Interview

Interview de Jean-Louis Mourier

Sceneario : Comment es-tu arrivé dans le monde de la bande dessinée ?
Mourier : A la base, j’ai toujours voulu en faire. Mon père était un grand lecteur de bande dessinée et j’ai grandi entouré de beaucoup de bandes dessinées et comme je l’ai déjà dit dans d’autres interviews, il y avait un peintre officiel de la marine, Jean-Louis Paguenaud, qui habitait au dernier étage de l’immeuble de mes grands-parents à Limoges et qui payait son loyer en tableau. Mon père a attrapé le virus du dessin et de la peinture avec lui.

Sceneario : Ton père dessinait aussi ?
Mourier :
Ce n’était pas son travail, il était pharmacien mais il dessinait très bien et il adorait la bande dessinée et les illustrations et quand en tant que gamin, tu grandis au milieu de tout ça, tu as le terreau qu’il faut (rires).

Sceneario : Et comme études ?
Mourier :
Je suis entré aux arts appliqués au niveau de la seconde. À partir du moment où tu fais du dessin depuis tout gamin et que tu ne fais que ça même en cours de maths, une de tes seules possibilités, c’est de faire une école de dessin pour ne pas passer pour un con (rires) et surtout c’était le seul truc qui m’intéressait tout simplement. Il faut dire aussi que j’ai toujours voulu faire de la bande dessinée. Je savais que je voulais en faire mon métier depuis que j’ai eu entre treize et quinze ans.

Mais j’ai commencé tard professionnellement. J’ai fait pas mal de petits boulots avant de sortir ma première bande dessinée. J’ai passé plus de dix ans à chercher à me faire éditer mais je n’étais pas au point. J’avais des prétentions réalistes sans en avoir le niveau. Je faisais des dessins, illustrations et travaux pour la publicité en indépendant. J’ai fait aussi des petites histoires pour des magazines de bandes dessinées, mais ils disparaissaient au fur et à mesure comme Tintin Reporter. C’était une mauvaise période pour les magazines. Je faisais des pages d’actualité en format bd. Je me souviens une fois, il fallait faire deux pages sur la mort de Guy Williams, l’acteur qui a joué Zorro à la télé. C’est assez amusant à faire mais bon… 

J’ai aussi travaillé pour le musée Rodin. Il y avait une grosse exposition « Rodin et la caricature » et le catalogue était sous format bd. Pour ce catalogue, j’avais fait la vie de Rodin en dix ou quinze pages et plein de petites illustrations à droite et à gauche qui ne sont jamais sorties mais qui m’ont été achetées par le musée Rodin. Elles doivent toujours être dans les archives du musée. Ce sont principalement les premiers travaux en bande dessinée que j’ai faits.

Sceneario : Et comment as-tu rencontré Arleston ?
Mourier :
J’habitais à Paris et je me suis dit quitte à chômer, autant aller chômer au soleil à Marseille. Je suis donc descendu et j’ai fait le tour des boîtes de pub et de communication pour trouver du travail rapidement avant de me remettre à chercher dans la bande dessinée. J’ai rencontré une personne dans une boite de communication à Aix-en-Provence à qui je montrais mon dossier et qui m’a répondu : "Pour la boîte, ça ne va pas, mais je vois que tu fais de la bande dessinée et j’ai un copain qui est scénariste" (rires). Le lendemain, je rencontrais Christophe, et deux ou trois jours après, je rencontrais Mourad et je signais le contrat pour "Les feux d’Askell".

Sceneario : Si rapidement ?
Mourier :Oui, c’était un scénario que Christophe avait sous le bras depuis un bout de temps. Il avait fait faire des essais à droite et à gauche mais sans être convaincu. Par contre le challenge, cela a été de le faire en couleur directe car à l’époque j’en avais fait en illustration mais jamais pour de la bande dessinée.

Sceneario : D’ailleurs pourquoi un tel choix ? Vous n’aviez pas de coloriste ?
Mourier : Mourad avait flashé sur des illustrations à la gouache que j’avais faites. Il m’a dit "d’accord pour les feux si tu me les fait comme cela". J’en ai chié mais je n’ai pas regretté (rires). 

Ce qui est marrant, c’est qu’à l’époque, l’histoire était un mélange des feux d’Askell et de Lanfeust. C’était une fille, un guerrier et un voleur. Chacun avait un pouvoir et ils couraient après le magohamoth. Au bout de deux pages, Christophe m’a dit : "Arrête tout, il y a de quoi faire deux histoires, les filles et les bateaux d’un côté et la magie de l’autre". J’ai choisi de faire des filles et des bateaux car je trouvais cela sympa et puis voilà.

Sceneario : Et cela retombait un peu avec le peintre de la marine dont on parlait tout à l’heure !
Mourier : Oui, et de toute façon, j’adorais ça et j’adore toujours faire cela, les illustrations, les bateaux, la mer j’ai toujours aimé.

