Interview

Interview de Wilfrid LUPANO sur l’Ivresse des Fantômes

 

Sceneario.com : Bonjour, et merci de nous accorder cette interview. Pourriez-vous vous présenter pour les internautes ?

Wilfrid Lupano : Je suis Wilfrid LUPANO, j’ai 36 ans, je suis père d’un petit garçon. Je suis venu à la bande dessinée il y a une petite dizaine d’années, par hasard, ma première activité ayant été le monde de la nuit comme on dit. J’ai travaillé dans le monde de la nuit pendant 15 ans ; j’ai commencé tôt. En parallèle, j’écrivais. J’ai toujours plus ou moins écrit, mais pour moi. En même temps, je lisais de la bande dessinée mais bizarrement, je n’avais pas fait le lien entre les deux activités. D’abord parce que je n’aurais pas su comment m’y prendre et puis, je ne sais pas pourquoi, mais je ne faisais vraiment pas le lien. Puis, j’ai rencontré des dessinateurs, qui étaient aussi musiciens et qui jouaient fréquemment dans mon bar. On est devenu amis et ils ont su que j’écrivais. Pour la petite histoire, c’était PIGNAULT et CAMPOY, qui faisaient Arcanes à l’époque, chez DELCOURT. Ils m’ont demandé de les aider à développer des projets. J’ai essayé, on a envoyé ça chez Delcourt, ça leur a plu et voilà. Je me suis retrouvé scénariste comme ça.Du coup, j’y ai pris goût, j’ai voulu écrire mon histoire à moi, et j’ai écrit Alim le Tanneur. Je l’ai renvoyé et ça a plu aussi… Donc, au bout d’un moment, je me suis retrouvé avec les deux activités. Je travaillais la nuit, et, j’écrivais. Ce n’était plus possible.

Comme ça faisait longtemps que je travaillais la nuit, que j’avais un peu fait le tour, j’ai décidé de franchir le cap et de ne faire que de l’écriture. C’est ce que je fais maintenant depuis trois ans. Non, on est en 2008, cela fait quatre ans. J’ai arrêté le débit de boissons fin 2003. Depuis, j’ai pris 5 kilos : forcément, le scénariste c’est un peu sédentaire, alors que mine de rien, derrière un comptoir, on bouge pas mal. Mais je bois moins, donc je vais mieux. Et voilà un peu mon parcours jusque-là.

Sceneario.com : Le titre de ta nouvelle BD vient-il de là ?

Wilfrid Lupano : Peut-être oui mais j’ai toujours beaucoup aimé ce mot. Je trouve que c’est un beau mot de la langue française : ça sonne bien. Au début, ce projet s’appelait LILI FLEUR BLEUE. Le titre du tome 1 était le titre de la série. Notre projet ayant évolué, on a pris le parti de changer de narrateur à chaque album. Donc, au tome 1 c’est Lili, au tome 2 c’est son père, et, au tome 3 c’est Renard. Donc appeler la série du nom du personnage alors qu’on changeait de narrateur à chaque fois, …

Sceneario.com : D’où les titres de chaque album adaptés au narrateur ?

Wilfrid Lupano : Exactement, et le gros plan sur la couverture. Chaque protagoniste a un tome.
C’était un poil ardu à faire accepter à Delcourt comme idée mais bon…

Sceneario.com : Le point de vue change à chaque fois mais reste complémentaire : la différence de narration entre le tome 1 et le tome 2 apporte beaucoup. Le tome 1 était assez complexe, on sentait qu’il y avait des ramifications sans pour autant les détecter clairement. Le tome 2 apporte la vision du père et densifie l’histoire.

Wilfrid Lupano : Par exemple, dans le tome 1, la scène de l’hôtel Prillon est une anecdote. Elle prend sens dans le tome 2. Il y a plein de choses comme ça qui sont recoupées. C’était un peu un casse-tête narratif à faire. Pour construire le tome 1, il fallait avoir une vision de l’ensemble.

