’est marrant, car ici on me prend pour un Chinois, un Thaïlandais ou un Vietnamien. Les Thaïs me prennent pour un « Yippun » : un Japonais. Quand j’essayais de leur expliquer que j’étais d’origine coréenne, que j’avais la nationalité belge par adoption et que je parlais le français, ils ne me prenaient pas au sérieux (rire). Là, je me suis rendu compte que je serai un étranger partout.

Sceneario.com : As-tu ressenti des similitudes entre la Thaïlande et la Corée ou des souvenirs que tu as pu avoir de ce pays ?

Jung : Je ne connais pas assez bien la Corée pour en parler . Mais ça me plairait beaucoup de faire une bd « reportage » sur ce futur voyage. On verra…

Sceneario.com : Parles-tu encore le coréen ? L’as-tu réappri ? As-tu des facilités pour cette langue ?

Jung : En tous cas, j’ai parlé le coréen les 5 premières années de ma vie. Je parlais un peu l’anglais aussi, paraît-il. J’ai tout oublié, forcément, mais j’aime beaucoup la musicalité de cette langue qui m’est familière même si je ne comprends rien. J’ai essayé de réapprendre un petit peu, mais j’ai des difficultés pour la prononciation. En revanche j’ai plus de facilité pour la langue japonaise. Je suis vraiment un traître à la solde des Japonais (rire). Ça me fait penser à une anecdote : en 2001 au festival d’Angoulême, j’ai rencontré un éditeur coréen à qui j’avais montré Kwaidan (publié aux éditions Delcourt). Celui-ci appréciait beaucoup le graphisme et aurait bien édité la BD dans sa langue. Seulement, il me dit gentiment que ça ne pourrait pas se faire car il craignait que le public coréen accepte mal le fait qu’un de leur « compatriote » dessine des histoires japonaises.

Sceneario.com : Ta passion pour le Japon était-elle aussi une façon de te rapprocher de tes racines ? As-tu ressenti des choses familières lors de ton voyage au Japon ?

Jung : Inconsciemment, oui. À 20 ans, quand je suis allé au Japon, dans un premier temps je me suis senti bien entouré d’asiatiques. Puis, je me suis rendu compte à quel point à l’intérieur de moi-même j’étais différent d’eux, à quel point on peut se sentir « déraciné ». Tu sais, pour moi, les choses familières sont « européennes », pas japonaises. Je suis presque convaincu que je ressentirai la même chose en Corée. Pour en revenir au déracinement, avec l’arrivée de l’internet, la démocratisation des billets d’avion, Erasmus, la délocalisation, etc…, le monde se rétrécit. Beaucoup de jeunes, ou moins jeunes, partent vivre, étudier ou travailler à l’étranger. Un jeune Français vivant à Singapour sera confronté aux mêmes problèmes qu’un Algérien né en France, ou qu’un Coréen adopté en Belgique. J’ai le sentiment de faire partie d’une avant-garde, et plus j’avance, plus je me rends compte que nous sommes de plus en plus nombreux à être dans ce cas. Le monde évolue inéluctablement dans cette direction.

Sceneario.com : Quels sont tes derniers coups de coeur BD ? Cinéma ? Lecture ? Musique ?

Jung : Les petits ruisseaux de Rabaté en BD, The Host au cinéma, La bête aveugle de Rampo Edogawa en roman, Sainkho Namtchylak et les chansons de ma fille en musique .

Sceneario.com : Quels sont tes projets pour l’après Couleur de peau : Miel ?

Jung : Je finis le tome 2 de Couleur de peau : Miel et parallèlement je travaille sur une nouvelle trilogie japonaise avec Jee-Yun au scénario et couleurs pour Delcourt qui s’intitulera  Kyoteru  et dont la sortie est prévue en février 2008.

Sceneario.com : Mille Mercis pour les réponses à nos questions.

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