Sceneario : Et le fait d’habiter à Marseille ça doit aider !
Mourier : C’est un peu un hasard, je ne suis pas venu à Marseille pour la mer. La Méditerranée de Marseille, c’est pas la mer, c’est un gros lac avec plein de touristes (rires). Non, c’est une belle mer mais à Marseille ce n’est pas trop mon truc. J’étais plus descendu pour me rapprocher de la famille et pour le climat.

Sceneario : Apres les feux d’Askell, tu es passé aux Trolls des Troy grâce/à cause d’une dédicace où on t’a demandé de faire un Troll…
Mourier : Oui tout à fait, mais il faut aussi remettre ça dans le contexte… Pourquoi je me suis jeté dans les trolls au bout d’un moment. Les feux c’était très bien, j’en vivotais à peine et c’était très long à faire quand même à cause de la couleur directe. Le dernier, je l’ai fait en quatre mois, c’était un travail de forçat, du concentré de boulot d’un an avec peu d’heures de sommeil et pas de week-end. Il fallait respecter un délai car Mourad commençait à pousser les albums au niveau communication. Alors on a fait un bouquin sur mesure. Qu’est-ce qui est le plus facile à faire pour moi ? Ce sont les bateaux, la mer, le ciel et le scénario a été fait en fonction. 

Donc j’en ai bavé pour faire cet album et j’ai quasiment mis un an avant de recommencer à bosser sur le tome 4. J’avais une overdose de couleur directe. Et un jour, au cours d’une séance de dédicaces avec Arleston, il y a un petit gamin qui arrive et qui voulait une dédicace sur son Lanfeust qui commençait à décoller pas mal mais Tarquin n’étais pas là. Il était tout déçu, les larmes aux yeux, un peu comme le petit chat dans Shreck. Je lui fais un troll dansant en tutu, mais à ma façon. Christophe a vu cela et il était plié de rires et il m’a proposé de faire un troll.

Sceneario : Il avait déjà une idée d’une série parallèle à Lanfeust ?
Mourier : Oui, car rapidement après le succès de Lanfeust, Mourad voulait faire une série dérivée avec Hébus, mais Arleston et Tarquin n’étaient pas d’accord. Christophe préférait développer le côté troll du monde de Troy d’une manière différente. C’était un peu resté en plan de ce coté là, Mourad avait fait faire des essais à deux ou trois personnes sans convaincre grand monde. Je suis donc parti dessus et c’était plutôt libératoire pour moi car je faisais un dessin au trait assez rapide à ma façon et sans couleurs directes. C’étaient mes conditions pour le faire. Je voulais me défouler dans le dessin.

Sceneario : A cette époque il était prévu d’alterner un Trolls de Troy et un feux d’Askell ?
Mourier :
On pensait faire un troll de temps en temps entre chaque feux. On ne pensait pas que cela marcherait autant. Même avec Lanfeust qui cartonnait, même en sachant qu’une série dérivée d’une série qui marche ferait un bon chiffre au début, on ne pensait pas que cela serait à ce point là ! 

Il en est parti 40 000 pour le premier tome, après il y a la pression de l’éditeur et du banquier (rires). En même temps, je traînais encore les pieds pour le tome quatre des feux. Il y a un peu de tout ça qui a fait que j’ai continué sur les trolls et qu’on reculait les feux. Cela fait dix ans que cela dure.

Sceneario : Et il y a de plus en plus de gens qui demande le tome 4 des feux !
Mourier : Maintenant oui, car il y a beaucoup de personnes qui regardent ce que j’ai pu faire avant les trolls. C’est vrai qu’on n’a jamais autant vendu les feux depuis qu’on en fait plus. À la fin, on était environ à 10 000 exemplaires pour chaque tome des Feux, et on doit être dans les 25 à 30 000 à l’heure actuelle. Ce sont plus les poils et les mouches des trolls qui on fait vendre les feux que les arguments de poids de Cybill.

Sceneario : Tu participes aussi souvent aux collectif comme pour l’album sur le Lavilliers, Gainsbourg, … ca te permet de faire un break et autre chose ?
Mourier :
Oui et non. Ça tombe souvent quand je suis un peu à la bourre, mais ça me change des trolls. Les pages du Gainsbourg ont été un ban d’essai pour le futur tome 4 des Feux d’Askell… Un jour, peut-être…

Sceneario : Je me souviens du Lavilliers en couleurs directes !
Mourier :
Oui, le Lavilliers c’était à la gouache et c’est vrai que là, j’étais sur les trolls et que de faire un petit peu de gouache, ça m’a défoulé un peu. Par contre la double page sur le Patrick Bruel a été faite à l’ordinateur.