En même temps, on savait qu’en faisant ça, on allait perdre un lectorat : il n’y a pas vraiment de personnage principal, la narration est disloquée on va dire et, mon éditeur le sait aussi du reste, ça ferme la porte à la série grand public. Mais, en même temps, on savait que ça intéresserait d’autres gens. Pour construire ça, on s’est beaucoup inspiré de films qui sont disloqués du point de vue du scénario comme Snatch ou Pulp Fiction. Tous les éléments sont donc complètement mélangés, et, il faut attendre et reconstruire son propre film. On a eu envie de faire cette expérience là avec Morgann, qui en était partisan et qui apporte beaucoup, parce que c’est compliqué à faire.

Sceneario.com : Justement dans le tome 2, il est compliqué de savoir quand il s’agit de flash back et quand il s’agit de l’instant T. On nous raconte des évènements qu’il nous manquait dans le tome 1 pour rebasculer dans l’instant présent. Ce n’est pas commun comme style de narration mais c’est prenant parce que l’on reconstitue tout comme un puzzle. Tout s’imbrique.

Wilfrid Lupano : Lorsque je dis qu’on perd l’aspect grand public, c’est parce qu’on demande un effort supplémentaire au lecteur. Ce n’est pas un mal mais ça ne se lit pas facilement. Il faut être un peu dedans. Il ne faut pas se mettre à la lecture du tome 2 sans avoir lu le tome 1. Et ce sera pareil pour le trois. Il y a une densité, une complexité, qui fait l’intérêt, selon nous. C’est une petite expérience qu’on avait envie de mener. Et ça ne vous a pas échappé : le style de Morgann a évolué et dans le tome 3, c’est encore mieux.

Sceneario.com : D’ailleurs, comment l’avez-vous rencontré ?

Wilfrid Lupano :
Je suis très attaché à cette série parce que les deux-là, c’est incroyable ! Je tenais un bar à Toulouse. C’était un bar très fréquenté par le milieu du spectacle. Il se passait tout le temps plein de choses dans ce bistro et parmi les clientes, j’avais la maman de Morgann. Elle est dans le théâtre et elle habitait à 200 mètres du bar.

Je venais d’arriver à l’époque (en 2001) et elle me dit : « tu sais, mon fils, il a 17 ans et il dessine bien. Il faudra que je te montre ses dessins. » Moi, sur le moment j’étais un peu…. Si tu veux, on me l’a fait 30 fois au moins le coup du « oh mon fils, il dessine bien ». Quand on est scénariste, ça arrive souvent et quand on regarde, on fait « ah oui, il dessine bien, faut qu’il arrête ! ». Donc là, c’était pareil, j’étais un petit peu tendu on va dire. Morgann avait 19 ans, un truc comme ça. Il s’est pointé avec des planches : il adaptait Las Vegas Parano en BD à 19 ans, tout seul. J’ai vu ses planches : ce n’était pas publiable, ce n’était pas bien mais il y avait un terreau énorme. J’étais surpris. Je lui ai demandé s’il faisait une école et il m’a dit que non, qu’il passait son bac.

Par contre, Morgann a continué à bosser et régulièrement, je lui demandais de me montrer ce qu’il avait de nouveau. Il s’est avéré que j’habitais à Toulouse la porte en face de chez lui. Vraiment, physiquement, on pouvait se voir d’une fenêtre à l’autre. Donc, au bout d’un moment (ça a pris deux ans je crois), il est venu avec quelque chose qui était très correct et il m’a dit : « je travaille tout seul, j’ai pas de scénar, t’aurais pas un truc ». Je lui ai dit que j’avais quelque chose qui pourrait peut-être lui plaire et on est parti là-dessus.

