Interview

Interview de Boilet et Kan Takahama

Première partie, Frédéric Boilet…

Sceneario : La collection Sakka a été lancée en octobre 2004. Quelles sont pour l’instant les premières conclusions par rapport à la réception du public ?

Frédéric Boilet : Pour l’instant, il y a deux belles satisfactions. La première, c’est l’accueil médiatique. On a des articles partout, les demandes d’interviews n’arrêtent plus d’arriver (il a devant lui une feuille remplie de rendez-vous !). Il y a une vraie différence par rapport à l’accueil d’un album, par exemple. En tant qu’auteur, je n’avais pas été habitué à tant d’égards : on s’intéresse apparemment plus aux collections et à leurs directeurs ! Mais Sakka arrive apparemment au bon moment pour combler une attente. Actuellement, il n’y a pas un journal qui ne passe pas au moins un article sur la manga, et plus particulièrement la manga adulte. Et Sakka est au centre de cette manga adulte…
Sceneario : Est ce que cette attente a été amenée par la collection « Ecritures », par tous ces albums ? C’est un peu la continuité de cette démarche !

B : En partie, oui. Une collection de cette importance ne se monte pas sur un coup de tête, c’est beaucoup d’argent, un gros investissement financier mais aussi humain. Il faut un ferment, quelque chose qui ouvre une voie. C’est la conscience d’une certaine attente qui a convaincu Casterman de se lancer dans l’aventure Sakka.
J’ai toujours été le premier à dire aux éditeurs que le marché devait s’ouvrir davantage. Mais pour tout un tas de raisons, les éditeurs de la taille de Casterman sont rarement des pionniers, ce sont rarement eux qui créent les marchés. Ils attendent le plus souvent que ce marché soit prêt, pour commencer à faire les choses.
Pour une fois, Casterman a été un peu plus audacieux. Il n’a pas craint d’anticiper, de prendre un risque. L’intérêt suscité par Sakka dès son lancement montre qu’il n’a peut-être pas eu tort. Bien sûr, il y avait une attente, bien sûr quelque chose se passe. Mais on n’en reste pas moins, je crois, six mois à un an en avance sur la réalité du marché. Il y a une vraie prise de risque. Aussi, l’idée que j’entends ici ou là que Casterman prendrait le train de la manga en marche est tout à fait fausse. Casterman ne prend pas un train en marche, il en lance un tout neuf, et sur une nouvelle voie encore ! On verra dans six mois, un an, selon les retours financiers, s’il a eu raison ou si c’était trop tôt. Un bon indice sera quand les autres « gros » éditeurs se bousculeront pour sauter dans ce train-là !
La deuxième satisfaction concerne les ventes, qui sont jusqu’à nouvel ordre à la hauteur de nos premiers objectifs. Succès critique et succès de librairie ne font pas toujours bon ménage, et Sakka bénéficie pourtant actuellement des deux. Un ouvrage symbolise bien ce lancement réussi, c’est Blue de Kiriko NANANAN. Non seulement, cet album recueille les critiques les plus élogieuses et la plus grande attention des médias, mais il est aussi en tête des ventes Sakka !
Sceneario : Tout se passe bien alors !

B : Oui, tout se passe très bien. D’autant que nous démarrons plutôt avec des albums solo, par nature moins « vendeurs » que les séries à rallonge…

Sceneario : Dans l’œil du lecteur, il y a certainement une différenciation, le fait que ça soit Casterman, ça rajoute une sorte de cachet à l’album, ça le différencie des autres productions plus « communes » !

B : Le nom de Casterman n’apparaît pas en gros sur la couverture, c’est avant tout Sakka. Le fait que ça soit Casterman ou non, est ce que c’est important ou pas ? Je ne sais pas ! C’est vrai que Casterman a de nouveau une bonne image…
Sceneario : Malgré tout, c’est cette différenciation aussi que je trouve intéressant, elle rompt un peu avec le pseudo intimisme que l’on retrouve dans la BD ado, ça ramène un ton plus « mature » ! On a l’impression, comme vous le dîtes dans le catalogue Sakka, que le lecteur est vraiment en train de mûrir.

B : Oui, le lecteur de manga commence à avoir envie d’autre chose. Mais attention, quand je parle de manga ou de BD adultes, je ne pense pas seulement à des albums « qui s’adresseraient à un public adulte », je veux parler avant tout d’un « moyen d’expression adulte ». Tout comme le cinéma ou le roman, la bande dessinée japonaise sait traiter tous les sujets et s’adresser à toutes sortes de gens, et non pas seulement, comme c’est encore trop souvent le cas en France avec la manga, à un seul public de « fans ».
Une bande dessinée qui se contenterait de ne produire que des séries commerciales ciblées, ne serait pas pour moi « adulte ». En ce sens, la BD japonaise me semble plus adulte que la BD franco-belge, elle aborde depuis toujours des sujets que notre BD a longtemps ignoré, comme le quotidien ou le reportage, ou ignore encore (comme la cuisine !).
Sceneario : Ou alors au sein de collection très particulières, marginalisées…

B : Oui, le quotidien a trouvé sa place dans la BD franco-belge, a maintenant des auteurs, des éditeurs, des lecteurs, la question ne se pose effectivement même plus. Ce n’était pas le cas il y a encore une dizaine d’années.