Sceneario : Comment travailles-tu avec Claude Guth le coloriste de trolls ? Comme tu es aussi coloriste, tu lui donne beaucoup indications ?
Mourier :
Non pas autant justement. Ce qui est bien avec Claude, c’est qu’il est coloriste et aussi illustrateur, il sait dessiner. Il comprend et déchiffre bien mon dessin. Il me surprend toujours en bien avec ses gammes de couleurs et ses ambiances. Même si j’imagine la couleur qui va sur mon dessin en noir et blanc, je ne dessine pas en fonction de la couleur. C’est une des difficultés qu’il doit affronter car je place des ombres au trait et des directions de lumières qui passent très bien en noir et blancs mais sont parfois incohérentes pour la mise en couleur et sont à contresens d’une logique de lumière. Là où Claude est fort, c’est qu’il réussit sans difficulté à se dépatouiller en clarifiant le dessin. 


Il me surprend aussi au niveau des ambiances. Dans un des premiers tomes, il y a le gros chantier du canal de Confluence. J’avais imaginé une scène sous le soleil, le cagnard, genre l’Égypte avec les pyramides avec la poussière, le sable, … Et lui, en bon alsacien qui se respecte, il a fait un ciel plombé à mort. C’est de nuit, il pleut et c’est boueux (rires).

Sceneario : Cela donne une ambiance totalement différente ! 
Mourier :
Oui et ça fonctionne. J’aime bien être surpris de cette façon quand c’est cohérent et que cela marche bien. En fait, les seules indications qu’il y a, c’est pour quand il y a des gags sur certains costumes comme dans rock ‘n troll attitude, l’histoire avec les Rolling Stones. Il y a Rysta Fuquatou qui arrive pour parler avec les mecs de mission impossible. Il a une espèce de masque de hockey blanc comme dans vendredi 13 et une espèce de cape rayée verte et rouge comme le pull dans Freddy. Ce sont les genres d’explications que je lui donne. Il est donc très libre sauf les indications spécifiques du scénario, genre « le soir tombe ». Il faut aussi savoir que depuis deux ou trois albums, je reviens sur les pages à l’ordinateur pour faire quelques effets, estomper des traits ou corriger un dessin. C’est un petit garde-fou pour moi.

Sceneario : Et cela permet aussi de faire certains gags, comme les messages cachés dans les formules magiques !
Mourier : ça, c’est fait sur la page en noir et blanc. Tout ce qui est lettrage normal dans les bulles est fait par Guy Matthias et pour les lettrages spéciaux comme les hurlements et autres CCRRAAKKKKKBRRROOMMMM, je les fais directement sur la planche. Pour les formules magiques, c’est pareil, je les fais en laissant la place pour que Guy fasse la case autour ou le lettrage est fait à part et je le scanne pour qu’il le mette dans la page.

Sceneario : Lors de l’exposition de tes planches à la galerie 9eme Art, j’ai vu que tu avais changé ton format de travail sur les planches. Par rapport aux premiers trolls, tu travailles sur un format qui est pratiquement le double maintenant !
Mourier :
C’est une question d’aisance d’encrage. Le format des planches est en fonction du dessinateur et de son aisance au dessin ou à l’encrage. Il y en a qui préfère dessiner sur des petits formats et d’autre sur des gros. Tu prends un dessinateurs comme Gillon, il bosse sur des formats gigantesques. D’autres comme Tota travaillent presque au format d’édition. Comme je fais tout au pinceau et à l’encre de chine, même les bords de cases, j’ai besoin d’espace.

Sceneario : Cela ne doit pas être évident pour faire un trait doit pour les bords de case !
Mourier :
C’est un métier monsieur (rires). C’est un petit challenge que je me mets sur les trolls, c’est de tout faire avec un seul instrument et cela depuis le premier. Si j’ai changé de format, c’est pour pouvoir faire plus de détails et être plus à l’aise sur certaines scènes d’ensemble. Le pinceau, c’est fin, mais cela n’a pas autant que certains stylos et feutre. Quand tu fais ces scènes d’ensemble ou de foules, si tu veux que ton trait soit vraiment précis, il faut agrandir le format pour être plus à l’aise. Tu vas plus vite paradoxalement, tu as moins à pinailler et à tirer la langue et tu fais de plus grands gestes (rires).

Sceneario : Avec Arleston, vous êtes revenus sur une aventure en plusieurs tomes pour les trolls !
Mourier : Pour cette aventure là du moins. Car quitte à les faire aller au Darshan, c’était un peu con de sous exploiter le Darshan et les trolls blancs car il faut pas oublier qu’il y a tout le voyage aussi. Mais bon, on ne veut pas faire des choses en dix albums. Les trolls ça reste en majorité des albums en format one-shot et je pense que cela va redevenir des one-shot après le prochain qui va finir l’aventure au Darshan. 

Sceneario : Merci

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