Voilà comment ça s’est fait. Quand notre projet a été presque fini, c’était juste avant un festival, je suis allé au copie-service du coin pour en faire des photocopies. Sur place, pendant que je faisais mes photocopies, quelqu’un me tape sur l’épaule et me dit : « Excusez-moi, vous faites de la BD (parce qu’il voyait les planches) ? », et je lui ai dit : « oui un peu ». « Parce que moi, j’aimerai bien me mettre à faire de la couleur de BD. Ça m’intéresse mais je ne sais pas comment il faut faire » : c’était Jérôme. Je lui ai répondu que je n’en savais rien non plus (parce que c’est pas mon boulot) mais que je pouvais lui faire rencontrer des gens qui savent et lui expliquer 2 ou 3 trucs. Il est venu chez moi et m’a demandé s’il pouvait prendre des planches pour essayer. Il est donc parti avec 2, 3 photocopies de planches que j’avais, sans savoir qui les dessinait. Il s’est mis à essayer de faire de la couleur là-dessus. Au début, c’était épouvantable, effroyable (pardon Jérome). Il m’a envoyé ses 1ers travaux en me demandant « qu’est-ce que t’en penses ? ».

Sceneario.com : Qu’utilise-t-il pour travailler ?

Wilfrid Lupano : Il travaille sur Photoshop. Je l’ai branché avec d’autres coloristes qui lui ont donné des conseils. Entre temps, il a percuté qu’il était entrain de travailler sur les planches de Morgann qui était un copain à lui du temps du lycée. C’était un truc de dingue ! Ils ont repris contact, et Morgann l’a aidé à développer son travail.

Comme on n’avait toujours pas de coloriste et Jérôme est revenu à la charge et m’a dit : « J’ai fait de nouveaux essais, est-ce que je peux te les montrer ?» .Et là, c’était hyper bien. On les a montrés chez Delcourt qui a dit : « il faut le faire avec lui ». Je suis hyper content de ça parce que c’est une vraie BD école, même pour moi, parce que je n’étais pas un scénariste très expérimenté au moment où j’ai fait ça. Mais, c’est toujours intéressant, on était un peu tous dans la même galère comme ça. C’était sympa. Depuis, Jérôme a été repéré : il fait maintenant des couleurs pour MIDAM. Son travail n’est pas passé inaperçu parce qu’on l’a poussé dans des trucs très très tranchés. Ça va super loin.

Sceneario.com : Sur certaines cases, quand il s’agit de scènes nocturnes, le rendu est vraiment très assombri.

Wilfrid Lupano : Effectivement, ce n’est pas la nuit américaine.

Sceneario.com : Sur les cases du tome 2, quand son père découvre le monde de Lili, l’atmosphère est très sombre mais les cases restent parfaitement lisibles, ce qui n’était pas nécessairement facile à réaliser. On note d’ailleurs une évolution entre les deux volumes.

Wilfrid Lupano : Justement, sur le 1er tome, il a eu de grosses déceptions parce que, comme beaucoup de coloristes débutants qui travaillent sur ordi, ils ne se rendent pas compte qu’à l’impression, le rendu hyper lumineux qu’ils ont sur l’écran est aplati et que c’est sombre. Sur le tome 1, il avait donc été déçu par certaines scènes. Sur le tome 2, il en a pris la leçon, il est même allé chez l’imprimeur surveiller le rendu pour pas se rater. Il est entrain de prendre ses marques. Il trouve sa technique.
Je suis surtout content sur cette série d’avoir permis à 2 super artistes d’émerger comme ça sur un projet, je le répète, qui n’était pas si évident que ça.

Sceneario.com : En effet, dans le 1er tome, le personnage central est quand même une dealeuse, toxico, complètement perdue, qui n’est pas dans les canons du genre.

Wilfrid Lupano : Et elle n’est pas sexy.

Sceneario.com : Effectivement, dreadlocks, baggy…

Wilfrid Lupano : Et ça, ce n’est pas passé. Ils nous ont dit « Mais ce n’est pas une fille ». Je leur ai demandé de sortir un peu, de regarder autour d’eux. Mais, pour eux, ça ne passait pas : une fille, ce n’est pas comme ça. « Vous avez vu comment elle se tient ». On me disait : « Déjà que ton scénario est barré, faites un effort ». Ça a été une lutte mais ils ont été plutôt coulant chez Delcourt. Ils donnent leur avis mais ils nous laissent faire finalement. Chez certains éditeurs, ce ne serait vraiment pas passé.

