Interview

Interview de Charles Masson à l’occasion de la sortie de Folia & Folio

Sceneario.com : Bonjour Charles Masson ! Vous êtes médecin, vous êtes un Français du bout du monde, vous êtes aussi auteur de bandes dessinées… On sait, vous le voyez, quelques petites choses sur vous, mais si vous deviez vous présenter pour la première fois à des personnes qui ne vous connaissent pas encore, comment le feriez-vous ?!

Charles Masson : Tout dépend du contexte. Si vous regardez bien, nous avons plusieurs fonctions et personnalités, que ce soit dans la vie privée ou dans la vie professionnelle. Rien que dans ma vie privée, je suis content d’être "le papa de Lise" pour les gamins de mon immeuble, et sinon, le rigide "Monsieur Masson" qu’on me balance depuis que j’ai 40 ans passés !

Sur le plan professionnel, je navigue entre deux fonctions. Je suis médecin, très sérieux sous tout rapport, et ne me dévoile pas trop sur le reste de ma vie nocturne. Plus précisément, je suis ORL et travaille à mi- temps et sérieusement dans ce sens. Mes patients n’ont pas besoin d’en savoir plus, ils viennent me voir parce qu’ils sont malades, je n’ai pas à leur mettre un doute quelconque sur mes activités. Le reste du temps, je suis auteur de BD, et comme je fais des bouquins un peu particuliers et personnels ou ma double vie est dévoilée, souvent. Avant de me rencontrer, les gens savent déjà qui je suis. Pour ceux qui ne me savent pas médecin, ils sont souvent intrigués par mon look et mon discours qui ne collent pas avec ceux des autres auteurs de BD et immanquablement la même question revient : "Et vous ne faites que ça dans la vie ? Ca suffit pour vivre ?"… Je les rassure et leur dis qu’avec ce que nous payent les éditeurs et les ventes, on est bien obligé de faire des petits boulots à côté… Pour moi, c’est de la médecine.

Accessoirement, je vis à la Réunion depuis 10 ans et je voyage un peu, j’ai travaillé pendant 4 ans en intermittence à Mayotte et j’en ai fait un livre qui s’appelle Droit du Sol. Un vieux truc de l’époque où Sarkozy était président.

Sceneario.com : En ce début d’automne 2011 (en métropole, en tout cas, question climat !), votre actualité, c’est Folia & Folio, le tome 1 de Une aventure de Lilou, une série destinée à la jeunesse. Or, quand on fait le point sur votre bibliographie, on est en droit de se poser la question, savoir quelle mouche vous a piqué pour vous voir vous essayer à ce genre si différent ! Ce projet était-il dans un coin de votre tête depuis longtemps et en aviez-vous gardé l’idée pour le moment opportun ou bien est-ce un projet que vous avez soudainement eu envie de réaliser ?

Charles Masson : La vocation pour la médecine s’est dévoilée tard, au lycée, en première, mais depuis que j’ai 5 ans, je sais que je veux faire de la BD. J’ai eu la chance d’en faire avec des livres sérieux et adultes chez Casterman, mais quand j’avais 12 ans, je voulais faire du Schtroumpf, du Benoît Brisefer, du Peyo ou du Franquin. Ma vie m’a amené un peu loin de mes sources, mais c’est en relisant une biographie de Peyo que je me suis rappelé le plaisir que j’ avais, enfant, à lire de la BD… Vous savez, ces picotements sous la peau qu’on a quand on commence une BD ! Et je me suis dit que je n’avais jamais fait un livre comme ça, simplement, beau et doux avec le souffle de l’aventure et des voyages.

Chaque livre que je fais est différent, surtout au niveau de la narration, sinon je crois que je m’ennuierais. Soupe Froide, c’était un road-movie, pieds nus dans la neige. Bonne Santé, une succession de nouvelles terribles que j’adoucissais par la narration décalée. Droit du Sol, c’était une BD chorale, avec quatre histoires qui se mêlent pour en raconter une cinquième. Un truc intéressant à faire dans l’urgence de la rage !