Sceneario : Si je repense à la Nouvelle Manga, je me dis que la collection Sakka va un petit peu au delà.

B : Sakka n’est pas une collection Nouvelle Manga. La Nouvelle Manga est une initiative d’auteur, alors que Sakka est une initiative éditoriale à laquelle j’apporte mon expérience. La Nouvelle Manga n’entend pas mettre un tampon sur des auteurs, il faut que ça vienne d’eux principalement.
Sceneario : Je parlais plus d’un esprit…

B : Oui, peut-être… Plusieurs ouvrages de la collection Sakka parlent du quotidien, par choix personnel sans doute, mais aussi parce que le quotidien est par essence universel. L’initiative Nouvelle Manga tente précisément d’expliquer qu’au delà des genres –manga, BD franco-belge, comics, il existe une bande dessinée universelle, et le quotidien en est un élément incontournable.
Mais Sakka présente aussi par exemple la Musique de Marie d’Usamaru FURUYA, une histoire très onirique… En parallèle, il y a c’est vrai des albums très ancrés dans le quotidien, comme pour Blue ou l’album de Kan.


Deuxième partie : Kan Takahama.
Sceneario : Justement, Kan Takahama, suite à votre album « Kinderbook », j’aimerais savoir quelles seront vos prochaines aventures ? Allez vous continuer avec des histoires intimistes, bien ancrées dans le quotidien ?

Kan Takahama : Tout d’abord, les histoires qui sont dans « kinderbooks » étaient les toutes premières histoires sur lesquelles je travaillais. Ensuite il y a un autre recueil qui s’appelle « Awabi » qui rassemble aussi des petits récits sur le même principe, c’est à dire des gens qui réfléchissent, qui ressentent, qui s’expriment sur la vie, sur le fait de vieillir, sur la maladie, sur la mort, sur l’amour, sur toutes ces choses.

En ce moment, je travaille sur une création pour Casterman, une histoire longue en 200 pages, « Deux expresso ». C’est aussi, même si le thème est différent, une façon d’exprimer des choses sur le quotidien, la vie, la mort.
Dans « Deux expresso », il y a 4 personnages principaux, l’une des filles a 16 ans, elle apparaissait déjà dans « Awabi » mais elle avait 27 ans, c’est l’une des personnages qu’elle développe dans cette histoire. Je voudrais en faire une trilogie, dans une œuvre future je reprendrais ce personnage à une autre époque de sa vie avec un autre regard, une autre expérience.

extrait de Kinderbook
Sceneario : Finalement est ce que c’est vraiment le détail, l’anecdote du quotidien qui est si important que ça ? N’est ce pas plutôt le ressenti du personnage, son histoire intime qui compte le plus ?

KT : Ce qui est important c’est qu’il n’y a pas de monologue dans mes histoires, c’est à dire que le ressenti du personnage ça n’est pas elle qui en a conscience et qui l’explique, c’est toujours que des dialogues et des situations, donc c’est dans l’évènementiel, dans ce qu’il lui arrive que le ressenti du personnage passe, il n’y a pas de passage à la première personne. Donc l’événement est aussi très important car c’est la seule façon de répondre aux personnages.

Sceneario : Tous les personnages sont finalement transcendés par ce qu’ils sont en train de vivre. Ce que je trouve intéressant c’est que justement ces dialogues ne créent pas de déformation par la pensée des événements, alors que s’il y avait justement des monologues on entrerait plus dans une logique de « réalité subjective » comme en littérature, je me demandais donc si, dans votre travail, vous aviez plus envie de partir dans un discours intimiste imaginaire ou plutôt de relater le quotidien et d’en tirer des leçons ensuite ?

KT : Par exemple, pour « Mariko Parade » j’écris, à l’occasion des histoires ou le monologue a une place vraiment très importante, j’ai deux styles différents, le premier ou il n’y a pas de monologue, ou ce qui compte c’est la situation, les dialogues et les personnages pour donner de l’intérêt à l’ensemble et ensuite le lecteur reconstruit. Ensuite il y a une autre approche ou l’histoire avance par des réflexions et des monologues. Alors, évidemment cette question est très importante pour moi car je la développe par deux approches très différentes.
Sceneario : Le monologue amène un regard complètement vis à vis des personnages.

KT : Le fait d’introduire des monologues et des pensées des personnages, c’est un style qui existe depuis longtemps et qui est très développé dans les mangas ou très souvent, dans certaines histoires il y a plusieurs personnages avec chacun ses pensées inscrites dans des cadres très distincts, mais ça je ne le fais pas, je travaille sur un personnages qui est central, c’est le personnage subjectif de l’histoire, ce sont ses pensées que l’on va suivre et pas celles de son voisin.


extrait de Kinderbook
Sceneario : J’ai le sentiment, en lisant ce genre d’album que c’est très « asiatique » comme démarche, ce rapport vraiment intime avec le quotidien. Comment réagissent les lecteurs par rapport à ça, à « Mariko Parade » ?