Chez Delcourt, je suis généralement content du suivi. Les scénars sont lus, les pages sont étudiées par les directeurs artistiques. Ils font leur boulot. Ils se trompent des fois, sans doute, mais, au moins, on sent qu’ils les ont regardées. Ils donnent leur avis et ils disent : « ça, ça va ; ça, c’est pourri ; ça, s’est bien ; ça, faut le garder ; ça, il faudrait peut-être le faire évoluer ». Sur les dialogues, ils disent : « ça, je ne suis pas fan ; est-ce que ce ne serait pas mieux un truc comme ça ? ». 

On prend, ou on ne prend pas. C’est toujours de la suggestion. Il n’y a pas d’ordre. Cela m’arrive souvent. Et, puis on dit, ce sera comme ça et pas autrement. Si on se plante, ce sera de notre faute. Comme ça, ce ne sera pas la leur.
Pour ça, il y a un respect quand même de l’auteur. C’est agréable.

Sceneario.com : Et, par rapport au scénario justement, comment vous est venue l’idée ? C’est très underground. Est-ce l’influence du milieu de la nuit ?

Wilfrid Lupano : Oui, complètement. J’avais envie de faire une série sur le monde de la drogue, sur l’underground, mais au sens propre. On a fait une ville immense, où on est vraiment dans les tuyaux. Mais, sans tomber dans les clichés, où s’il doit y avoir un gentil, ce sera forcément le policier qui essaie de lutter contre les méchants en réseaux parce que, moi, ce que j’ai vu, ce ne sont pas des univers aussi simples que ça. J’ai donc essayé de faire avec des exemples que j’avais autour de moi.
J’ai eu une critique sur un site internet qui s’appelle Phylactère : sur le tome 1, le gars dit qu’il a plutôt aimé, qu’il a aimé le graphisme mais que sur l’histoire, il préfère réserver son jugement parce qu’il trouve quand même que faire ainsi l’apologie de la drogue : « où est la morale là-dedans ? ».

Sceneario.com : Pourtant, ce n’est pas l’objet ?

Wilfrid Lupano : Et voilà : c’est assez incroyable parce que je n’avais vraiment pas l’impression que ce monde là donnait envie. A la fin, j’ai regardé mon travail et me suis demandé si on avait envie de vivre la vie de Lili. Je n’en suis pas persuadé.

Sceneario.com : Elle a un regard très critique sur sa vie : elle se décrit comme une sous-merde à moment donné, comme une ratée.

Wilfrid Lupano : Elle veut se barrer de là.

Sceneario.com : Elle a un regard très dur sur ce qu’elle est devenue, ne serait-ce que quand elle est se regarde physiquement et qu’elle reconnaît qu’elle est en déchéance. Il n’y a pas, pour moi, d’apologie du tout.

Wilfrid Lupano : Clairement non mais …

Sceneario.com : Par contre, c’est un regard neutre qui peut choquer. C’est peut-être là le décalage ?

Wilfrid Lupano : Oui. Et de quelqu’un qui en croûte quand même : je pense que c’est ça aussi. C’est le fait que, mine de rien, le personnage principal paye son loyer en vendant de la drogue. Mais, Crimes, arnaques et botanique, qui est un très bon film, tourne autour de ça et la difficulté c’est d’arriver à rendre ce type de personnage attachant. Rendre des justiciers, et des paladins attachants, c’est facile, parce que forcément, ils incarnent toutes les valeurs positives. Mais, commencer à teinter son personnage de côtés un peu glauques, c’est plus difficile

Sceneario.com : Elle est très humaine. Le fait d’expliquer toute son enfance, avec ses doutes, ses questionnements, ça la rend tout de suite pleine de fragilités et il n’y a pas seulement le côté sordide, dealer, qui ne se préoccupe pas de ce qui se passe. Elle a tout un arrière plan qui fait qu’on comprend comment elle y est venue.

