Interview

Jean Harambat plonge dans la Gascogne des Invisibles

 

 

 

Sceneario.com : Bonjour Jean. Avant toute chose, pouvez-vous vous présenter pour nos internautes ?

Jean Harambat : Je suis né en 1976 dans les Landes où je vis désormais. Après un parcours un peu sinueux qui m’a conduit dans différents pays et différentes activités, je suis rentré en France fin 2003 en me lançant dans le reportage illustré pour plusieurs journaux et magazines. Je souhaitais coupler les deux mais certains médias comme Le Monde 2 n’utilisaient que la photographie et ne prenaient que mon texte. J’ai donc souvent séparé écriture et dessin. Tout en privilégiant le grand reportage, j’illustrais tout ce qui se présentait : livre d’édition régionale, cartes de voeux et même des caricatures dans des salons. Le journal Sud Ouest, qui m’avait beaucoup fait travailler, m’a alors proposé de faire une bande dessinée à paraître en quotidien à l’été 2006.

Sceneario.com : Qu’est-ce qui vous a donné envie de raconter la révolte menée par Audijos ?

Jean Harambat : Le journal souhaitait une histoire régionale et, malgré ma défiance pour la bande dessinée historique, je pensais que ce serait opportun pour les lecteurs de Sud Ouest. Et puis, je me suis pris au jeu. Ayant un goût marqué pour la littérature d’aventure (de Stevenson à Mac Orlan), j’ai voulu faire une bande dessinée de ce type où le contexte historique serait rigoureux, mais pas pesant, et privilégier les personnages et l’atmosphère de tragédie grecque de cet épisode.


Sceneario.com : Comment avez-vous retracé la vie d’Audijos et celle de ses compagnons ? Quelle est la part du roman et de l’historique ?

Jean Harambat : L’histoire d’Audijos est méconnue malgré son aspect spectaculaire. Il est intéressant de noter qu’en cette fin de dix-septième siècle, c’est un monde qui s’écroule dans les campagnes, comme le décrit l’historien Y.-M. Bercé. Les livres de monsieur Bercé m’ont donné beaucoup d’idées que j’ai essayé de traduire discrètement (l’héritage d’un certain paganisme, le rythme et l’isolement des communautés rurales, leur haine souvent irrationnelle de la gabelle). Nous avons beaucoup échangé au sujet du scénario, jusque dans certains détails (comme l’aspect d’un cimetière).
Il y a des passages obligés de cape et d’épée comme les duels et évasions. Toutefois, je me fondais sur des détails véridiques. Pour l’exemple, l’évasion de Tordgueule : si elle est inventée, il y a bien eu des tentatives d’évasion avant les exécutions publiques et l’intendant Pellot, dans sa correspondance, se sent menacé par des "Invisibles" déguisés en pèlerins. Je joins ces deux détails récoltés aux archives pour en faire un épisode romanesque. Les lieutenants d’Audijos ont péri comme je le décris (pour Pilate dans des conditions encore plus épouvantables). Audijos était bien soutenu par l’ensemble de la communauté, des paysans aux nobles. Même l’église locale le soutenait. Le curé de Coudures s’est fait tuer dans des conditions plus obscures que celles décrites mais d’autres prêtres ont été enfermés pour avoir aidé Audijos. J’ai là aussi compilé ces deux faits. La vérité historique est imbriquée dans la fiction, il me faudrait des heures pour les démêler. Généralement, ce que rapporte le colporteur est directement sorti des chroniques d’époque. Quant à la chanson interdite, je l’ai réécrite…

