Interview

Interview de Hervé Tanquerelle

Sceneario : Peux-tu nous raconter ton parcours et celui de ton scénariste, qui est aussi ton beau-père ? Comment êtes-vous venu à la BD ?

Hervé Tanquerelle : Pour moi cela s’est mis en place dès l’enfance, il y a toujours eu des Bandes Dessinées chez moi. Le dessin était très présent dans ma famille et ma mère avaient eu des envies artistiques inassouvies que j’ai finalement peut-être concrétisées. Après avoir étudié 3 ans à l’école d’arts graphiques Emile Cohl de Lyon, je suis ensuite revenu sur mes terres d’origine à Nantes.
Pour Yann c’est tout nouveau. Il s’est découvert une sensibilité artistique sur le tard mais a toujours été un créatif à sa façon. Et il a toujours été lecteur de BD.

Sceneario : Quelles ont été vos motivations ? Elles ont sans doute été différentes pour chacun de vous ?

Hervé Tanquerelle : 
Il y a d’abord une volonté commune de raconter une histoire vraie, celle d’une poignée de gens qui ont refusé la société qu’on leur destinait et ont fondé une communauté pour vivre en autosuffisance et en autogestion. Ils ont donc investi une minoterie qu’ils ont retapé et ils se sont mis à cultiver la terre, faire de l’élevage tout en poursuivant une activité de sérigraphie.
Yann avait envie de témoigner de cette histoire commune et il a aussi voulu briser les idées reçues sur le milieu communautaire de l’époque. Les gens lui posaient souvent les mêmes questions. Elles tournaient autour du sexe, de la drogue ou de l’organisation de leur vie. Ces questions, je les ai d’ailleurs posé moi-même quand j’ai rencontré la famille de Yann. Et comme cette histoire était bien particulière et qu’elle était globalement loin des idées reçues, cela devenait intéressant d’en parler.

Sceneario : Quelle est l’origine de cet album ?

Hervé Tanquerelle :
C’est une histoire de famille ! Cela fait 17 ans qu’on se connaît, et au delà du fait qu’il soit mon beau-père, il y a une forte relation d’amitié qui nous a lié très tôt.
Notre envie de parler de cette histoire peu commune date de 6 ou 7 ans. Personnellement, j’ai toujours trouvé qu’il y avait quelque chose d’intéressant à faire avec cette histoire. Puis Yann a fini par me demander d’en faire un album et on s’est lancé.

Sceneario : L’album est très foisonnant ! Avez-vous rencontré des difficultés à faire le tri dans ce qu’il fallait mettre ?

Hervé Tanquerelle :
La réalisation de l’album a duré un an mais l’aventure complète a duré six ans environ, avec des recherches, beaucoup de questionnement et des projets avortés. Ce qui a tout déclenché c’est le démarrage des entretiens, en 2005. Ils ont constitué la base qui nous a permis de faire le tri, d’ajouter des anecdotes ou au contraire de supprimer des passages. C’est pour cela que Yann est bien coscénariste de l’album car il a fait un travail de débroussaillage énorme, ce n’est pas juste quelqu’un que j’ai enregistré.

Sceneario : Votre association de narrateurs fonctionne bien et la différence de point de vue et de génération nourrit le récit. Cela aurait sans doute été différent si vous n’aviez pas eu cette relation particulière ?

Hervé Tanquerelle :
J’aurai pu ne mettre que sa parole et ne pas apparaître. Mais je trouvais ma présence intéressante, non pas parce que cela me plaisait de me dessiner, mais parce que je pense que notre relation constitue un vrai plus pour l’album. J’aurais pu interviewer une personne que je ne connaissais pas mais je côtoie Yann depuis 17 ans et notre connivence nourrit l’album. Il n’y a jamais eu de langue de bois et on a pu se dire les choses comme on les pensait. Yann n’hésite pas à remettre en cause sa génération ou son propre jugement et cela me permettait d’aller assez loin dans mes questions.
Et notre différence d’âge est intéressante car dans l’album je représente un peu ma génération à travers mes questionnements et lui parle pour la sienne.

Sceneario : On sent une volonté forte d’éviter le côté rébarbatif de l’entretien avec des mises en scènes très imaginatives pour ne pas avoir toujours les deux personnages face à face. La lecture est très ludique et amusante pour le lecteur. Cette narration qui constituait sans doute une crainte au départ s’est-elle transformée en jeu pour toi ?