Wilfrid Lupano : Dans les canons classiques, surtout dans tout ce qui est anglo-saxon, dans le mode de fonctionnement du polar, le méchant est souvent un petit peu méchant par vocation, voire il a reçu une excellente éducation, on voit bien qu’il est lettré, qu’il pourrait faire autre chose dans la vie et qu’il a choisi de devenir un trafiquant de drogue parce que c’est plus sympa. L’expérience, la réalité montrent que ce n’est jamais ça, jamais, jamais ce n’est arrivé. C’est toujours des gens qui n’ont pas eu d’autres solutions pour s’en sortir la plupart du temps. 

Elle, elle est fille de grand scientifique mais elle a choisi de rompre, de couper les ponts, de faire sa révolte adolescente jusqu’au bout et elle l’assume en devenant autre chose. Mais, il y a toujours une explication. Montrer un marginal sans montrer le parcours, c’est souvent un petit peu malhonnête : c’est facile.

Pour nous, la difficulté, c’était : pas de méchants, pas de gentils là-dedans. Un type comme le mafieux avec qui elle traite souvent, qui s’appelle Sool, un peu gros, qui est toujours jovial, qui a l’air charmant mais bon…

Sceneario.com : On ne s’y frotterait pas, quand même !

Wilfrid Lupano : On ne sait jamais trop finalement. Tout le monde fait son business, essaie de vivre.

Sceneario.com : C’est une économie…

Wilfrid Lupano : Oui : c’est un équilibre.

Sceneario.com : C’est un peu le même type d’héroïne que dans la série télé où une mère de famille vend de la drogue : Weeds

Wilfrid Lupano : J’ai été content de voir ce genre parce qu’à l’époque où l’on a présenté ça, on nous disait que le personnage principal n’était pas facile à vendre au public. Puis, dans l’intervalle, on a vu des produits émergés, et là encore, on est sur des séries qui ne prétendent pas devenir Desperate housewives ou Friends. Elles savent bien, ces séries-là, qu’elles ne vont pas prendre le haut du pavé parce qu’elles ne s’adressent pas à tout le monde, parce que tout le monde ne va pas adhérer. C’est évident que les ligues chrétiennes ne vont pas trouver que Lili Fleur bleue est un exemple pour la jeunesse. Mais, on peut aussi accepter dès le début de ne pas s’adresser à tous, parce que ça condamne un petit peu à faire plus simple, à faire du consensuel. J’enfonce peut-être des portes ouvertes mais mine de rien, c’est un peu ça.

Sceneario.com : Le monde que vous décrivez est une réalité pourtant : même si c’est futuriste, c’est très descriptif de ce qui se passe.

Wilfrid Lupano : Les fonctionnements sont crédibles.

Sceneario.com : A un moment donné, il faut arrêter d’être fleur bleue, surtout avec les héroïnes : en général, elles sont toujours magnifiques, sexy, parfois gourdes mais souvent bien gentilles.

Wilfrid Lupano : Oui. Et bien là, on n’est pas tendre avec les filles dans L’ivresse des fantômes : il n’y a qu’à voir Clémentine, la fille du policier, qui est un peu spéciale.

On se fait plaisir aussi avec ça. C’est un peu de la provoc. Mais, on me le sort à chacune de mes séries : quand j’ai envoyé le scénario d’Alim le Tanneur à plusieurs maisons d’édition, quand je n’avais pas encore trouvé Virginie AUGUSTIN pour le dessiner et quand ce n’était vraiment que le scénario, on m’a systématiquement répondu : « Y’a pas une meuf, pas un coup d’épée, fais un effort quand même ».

Comme j’étais débutant, j’ai bien failli céder. Et je pense que si je n’avais pas dégoté Virginie (que, quasiment, aucun éditeur saint d’esprit ne peut refuser), j’y aurais été obligé. Avec un dessinateur peut-être moins talentueux, les éditeurs ne l’auraient pas forcément pris en l’état. Mais, comme Virginie l’avait aimé comme ça, et qu’elle a commencé à travailler là-dessus, quand ils ont vu les dessins, ils ont dit « oui oui on prend ». Et là, pour le scénario : « oui oui il est parfait ton scénario, on prend ».