Jean Harambat : On en a beaucoup parlé avec Luc Brunschwig qui s’occupait de mon projet chez Futuropolis. Je tenais à une histoire avec points de vue qui correspondait à ma propre difficulté à définir Audijos au cours de mes recherches. Il était insaisissable, tantôt saint, tantôt soupçonné des exactions les plus noires. Je trouvai que cela nourrissait son mythe, qu’il n’en apparaissait que plus mystérieux, avec des motivations inconnues. Un film comme Le Crabe-Tambour est très réussi grâce au même procédé. J’espère que le lecteur affine sa vision du personnage au cours du livre mais qu’Audijos garde sa part d’ombre et sa mélancolie secrète.
Les femmes sont aussi le symbole des communautés : Diane, la mère, représente le pouvoir des nobles de province en passe d’être mis à pied. Anne, la soeur, plus sauvage, est proche des villageois. Jeanne-Marie, la fiancée, est une bourgeoise un peu coquette, qui rêve d’exploits. Elles représentent à elles trois un choeur grec. Chacune est associée à un lieu symbolique (la demeure pour la mère, la forêt pour la soeur, le lavoir pour Jeanne).

 


En regardant de près la chronologie de l’histoire, on peut voir que c’est l’intervention de Jeanne-Marie qui est décisive. Jeanne-Marie, de condition bourgeoise, est une petite madame Bovary, un peu précieuse même si elle s’en défend. (elle lit à Audijos Amadis des Gaules) et l’entraîne au combat de façon inconséquente. Elle lui est fidèle, mais par une forme de romantisme suspect. On voit qu’elle se remarie à l’épilogue, peut-être un peu légèrement alors que la virile mère d’Audijos meurt aussitôt après l’annonce de la mort de son fils (comme le suggère la date sur la tombe). L’influence qu’elles ont eue sur les Audijos les rendra malheureuses.

Sceneario.com : Vous avez choisi de raconter la vie du héros à travers le regard de trois femmes. Pour quelles raisons ?

Elles ont toutes trois existé (bien que Jeanne-Marie soit beaucoup plus jeune). Anne et sa mère ont bien été emprisonnées. Présenter l’histoire par leurs yeux était une façon de faire une BD d’aventures où l’aventure est secondaire. Les Invisibles du titre sont les révoltés, bien sûr, mais sont aussi ces trois femmes au pouvoir politique indirect qui vivent dans une espèce de huis clos rural où l’information est incertaine, sujette aux rumeurs et aux soupçons. Je trouvais intéressant d’associer le fond habituel de cape et d’épée à une forme plus inhabituelle, plus théâtrale.

Sceneario.com : Le choix graphique de crayonné et du noir et blanc, c’est une habitude ou un choix particulier pour ce livre ? Pour quelle raison ?

 

Jean Harambat : Il s’agit en fait de bichromie, avec une teinte brune assez neutre proche du gris mais colorée. Je dessine ainsi, avec impatience, tout en recommençant une dizaine de fois certaines vignettes de façon à avoir un peu de grâce. Je cherche le dynamisme des coups de crayons et de pinceaux spontanés, leurs tremblements incertains, leurs accidents. J’essaye même de dessiner debout, à main levée, de façon à garder la vie, la force du premier jet. La bichromie correspond à cette histoire assez amère (les amis du héros sont tués dans des conditions épouvantables et les femmes ont une responsabilité dans l’exil et la mort du frère, fils, époux). Les rebelles restent en marge d’une communauté qu’ils ont pourtant défendue, comme Johannique à la fin. La bichromie, je crois, participe de cette ambiance crépusculaire. Et puis, c’est le seul moyen (économique) pour faire des romans graphiques au contenu abondant. Encore que j’aurais pu faire 500 pages sur ces personnages qui m’ont accompagné pendant près de trois ans…

Sceneario.com : Avez-vous de nouveaux projets de BD en préparation ?

Jean Harambat : Je réalise en ce moment une bande dessinée pour la n° 5 de la revue trimestrielle de reportages XXI dirigée par Patrick de Saint-Exupéry. Et je prépare pour Futuropolis une adaptation du roman inachevé de Stevenson Le juge pendeur, encore en projet.

Photos : Matthieu Sartre

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