Hervé Tanquerelle :
J’ai rapidement su qu’il allait être complexe de raconter ces entretiens mais je n’ai pas trouvé de solution avant de démarrer. Je ne pouvais pas toujours représenter ces deux personnages à table et il fallait trouver d’autres idées. Elles sont venues au fur et à mesure quand j’ai commencé à dessiner.
C’est devenu ludique évidemment mais avec toujours cette volonté de ne pas en rajouter en restant le plus juste possible. Il a bien fallu, parfois, représenter nos deux personnages à cette fameuse table lorsque je n’avais pas d’autre idée pertinentes. Mais je pense que ce que raconte Yann est suffisamment intéressant pour que cela ne gène pas la lecture.
De même, j’ai introduit des pages avec un graphisme de type photographique, plus réaliste. Mais j’ai essayé de le faire avec parcimonie car il fallait que cela soit justifié. J’aime l’idée de sauter d’un graphisme à l’autre et, dans cet album, j’ai senti que je pouvais vraiment me le permettre. Mais c’est un exercice périlleux car pour moi le principal reste la narration. Au-delà du beau dessin, ce qui m’intéresse c’est que les gens comprennent sans malentendu ou problème de lecture.

Sceneario : Il y a dans cette histoire un éloge du travail assez loin du cliché baba cool de l’époque. Il y a un côté très pragmatique et concret dans ce qui est décrit, cela vous tenait à cœur ?

Hervé Tanquerelle :
Plus qu’un éloge du travail, il y avait une volonté de raconter ce qui s’est réellement passé. La base de cette communauté était de retrouver une façon de travailler autrement, sans patron avec tout le monde au même salaire. La part du travail a tout de suite été importante pour faire tenir la communauté car il a fallu rapidement nourrir et loger environ 30 personnes. Il fallait qu’ils bossent et ramènent de l’argent en restant en adéquation avec leurs idéaux.

Sceneario : Les gens ne semblaient pas effrayés par le travail et semblaient fiers de leur réussite, mais y prenaient-ils du plaisir ?

Hervé Tanquerelle : 
Oui, au moins au départ. Pendant cette période, évoquée dans le premier album, je crois que tout le monde était heureux dans cette vie. Economiquement l’époque était facile, donc personne n’avait d’inquiétude sur l’avenir. La sérigraphie et l’artisanat marchait tant bien que mal, même si cela aurait pu être plus efficace.
Dans le deuxième tome, on parlera des difficultés qui sont apparues entre autre parce que le monde changeait idéologiquement et économiquement. Et puis avec le temps, l’usure a gagné certaines personnes. Mais la communauté a été viable financièrement pendant de nombreuses années et a même continué ensuite, mais sous une autre forme. C’est l’aspect communautaire qui s’est cassé la figure et non pas l’économie, et c’est ce qui sera traité dans le second tome.

Sceneario : Le choc des cultures avec le monde rural semble ne pas avoir été très violent. Les relations avec les paysans semblaient presque idylliques, ce fut aussi simple que cela ?

Hervé Tanquerelle :
C’est la vision de Yann, mais à priori cela s’est passé aussi bien que c’est décrit dans l’album. Bien sûr, des histoires et des bruits ont couru autour de leur communauté, mais les gens du coin ont vite compris que ce n’était pas des sauvages ! Les habitant se sont aperçus que la communauté étaient composé de bosseurs qui n’étaient pas venu faire la révolution. Yann et ses amis se sont vite impliqués dans la vie de la commune par le biais du football, des caves et d’échanges de matériel. Cela a facilité la cohabitation et la confiance s’est installée.

Sceneario : En tout cas, cette belle relation est un réel plaisir pour le lecteur, c’est très enthousiasmant. C’est quelque chose qu’on doit souvent vous dire ?

Hervé Tanquerelle :
Oui c’est ce qu’on nous dit souvent et c’est assez plaisant à entendre !
Mais il faut bien avouer que l’histoire d’une communauté de soixante-huitards, ce n’est pas forcément ma tasse de thé au départ. Moi ce qui m’intéresse la dedans, c’est la naïveté, l’enthousiasme et la volonté de faire des choses que l’on retrouve toujours dans les belles histoires humaines.
Même s’ils sont restés assez classiques dans leur façon de vivre, ils ont forcément été considérés comme des marginaux. Et c’est souvent les marginaux qui sont intéressants à observer car ils amènent une vision différente des choses.
Mais c’est vrai qu’elle fait plaisir à lire leur histoire même si dans le deuxième album cela sera bien plus complexe.

Sceneario : Ce livre sera forcément perçu différemment par les lecteurs en fonction de leur âge. Quels retours avez-vous à ce sujet ?