Cette fois je fais une BD plus contemplative : suivre une feuille qui part avec le vent en automne ; on en a tous rêvé, quand on était enfant… Je l’ai dessiné, c’est magique ! En ce qui concerne le dessin, jusqu’à 20 ans, j’avais un dessin très "franco- belge", et ça a été un vrai plaisir, une jubilation d’y revenir. En fait, c’est le genre de BD que je rêvais de faire quand j’étais enfant. Les BD adulte que je fais par ailleurs ne correspondent à rien de ce que je pouvais imaginer à l’époque, pas que je les renie, je continue à en faire, mais Folia et Folio, prenez ça comme mon truc à moi, ma gourmandise.

Se raconter pour faire réfléchir sur ses colères, comme je le fais d’habitude, cela ne devait plus me suffire, j’ai aussi envie de faire rêver. D’apaiser plutôt que de mettre des coups de poing au foie. C’est pas mal comme programme. J’entendais Blutch sur France Inter dire que pour la première fois dans son Pour en finir avec le Cinéma il parlait de lui… Pour moi, c’est le contraire : je n’ai fait que ça et j’aimerais changer de registre de temps en temps. Ou alors je peux dire que je me raconte quand j’étais une petite fille avec un chat siamois et que j’avais le temps de regarder les feuilles s’envoler en automne !

Sceneario.com : Cette bande dessinée n’est donc clairement pas dans la continuité de vos précédents travaux : on ne peut donc pas dire que vous avez créé Folia & Folio pour faire mettre la main à leur porte-monnaie aux fans de vos précédents ouvrages. Avez-vous eu besoin de toucher un public différent ou bien une personne en particulier (une enfant ?) vous a-t-elle inspiré ?

Charles Masson : D’abord, je ne fais pas de bouquin pour que mes lecteurs "mettent la main au porte-feuille". Je crois que la majorité de mes lecteurs empruntent mes livres dans les bibliothèques municipales, gratuitement et ça m’enchante. En fait, Folia et Folio est l’histoire que j’avais inventée puis dessinée pour ma fille quand elle était toute petite, mais que je ne finissais pas de la dessiner. J’avais un regret car ma fille ne pouvait lire aucun de mes livres, ils sont toujours un peu "crus". Je lui avais promis de lui en faire pour elle. Et c’est fait et le livre lui est dédié : enfin, ma fille a lu un de mes livres !!! Et elle est fière de l’avoir présenté à ses copines. Dans l’immeuble, je suis maintenant la nouvelle star pour les mômes. Une star tendre, et ça me va. C’est le plus beau livre que je n’aie jamais fait.

Sceneario.com : Pourquoi avoir choisi de réaliser une bande dessinée muette ? Et pourquoi ce choix de n’avoir pas mis encore plus en valeur Lilou qui, pourtant, donne son prénom au titre de la série ?

Charles Masson : La BD muette ou sans texte, c’est parce que j’aime cette phase chez les enfants où ils ne savent pas encore lire, mais ne rêvent que de ça. C’est un moment poignant : ils se sentent handicapés d’un sens qui leur sera appris par l’école, et je voulais faire un bouquin pour eux. La période des quatre-six ans c’est la phase où ils sortent du mythe du Père Noël, contre leur gré, et s’accrochent encore à des trucs magiques comme la "Petite Souris" quand ils perdent leurs dents. C’est un moment unique et d’imaginaire très riche. Ca me plait de rentrer là- dedans. C’est un moment où les enfants ont des explications à tout mais personne ne les écoute.

En consultation, quand je demande à un gamin de 6 ans qui a ses deux incisives du haut manquantes : "Et elle en fait quoi, la Petite Souris, de tes dents, après les avoir prises sous ton oreiller ?" Et bien, il a toujours une réponse : sa réponse à lui. C’est magique, ce petit monde intermédiaire de l’enfance sans l’écriture ! Et puis c’est un monde dont les dessinateurs ne sortent jamais… Pour nous tous, les dessinateurs, je crois que c’est le moment où l’on a fait le choix de continuer à dessiner et pas seulement d’apprendre à écrire comme les autres qui ne seront pas dessinateurs. J’en garde une nostalgie. Je les aime, ces mômes- là… Et puis c’est le plus gros de la clientèle d’un ORL, non ?! Le moment des otites et des rhinos… Il faut bien que je m’occupe d’eux !!!

