Interview

Isabelle Bauthian pour Le prétexte

Sceneario.com : Bonjour Isabelle. On peut peut-être avant toutes choses commencer par une rapide présentation de votre parcours, comment êtes-vous entrée dans le monde de la bande dessinée ?

Le prétexte couv

Isabelle Bauthian : Un peu par hasard. Je voulais travailler dans le cinéma ou la recherche scientifique, même si j’ai toujours écrit. Pendant ma thèse, durant laquelle je m’ennuyais un peu, je me suis remise sérieusement à l’écriture et j’ai rencontré des auteurs de bd qui m’ont fait découvrir leur métier. Je me destinais plutôt au roman, au départ, mais j’ai monté deux dossiers bd en parallèle et j’ai eu la chance de les voir tous deux acceptés. Depuis, je n’ai plus arrêté. J’ai aussi continué la comédie… mais arrêté les sciences, du moins professionnellement.

Sceneario.com : Quelle est l’histoire de cet album ? Comment est né votre projet ?

Isabelle Bauthian : Le projet est né suite aux rencontres avec les lecteurs d’Effleurés, mon premier livre avec Sylvain Limousi. Il y avait ce personnage secondaire, Marc, le "con de service", qui intriguait quelques personnes. On me disait : "Pourquoi ils restent avec lui s’il est si con ? C’est leur pote et ils n’arrêtent pas de l’insulter" ou alors : "Il n’est pas si bête que ça, ce type". J’ai vraiment adoré ces réactions, car c’était le but de ce personnage de susciter de tels sentiments. Et, du coup, j’ai voulu le développer. Marc, c’est le gars bien dans ses baskets et son époque, mais totalement lourd, égoïste, inconsidéré, sans compassion… Il possède par contre une réelle finesse quand il s’agit de cerner les failles des gens qui l’entourent. Je voulais le voir se remettre lui-même en question. Mais c’était un roc. Pour l’ébranler, il fallait un électrochoc. D’où le choix de cette grande frayeur : son amie lui apprend que l’homme avec qui elle l’avait trompé auparavant a déclaré un Sida. Comment ce garçon si sûr de lui et que rien ne surprend va-t-il réagir à une telle nouvelle ? Le principe de l’album était né, il n’y avait plus qu’à développer les réactions du héros.

Sceneario.com : C’est la deuxième fois que vous travaillez avec le dessinateur Sylvain Limousi pour une histoire qui reste dans la même tonalité, vous pouvez nous en dire un peu plus sur votre collaboration ?

Isabelle Bauthian : On s’est rencontrés sur le Net… et on travaille à 100% par mail. C’est ce que je fais la plupart du temps avec les dessinateurs avec qui je collabore, mais avec Sylvain ça relève de l’obligation : il habite en Chine. La particularité de mon travail avec lui, c’est que je ne fais pas de découpage à la case (ou alors très suggéré, dans la manière de présenter mes dialogues, dans le rythme de mes descriptions). Il me propose ensuite un storyboard qu’on retravaille ensemble. Mais, comme c’est notre deuxième album, ça se fait maintenant très vite : je m’inspire de son dessin, je sais quoi dire pour l’inspirer lui, et il sait ce qui correspondra à mon écriture en termes de mise en scène. C’est une réelle co-inspiration, je pense, et c’est agréable.
 

Sceneario.com : Pour revenir sur l’histoire de votre album, dans Le prétexte Marc (le héros) tient des propos assez durs, vous partagez sa vision des choses où bien ce n’est que l’un de vos personnages ?