Hervé Tanquerelle :
Les gens de ma génération ont éprouvé du plaisir et de l’enthousiasme en lisant cette histoire. Cela leur a fait du bien, ce qui me fait plutôt plaisir. Il faudrait peut-être demander à se faire rembourser l’album comme anti-dépresseur ! En général notre génération de trentenaire la perçoit de la même façon que je l’ai perçu : ils sont plutôt intéressés voire bluffés. Beaucoup de trentenaires pensent que cela ne serait plus possible à notre époque mais cela leur fait du bien de penser que tout n’est pas forcément pourri ou figé.

Les réactions de la génération de Yann sont différentes. Ceux qui ont vécu cette aventure ou qui étaient proches de ces idéaux s’y retrouvent et sont plutôt émus. Ceux qui avaient vu ça de loin, à l’époque, sont très intéressés et se rendent compte que cela était loin de l’image du baba cool hébété souvent présenté à l’époque.
Quand à ceux qui ont vraiment vécu dans cette communauté, ils étaient pour la plupart contents de lire cela, même si certains nous ont fait remarquer des erreurs. Mais comme on expliquait dans l’introduction, l’album correspond à la vision de Yann, sans réelle volonté de parfaite exactitude.

Sceneario : Le côté très pédagogique que prend parfois l’album, comme l’anecdote du cochon, était également une volonté au départ ?

Hervé Tanquerelle :
Personnellement je ne viens pas de la campagne et je trouvais cette histoire du cochon assez fascinante ! J’avais très envie de la raconter car elle présentait pour moi le point d’orgue de l’album. Pourtant, à un moment j’ai douté de l’intérêt de la développer autant dans le récit. Mais je l’ai fait, car pour moi, elle montre tout leur investissement et leur engagement dans leur volonté de retour à la terre. Lors de cette séquence, on se rend bien compte qu’ils sont allés au bout de leur aventure et qu’ils ne sont pas juste allés élever 3 poules et 3 canards. Et puis narrativement c’était très intéressant à raconter, d’autant plus que j’ai pu récupérer un film en super 8 qui me donnait un témoignage visuel de l’époque.

Sceneario : Cela a-t-il donné à Yann Benoit envie de continuer

Hervé Tanquerelle : 
Oui aujourd’hui, il a des envies d’écriture sur son vécu et cette époque des années 70 même si ce n’est pas forcément en Bande Dessinée.

Sceneario : La bd va de plus en plus vers ce genre de récit, avec un certain succès pour des auteurs comme Davodeau, Delisle….Penses-tu qu’à travers ce genre de récit, le rôle et l’image de la BD évolue ?

Hervé Tanquerelle :
J’ai l’impression que la BD évolue déjà depuis un petit moment. Au début des années 90, l’Association a pas mal bougé le paysage. Mais comme dans tous les nouveaux courants, il y a toujours des écueils et cela peut finir par se mordre un peu la queue. Aujourd’hui, je suis content que la BD s’empare de ces récits plus journalistiques même si sur cet album je ne me sens pas journaliste. Des gens comme Emmanuel Guibert avec le Photographe, Davodeau ou même Art Spigelmann avec Maüs, ont ouvert une voie avec ces récits centrés sur des témoignages. Sans eux, je n’aurai peut-être pas eu l’idée de faire cet album. Mais cela ne s’invente pas et il faut évidemment avoir un vrai sujet pour faire un tel album !

Sceneario : Quels sont tes derniers coups de cœur BD ?

Hervé Tanquerelle :
J’ai beaucoup aimé Big Foot de Dumontheuil. Le ton du récit n’est pas très éloigné des nouvelles arctiques de Jorn Riel, “Les Racontars”, que Gwen de Bonneval et moi-même, sommes actuellement en train d’adapter. Par contre, il ne s’agit ni de cow-boy ni d’indiens mais de trappeurs et d’ours blancs (entre autre).
Sinon j’ai adoré “Poko-Woki prince des chasseurs” de Tofépi chez Delcourt dans la collection Shampooing. C’est une BD quasi muette qui met en scène un indien et une foule de personnages tels que des bandits, une super-squaw, un ours, un chien de prairie et un shérif en caleçon. C’est burlesque et très bien raconté. J’ai trouvé qu’il avait réussi à faire, à sa façon, du Jacques Tati en BD, ce qui est un de mes rêves.
Sinon pour remonter un peu plus loin, il y a Biotope de Brüno et Appollo. Sur une base de scénario très classique et avec le dessin en ligne claire très particulier de Brüno, ils ont réussi à retrouver un ton “à l’ancienne” sans faire de la redite pour autant. C’est une belle association.

Sceneario : Connaissais-tu Sceneario.com ? Et consultes-tu beaucoup internet autour de la BD ?

Hervé Tanquerelle :
Je connaissais le site, mais je ne vais pas forcément beaucoup voir sur le net les critiques d’albums, à part les miennes, malheureusement!

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