Sceneario.com : Vos précédents titres étaient en noir et blanc, mais on comprend que la couleur soit importante pour une histoire comme Folia & Folio. N’avez-vous pas essayé de mettre vous-même ce récit en couleurs ? Et comment se fait-il que la colorisation soit co-signée par plusieurs ?

Charles Masson : Je suis daltonien et suis incapable de travailler en couleurs ! Pour mon dernier bouquin chez Futuropolis, j’ai fait mes couleurs, mais c’est un bidouillage de bi ou trichromie ; pas des véritables couleurs. C’est d’ailleurs ce qui a retardé le livre, je l’avais déjà écrit et story-boardé il y a 5 ans, mais je cherchais un illustrateur pour faire de belles couleurs directes. De vraies belles couleurs ! Après 5 ans d’attente, je me suis dit que j’allais le faire en BD traditionnelle avec un coloriste. Un de mes amis et ancien élève de BD réunionnais, Bruno Waro, est devenu entre temps coloriste pour l’animation chez Ankama et je lui ai demandé de faire les couleurs. Elles sont merveilleuses, non ?

A la fin, j’avais des retouches à faire et c’était difficile à régler par Skype et internet. Bruno est à Lille et moi à la Réunion ; je suis allé demander un coup de main à Stéphane Bertaud qui travaille dans un atelier de BD que nous avons monté à Saint-Denis de la Réunion et il m’a aidé à choisir les couleurs pour les retouches. Devant une palette de couleurs, je suis comme une poule devant un couteau, c’est désespérant ! Pour la couverture, l’éditrice Marie Moinard n’aimait pas les couleurs, mais on était à la bourre et comme Bruno n’avait plus le temps, on a demandé à Guy Raives qui avait fait mes couleurs pour En chemin, elle rencontre de nous dépanner. Voilà comment un daltonien a épuisé 3 coloristes !!! Une revanche sur la vie !

Sceneario.com : Après votre apport à la série collective En chemin elle rencontre, Folia & Folio est votre deuxième participation au catalogue BD de la maison d’édition Des ronds dans l’O. Pouvez-vous nous raconter l’historique de vos relations avec cette maison d’édition et nous parler de la différence de démarche que cela implique pour un auteur comme vous qui a signé des œuvres dans des collections prestigieuses comme la collection Ecritures des éditions Casterman ?

Charles Masson : "Ecritures" est une petite collection qui est sensée faire de la BD un peu plus adulte, indépendante et littéraire, et c’est pour mon deuxième bouquin qu’un type, dans un festival, m’a dit que c’était une collection "hype"… Pour ma part c’est la seule collection et le seul éditeur qui a voulu prendre Soupe Froide quand je l’ai présentée. J’en suis flatté et heureux, mais ça ne va pas plus loin.

Quand je parle de mes BD à des non-bédéphiles, je dis encore que je travaille chez Casterman, MAIS dans une petite collection marginale, en petit format et en noir et blanc sur du papier journal… C’est super péjoratif ! Je crois que c’est seulement pour les fans et pour les journalistes de BD que la collection "Ecritures" est classe ! Ce qui m’intéresse, c’est de travailler pour un éditeur avec qui je m’entends, en bonne intelligence, et Marie, en plus d’être amoureuse de la BD, est une vraie féministe comme je les admire. A la Elisabeth Badinter.

Et c’est comme cela que je l’ai rencontrée pour En chemin elle rencontre. Son projet était tellement beau et intéressant qu’on a tous signé sans regarder. On a travaillé gratos pour que son livre sorte et c’est 6 mois après, quand elle nous a envoyé des chèques, qu’on a découvert qu’elle nous payait des droits ! Elle est passionnée par ses publications et je suis tombé au moment où elle voulait faire une collection jeunesse, c’est vraiment un coup de chance ! Elle a vu la première planche sur Facebook et c’est elle qui est venue vers moi. Et quand vous me parlez d’auteur prestigieux, je vous modère… Je me sentirai prestigieux quand les éditeurs accepteront tous mes projets, même les plus originaux ! On est loin du compte : deux projets sur trois restent encore dans mes cartons.