Isabelle Bauthian : C’est vraiment la vision de Marc. Ça a d’ailleurs été une contrainte, pour moi, en cours d’écriture, car il fallait que ce soient toujours ses mots, pas les miens. Des fois, c’était presque frustrant de ne pas pouvoir exprimer mon point de vue sur certains sujets, mais c’est une fiction, pas un essai. Ceci dit, je le rejoins sur certaines observations : quand, notamment, il dit qu’il n’est jamais dépaysé, quel que soit l’endroit où il se trouve, parce que les gens sont partout les mêmes. Je suis toujours très surprise quand j’entends des personnes, face à une autre culture, s’extasier sur les différences, alors que moi, la première chose qui me saute aux yeux, ce sont des constantes criantes quel que soit le groupe humain. Je trouve que c’est une espèce de fascination pour l’exotisme qui empêche de voir des ressemblances évidentes et crée de nombreux malentendus. Je partage d’ailleurs sa remarque quand il dit "les vraies raisons de nos conflits ne résident pas dans ce qui nous éloigne mais dans ce qui nous rapproche". Mais la différence, c’est que moi je vais en tirer des conclusions humanistes… alors que lui va juste dire "tous les mêmes, tous des beaufs, tous des cons". Aussi, quand je décèle des névroses chez quelqu’un (ou chez moi !), je suis curieuse de savoir d’où elles viennent et comment il serait possible de les combattre. Marc, lui, ne verra qu’une occasion de mettre à la personne le nez dans ses contradictions, et pourquoi pas en public. C’est quelqu’un de très dur, mais aussi d’extrêmement lucide, c’est pour ça que ses réflexions me semblent intéressantes, même quand je ne les partage pas. Il fait réagir ceux qui y sont disposés, c’est un rôle potentiellement très positif, même si le personnage lui-même ne l’est pas.

Sceneario.com : Marc est un personnage qui n’est pas franchement sympathique, vous aviez vraiment cette volonté de le rendre antipathique ?

Isabelle Bauthian : e ne tenais pas à ce qu’il soit nécessairement détestable, mais il fallait qu’il ait par moments un réel côté "connard de base". Je le connaissais bien après Effleurés, et ça s’est fait sans calcul. J’ai tout de même un certain respect pour Marc, car il fait partie des trop rares personnes qui possèdent un grand recul sur les choses, une réelle connaissance d’eux-mêmes, et le courage de rester fidèle à leurs principes même si ces derniers ne sont pas "dans la moralité admise". Son problème, c’est qu’il a tendance à n’utiliser ces capacités que pour mettre en avant les choses négatives chez autrui… et qu’à force d’assumer son personnage, il devient une caricature de lui-même. Comme si se connaître interdisait de travailler sur soi. Ça le rend parfois très bête… mais aussi, je pense, avec sa lucidité associée à son manque de tact, très menaçant pour les gens qui l’entourent.

Sceneario.com : Vous semblez avoir trouver votre credo avec le genre de la chronique sociale « psychologique » et fortement ancré dans le réel ?

Isabelle Bauthian : Honnêtement, c’est surtout que j’ai réussi à signer essentiellement des récits de ce type. Mais finalement, je me sens assez à l’aise dans cet exercice. J’ai l’impression que, du moins en bd, on a plus de libertés en s’affranchissant d’un "genre" où les gens ont parfois des attentes très particulières… que je n’ai pas forcément de raisons de satisfaire. J’ai constaté ça sur Havre, qui a reçu un très bon accueil critique mais pour lequel certaines personnes déploraient un manque d’action. Effectivement, la plupart des bd post-apocalyptiques bourrinent pas mal mais, dans ce récit, plus de violence était injustifié (d’autant qu’il y en a déjà pas mal !) … j’aurais presque trouvé ça vulgaire. Bon, ceci dit, Havre reste un genre de chronique sociale psychologique, même si c’est de la sf. Peut-être qu’effectivement c’est mon credo.
 

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Sceneario.com : Le sida a un rôle clé dans Le prétexte, c’était pour vous important d’en parler ?

Isabelle Bauthian : Plus que du sida, je voulais parler de la menace qu’il représente. L’injustice, la perte de contrôle, aussi une peur de la mort et de l’inconnu à laquelle nous sommes très peu confrontés dans nos sociétés modernes si nous savons l’éviter. Je ne me suis pas sentie investie d’une mission sociale et j’aurais presque trouvé un peu indécent et prétentieux de vouloir absolument "la ramener" sous prétexte que mon métier m’en donnait la possibilité. D’autres gens, comme Peeters, ont traité ça mieux que je ne le pourrais jamais, tout simplement parce qu’ils avaient un réel point de vue à apporter, pas juste un avis d’individu lambda.

Sceneario.com : Pourquoi le choix de ce titre Le prétexte ?

Isabelle Bauthian : Parce que la menace de la maladie est, pour Marc, le déclencheur de sa remise en question. Mais ce n’est qu’un prétexte : il sait qu’il a assez peu de chances d’être malade mais il saisit cette opportunité un peu dramatique (au sens théâtral du terme) pour justifier le coup de pied au cul dont il avait besoin.