Mais je ne sais pas : si je n’avais pas eu Virginie, je pense qu’à l’époque on m’aurait déjà emmerdé avec ça, alors que je ne suis pas le seul à ne pas utiliser systématiquement les ingrédients, les archétypes féminins, qui sont quand même durs en BD. On n’en sort pas de ce truc là.

Je viens de voir le projet d’une jeune fille qui sort d’une école : c’est hallucinant ! C’est une histoire enfantine : ses héroïnes sont des petites filles qui enquêtent sur du paranormal, ça ressemble à Emily Strange mais en couleurs. C’est vachement bien et elle a été le présenter à des éditeurs. Ils ont regardé et ont dit : « le trait est enfantin mais le thème du paranormal c’est plutôt pour les adultes. On ne sait pas bien où tu te situes : ton héroïne, elle aurait 16 ans et plus de poitrine, ça serait mieux. »
On n’en sort pas, tu vois. C’est incroyable.

Comme on m’a dit sur Alim: « ça ne pourrait pas être une fille plutôt ? Sa fille ne pourrait pas être plus âgée et déjà un peu formée ? »

Sceneario.com : En plus, elle grandit au fil de l’histoire

Wilfrid Lupano : Oui. Et ça, j’en entends parler aussi et c’est terrible. Pour le tome 4, j’ai lu sur internet, « elle va avoir 16 ans… ». Ils sont tous déjà super excités. C’est incroyable, c’est fou !

Sceneario.com : A propos d’Alim le Tanneur, entre le tome 2 et le tome 3, il y a une coupure de 10 ans à peu près. Les lecteurs ont pu être un peu déroutés.

Wilfrid Lupano : Petit à petit, j’essaie de faire passer le message que je malmène mon lectorat, en règle générale. Ce qu’ils ont aimé dans un tome, il y a peu de chance qu’ils le retrouvent dans le tome suivant. J’essaie de prendre des risques à chaque fois, de les surprendre. Forcément, en essayant de faire ça, on en perd quelques-uns en route, mais, en même temps, c’est le cas depuis le début. Il y a en avait déjà, après le tome 1, qui n’avaient pas trop pardonné qu’on n’ait plus trop l’effet Mille et une nuits dans le tome 2. On était un peu moins dans la ville arabe très ensoleillée, on était dans les montagnes etc… Déjà, il y en avait pleins qui, ayant perdu l’aspect Mille et une nuits, n’appréciaient plus la série.

Ça, c’est le jeu. Je n’essaie pas forcément de « resservir la soupe ». Ce qui a plu, ça a plu, c’est bien mais je ne vais pas faire 15 tomes où Bul a 6 ans parce que les gens trouvent qu’elle est mignonne. Moi, j’ai un scénario à raconter, je sais exactement où je vais. Je sais bien que je me coupe un peu l’herbe sous le pied en faisant ça, ne nous le cachons pas.

Sceneario.com : La sensation de rupture se retrouve aussi dans l’Ivresse des Fantômes. Le tome 1 est assez sombre, très cynique. Le tome 2 m’a fait parfois rire : Corentin qui atterrit dans l’underground, ce n’est que du bonheur. Il y a un tel décalage entre le squat et l’aristo. Ça a allégé le ton alors que ce volume raconte reste dur.

Wilfrid Lupano : Oui, tout à fait. C’est la découverte d’un autre univers. Mais ça, c’est un truc vrai : dans un bar que j’ai tenu pendant quelques années, j’avais un jeune, complètement paumé, qui faisait conneries sur conneries. C’était une catastrophe : tous les soirs, il arrivait à s’engrainer avec des gens, se battre, se faire dépouiller. Il se réveillait, il ne savait plus où il était.