Sceneario.com : Un second volume des aventures de Lilou est annoncé en quatrième de couverture de Folia & Folio. Votre envie de récidiver dans cette voie est donc claire, mais… nous dévoilerez-vous deux ou trois petites choses sur ce prochain titre ? Lilou y aura-t-elle un rôle plus sur le devant de la scène ? Sera-ce aussi une BD muette ? Le site d’Angkor Vat représente-t-il quelque chose de particulier pour vous ? Comment voyez-vous l’avenir de cette série ?

Charles Masson : Oui, on part sur une série ! Incroyable, pour moi ! Initialement, le livre devait rester un one-shot sur les deux petites feuilles amoureuses, et j’avais des projets pour d’autres livres, mais comme Marie voulait tenter une série, j’ai décidé de mettre Lilou en premier plan en couverture avec son chat Touchatou. Ils sont le lien pour toutes les histoires qui seront disparates. Je ne veux pas tomber dans la routine d’une série qui se passerait dans le même temps et le même lieu.

J’ai envie de voyager dans l’espace : le prochain livre devrait se dérouler au Cambodge entre un python albinos, un tigre tendre et dans une ambiance de bouddhisme khmer ; Lilou y sera plus en avant. Le Cambodge, c’est une histoire d’amour personnelle, comme j’en avais eue une aussi avec Madagascar… Une sensation étrange quand on arrive quelque part, une ambiance qui vous y attache à jamais au lieu et à ses gens. On appelle ça le syndrome de Stendhal, je ne suis pas allé jusqu’au malaise comme lui : quelques larmes simplement en arrivant à Angkor Vat par la voie Royale… Sur les traces de Malraux… Et puis entrer dans un temple bouddhique du petit véhicule, c’est quelque chose d’apaisant et de délicieux, même si on est athée. Lisez François Bizot : Le saut du Varan.

Pour le livre suivant, on voyagera dans les dimensions : il mettra en scène la fameuse "Petite Souris" évoquée plus haut… Et c’est le chat Touchatou qui sera alors acteur. Après, on essaiera de voyager dans le temps… Je n’ai pas envie de faire de la BD et de tomber dans la routine. Je resterai dans la BD sans texte, car il semble que ce soit un genre sans avenir dans la BD actuellement… Ca donne envie de se battre pour être les derniers à travailler pour les enfants de moyenne et grande section de maternelle ! Quand l’école maternelle aura été supprimée par les futurs gouvernements, les mômes auront encore mes livres à lire !

Sceneario.com : Avez-vous d’autres projets "sur le feu" ?

Charles Masson : J’avance un livre chez Casterman, pour "Ecritures" (un truc en noir et blanc sur du papier journal !!!) et je m’amuse beaucoup avec ma nouvelle palette Cintiq. Cette fois, je parlerai d’amour, de sexe et de drogue ; peu de Rock’n’Roll. Je devrais l’avoir fini pour mi 2012. Il sortira avec 9 autres livres d’autres auteurs "prestigieux" pour l’anniversaire des 10 ans de cette "prestigieuse" collection "Ecritures"… comme vous dites.

Quand j’aurais fini ce nouveau pavé, je ferai le tome 2 de Lilou, mais pour cela il faut que je retourne au Cambodge : je voudrais sortir des sentiers battus, à la découverte des temples perdus et des civilisations khmères disparues…

Ha, et puis aussi, il faut que je vous dise que je quitte la Réunion pour revenir vivre à Lyon et y ouvrir un cabinet d’ORL… Du lourd, du sérieux ! A l’heure qu’il est, je dessine dans un appartement vide : je n’ai plus que mon bureau et mon lit. Mes BD et les meubles voguent dans un bateau sur l’Océan Indien. Je vais peu dormir pour les prochains mois, semble-t-il mais c’est plutôt bien, comme ça je serai éveillé pour donner le biberon à mon fils Adrien qui vient d’ avoir un mois… Une merveille, ce bébé. Le tome 2 de Lilou lui est d’ailleurs déjà dédié. (Au boulot !)

Voilà, vous savez tout de moi.

Sceneario.com : Tout ? Et bien tant mieux, alors !   😉   Et merci beaucoup d’avoir pris le temps de répondre à ces quelques questions !

Livres

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