Sceneario.com : Pour vous écrire sur ces thèmes, ça représente quoi ? Un besoin particulier ?

Isabelle Bauthian : Non, je n’ai jamais écrit par besoin. Ce n’est d’ailleurs pas tant l’écriture qui me plaît que le fait de voir le livre terminé et, à mes yeux, réussi. Quant à mes thèmes ce sont plus des idées de base. Ce qui va m’intéresser, c’est de les développer, de poser des questions plus générales, de tenter des réponses, de créer des histoires… L’expression artistique est un besoin viscéral parce que c’est là-dedans que j’ai le sentiment, à mon échelle, d’être utile. Mais l’écriture n’est qu’un média, et les thèmes une inspiration.

Sceneario.com : Vous avez d’autres projets ?

Isabelle Bauthian : Oui. Je travaille en ce moment sur deux autres one-shots intimistes. L’un chez Drugstore, avec Rebecca Morse, basé sur des témoignages, qui parle des méthodes employées par les centrales d’appels de voyance par téléphone. On a traité le sujet avec pas mal d’humour, mais il se passe là-dedans des choses assez violentes psychologiquement. L’autre est chez la Boîte à Bulles, avec Michel-Yves Schmitt. Ça s’appelle "Ma Vie d’adulte", et ça parle de toutes ces personnes qui ne se sentent pas en phase avec la société, mais sans pour autant être des rebelles ou des « adulescents ». Ce sera mon premier livre en partie inspiré de mon expérience. Le reste, ce sont des commandes, et je ne peux pas trop en parler pour l’instant. Mais ce sont des exercices assez amusants.

Sceneario.com : Si je vous demande de me dire un auteur, un artiste, un homme ou une femme qui vous a influencé et par lequel vous vous retrouvez ?

Isabelle Bauthian : J’ai du mal à citer des influences directes, des gens qui auraient pu forger mon style, mes thèmes de prédilection, ou qui me ressemblent. J’ai plus des référents en terme d’approche générale, des personnes qui me font dire "si on peut arriver à ça avec cette manière de faire, j’ai raison de la conserver". Ce sont des artistes qui font des choses très ressenties, avec des personnages et des sentiments très crédibles, une grande précision alliée à une grande finesse, un propos qui va au-delà de la thématique principale. Mon quatuor adulé, ce serait Shakespeare, Bob Dylan, Delacroix et Dustin Hoffman. Des gens qui non seulement m’inspirent, m’apprennent beaucoup en tant que jeune artiste, mais dont j’ai le sentiment qu’ils me tirent vers le haut humainement.
 

Sceneario.com : Enfin pour conclure, vous nous avez parler au tout début de votre envie de faire du cinéma avant même de devenir auteur de bande dessinée, et je crois bien que vous n’avez pas totalement abandonner cette voix. Vous pouvez nous en dire un peu plus ?

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Isabelle Bauthian : Je n’ai pas du tout abandonné, même si je l’avais mise un temps de côté. La comédie a été ma première vocation professionnelle. Paradoxalement, je ne suis pas du tout attirée par le star system et le côté glamour associé au cinéma m’a toujours déplu. Mais donner vie à un personnage, en apportant sa patte à un travail collectif, j’adore, et je n’ai jamais perdu cette envie. J’ai donc participé à plusieurs courts et moyens métrages pour me faire la main et me confronter à la réalité d’un tournage. Le dernier, Les Ames Pixellisées, de Michael Castellanet, que j’ai aussi scénarisé, réunit Anny Duperey, Roger Miremont, Bernard Le Coq et Jean-Claude Dreyfus. C’était formidable de voir des acteurs d’une telle réputation nous faire confiance, et on est très contents du résultat. En ce moment, je travaille avec le même réa sur un projet de long métrage qui semble ne pas trop mal s’engager, et je croise les doigts pour que tout se confirme. Réussir à mener de front une carrière dans le livre et dans le cinéma, pour le coup, serait un véritable achèvement.

Sceneario.com : Isabelle, merci et à bientôt !

Isabelle Bauthian : Mais… merci à vous 🙂

Site d’Isabelle Bauthian : http://www.isabellebauthian.com

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