Et il buvait, il faisait des ardoises, voire il se battait et cassait des choses ou alors il buvait toute la soirée et disait « j’ai perdu tout mon argent »… que des trucs comme ça. Et quand il avait passé les bornes, son père passait derrière. Son père était un attaché d’ambassade, qui arrivait en grosse voiture, costard cravate, qui s’exprimait avec énormément de politesse. C’était quelqu’un d’extrêmement érudit, ça se voyait : il était éduqué, il venait s’excuser pour son fils, il réglait les ardoises et il repartait. Il avait un rapport avec son fils qui était uniquement basé sur l’argent. Et l’autre derrière, sa vie était déjà complètement foutue. On n’en fera rien de ce type là. Du reste, je le revoie aujourd’hui : il est toujours pareil. Je pense que toute sa vie, son père viendra payer les ardoises dans les bars et lui donner une rente.

Sceneario.com : Pourquoi un tel changement de ton ? Bien que l’on change de narrateur, il aurait pu rester cynique ?

Wilfrid Lupano : Je ne peux pas rester longtemps dans le sombre, mon naturel Desprogien revient au galop. Le personnage du tome 3, c’est un boulet, Renard. Il fait un beau festival mais comme c’est le tome 3 et que c’est aussi le dénouement (puisque c’est une trilogie), on ne pouvait pas rester que dans un registre comique. La famille Sumane se rappelle à notre bon souvenir et il y a aussi des côtés peu marrants. L’équilibre entre le tragique et le comique est un genre que j’explore de plus en plus. C’est Dupontel qui appelait ça du Trashi-comique : c’est ce qu’il a fait dans Bernie, ce mélange de glauque absolu et de drolatique. Il faut être client. Ça se retrouve chez les frères Cohen. Moi, j’aime cet univers : on le retrouve dans Snatch, Crimes, arnaques et botanique. Les frères Coen, pour moi, ce sont des génies absolus parce que précisément, que ce soit dans Le grand saut, The big Lebowski, O’brother ou Fargo, ils arrivent à rendre des crétins, qui sont bêtes, méchants, cruels, stupides, attachants. On les adore, on tremble pour eux. Ça n’a l’air de rien mais, à l’écriture, c’est super dur parce qu’au début, il n’y a rien à quoi à s’accrocher. On se demande comment on va faire aimer ce type, qui est un non sens absolu. C’est ce qui me guide depuis que j’ai commencé à écrire parce qu’Alim, c’est à sa manière aussi un anti-héros. Il n’a pas d’épaules, il n’a pas encore mis une claque au tome 3.

Sceneari.com : On se demande pourquoi c’est lui le héros d’ailleurs ?

Wilfrid Lupano : Précisément et d’ailleurs, on me la pose, la question. Qu’est-ce qu’il fout là ? Mais, petit à petit, il pèse sur le monde. On voit dans le tome 3 qu’il a déjà énormément pesé sur le monde. Mine de rien, il a déjà fait faire un gros chemin aux reliques de Jésameth qui n’étaient pas du bon côté de l’océan et qui, maintenant, y sont. On voit donc bien qu’il fait progresser la société dans laquelle il vit mais pas à coups d’épée. C’est vrai que c’est un autre type d’écriture et je comprends très bien que ça n’intéresse pas certaines personnes.

Je ne dirais pas que c’est plus difficile, parce que si je commence à écrire un personnage en disant « ce serait le plus beau, ce serait le plus fort, ce serait aussi le plus intelligent », la 4ème ligne ne vient pas. Je n’ai rien à dire avec ce mec là. Ce n’est pas que c’est plus facile, c’est que, moi, je ne sais pas le faire.

Je pars systématiquement de leurs failles, de leurs défauts ou de l’échec de leur parcours. C’est ça qui m’intéresse. Le super héros, le paladin, le super flic, je n’arrive pas à l’animer. J’ai essayé parce qu’on m’a proposé de faire des séries, disons, plus alimentaires. Parfois, j’ai dit oui : parce que je me suis dit « j’ai un enfant, faut qu’il croûte, voilà.. ». Mais en fait, au bout d’un mois, j’ai rappelé en disant que je n’avais pas écrit deux pages, que je n’y arrivais pas. C’est en ça que je me dis des fois que je ne suis pas un scénariste professionnel, au sens mercenaire. Je ne peux pas écrire tout et n’importe quoi. J’admire ceux qui sont capables de faire ça. Je trouve que ça demande une ouverture d’esprit que je n’ai pas. Clairement. Pour l’instant, je n’en suis pas là dans mon écriture.

Sceneario.com : Même après quelques années, est-ce qu’il y a des projets que tu refuserais ? Y-a-t-il des thèmes sur lesquels ce ne serait pas possible mais pour des questions plus idéologiques ?

Wilfrid Lupano : Je suis aussi un peu agacé par le fait que systématiquement, pour que ce soit intéressant, il faille que ça se passe aux Etats-Unis. C’est un mal récurrent, qui est propre à la BD, parce que dans le cinéma, on ne fait pas ça. On fait de très bons films français, qui se passent en France. Mais alors, en BD, pour une raison qui m’échappe, des gens qui ne connaissent pas du tout les Etats-Unis, qui n’y ont jamais mis les pieds, écrivent des histoires qui se passent systématiquement aux Etats-Unis avec un type qui est soit flic à New York, soit membre de la CIA, soit d’une section spéciale qui enquête sur les extra-terrestres ou le paranormal avec une collègue physiquement intelligente. Je trouve que c’est le signe d’une génuflexion à la fiction américaine : en fait, c’est devenu le pays de tous les possibles, une Amérique fantasmée, qu’on reconnaît au premier coup d’œil. Hop, trois buildings, je suis à New-York ! Ça m’agace.

Ça aussi, on m’en a demandé et j’ai commencé par ça puisque j’ai fait Little Big Joe. Mais ce n’était pas mon personnage. On m’a juste demandé de le faire vivre. Mais, je trouve ça dommage : il y a tellement de trucs à développer, ne serait-ce que sur l’Europe.

Sceneario.com : Justement, dans l’Ivresse des fantômes, ce n’est ni daté, ni situé

Wilfrid Lupano : On ne sait pas où on est. On est dans une ville. Et c’est volontaire.

Sceneario.com : Les paysages sont assez futuristes mais cela reste ancré dans le présent.

Wilfrid Lupano : Morgann a justement fait un travail énorme sur le graphisme. On a essayé de mélanger les technologies. Tout est filaire : du reste, on a mis tous les fils apparents. En fait, ce qu’on voulait faire, c’était une ville qui soit aussi un personnage, organique : des artères, des veines, des tuyaux tout le temps. On voit toute sa tripe. C’est une ville qui est comme le centre Beaubourg : on a tout montré. C’est un chouette boulot de Morgann. On a mélangé de l’ancien comme les espèces de graphophones, les voitures et des trucs plus modernes comme les gros écrans plasma sur les murs.

Sceneario.com : C’est éclectique, c’est en rupture mais comme le reste du récit

Wilfrid Lupano : C’est vrai mais il y a tout un public qui n’aime pas ça. Où est-ce que je suis ? Tout ça, ils ont besoin de le savoir. Il faut aimer être perdu, se perdre dans le récit. Il y a des gens qui détestent ça : il y en a dans ma famille, qui ne peuvent pas supporter ce type de narration, mais même au cinéma. Quand il voit des films qui ne finissent pas vraiment, ils ne supportent pas. Ils veulent une fin, une construction classique, sinon ils ne marchent pas. Il faut respecter les avis de tout le monde.

Sceneario.com : Une dernière question : tu as des projets en cours ?

Wilfrid Lupano : Plusieurs. Je fais une nouvelle série chez Delcourt avec Paul Cauuet, qui a fait Aster, dont le style est devenu absolument énorme. On fait une série qui va s’appeler l’honneur des Tzaroms, qui raconte l’histoire d’une famille de gitans dans le futur. Ce sont des magouilleurs, des espèces d’escrocs intergalactiques gitans qui vivent en roulotte de l’espace. Je suis très impatient que ça sorte : ce sera pour ici, l’année prochaine 2009. Et, un prochain projet avec Morgann notamment. Et je pense aussi avec Jérôme Maffre.

Sceneario : Merci pour cette interview et le temps que vous nous avez accordé. Il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter un bon festival.

 

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