KT : On ne m’a jamais dit que ça pouvait paraître « asiatique » ^_^

Sceneario : Disons que quand j’ai plutôt l’habitude de voir ce genre de « travail » avec des auteurs japonais comme Kawabata, Xingjian… en littérature.

KT : Cela vient certainement du fait que je lis, en effet, beaucoup de romans.

Sceneario : Certainement, c’est ça que je trouve vraiment intéressant, car quand je dis que j’avais vu ça dans la littérature ça n’est pas pour dire que votre style est littéraire mais plutôt pour expliquer qu’à mes yeux votre approche est d’abord « cérébrale », plus qu’un pur sentiment de lecture, intuitive. Alors que là, ça demande vraiment une implication, c’est en général le rapport qu’on avec un livre, il n’y a pas d’image, ni rien, on doit s’impliquer dès le début.

KT : Il faut dire qu’écrire des histoires courtes c’est relativement facile , on n’a pas à se préoccuper d’autre chose, on se concentre sur les personnages, il n’y a pas à les introduire, ils viennent directement. Par contre, là j’écris des choses plus longues, je dois donc me préoccuper d’en faire une œuvre sur la durée, qui se développe, je dois penser à autre chose, il se peut donc que ça ne soit pas tout à fait la même chose que ce que vous avez lu dans « Kinderbook », par exemple.
Sceneario : Je pensais aussi à cet album « L’homme qui marche » de Tanigushi, on peut aussi dire que c’est une approche littéraire même si il n’y a pas forcément de mot, c’est de la sensation. Quand je l’ai lu j’ai eu l’impression de vraiment lire un livre, pas forcément une BD !

KT : Effectivement, il y a peut-être quelque chose qui n’est pas du tout concerté, pas du tout conscient. J’ai une fois rencontré Tanigushi qui m’a alors félicité pour mon style et ma façon de raconter des histoires, alors peut-être y a t-il une correspondance quelque part, je ne sais pas!

extrait de Kinderbook
Sceneario : Oh, c’est vague, mais je trouve que dans votre travail il y a souvent les mots, les phrases, il y a parfois des gros pavés aussi, c’est peut-être par ça que je pourrais dire que cette approche est « littéraire ». Mais je crois, avant tout, qu’une approche « littéraire » c’est avant tout une approche intellectuelle.
Ca se voit pour « Kinderbook » ou d’autres albums de la collection Sakka ! Tout à l’heure on parlait de la notion « d’auteur », je trouve qu’il y a une conscience d’œuvre plutôt que conscience d’album.

KT : Actuellement, il y a une situation concrète qui peut, à contrario, expliquer ça. Dans le système éditorial des mangas aux Japon, la plupart des auteurs et la plupart des éditeurs savent qu’un auteur ça « s’éduque », c’est à dire qu’on apprend à un auteur à devenir un auteur, on lui apprend à écrire un scénario, à raconter une histoire, donc en effet ça s’éloigne de la pratique de l’écriture d’un auteur de littérature. Pour la plupart des auteurs de la collection Sakka, même si par ailleurs ils font aussi un travail de studio, ce sont des œuvres qui ont été écrites par des gens dont l’initiative vient initialement de leur besoin de création. Donc, peut-être que naturellement, plus que le fait que ça se rapproche de la littérature, disons que ça s’éloigne du travail de studio qui est un travail très formaté.

extrait de Mariko Parade
Sceneario : Et si justement, on venait à vous demander de faire un projet qui s’éloigne radicalement de vos envies, de vos besoins, je ne sais pas, un projet SF par exemple, comment réagiriez vous à ce genre de challenge ?

KT : 😉 On m’a demandé à un moment de faire une histoire porno, adulte, et j’ai trouvé ce challenge très intéressant, pour la SF peut-être que je ne pourrais pas le faire, je ne sais pas, c’est vraiment trop loin de mon univers. Mais il y a cet auteur américain, Ray Bradbury, par exemple, qui reste dans un thème SF mais qui écrit avant tout du quotidien, donc si on me demandait d’écrire de la SF, ça serait sans doute de cette façon. Bien sur, le thème serait un challenge intéressant, la aussi, mais à l’intérieur il y aurait ce que je sais écrire.
Sceneario : C’est aussi un des points les plus intéressant dans cette collection Sakka, cette « adaptation ». Je me souviens de cet album « Forget me not » ou, finalement, ça n’est pas important qu’il s’agisse d’une enquête, ni même que ça se passe à Venise, quoique cela rajoute un cadre intéressant, non, ce qui compte c’est la nonchalance de l’héroïne, qu’elle prenne son temps. Donc n’importe quelle contrainte peut permettre d’amener quelque chose de complètement personnel !

KT : Cet auteur est assez particulier, en fait, c’est à dire qu’il n’a jamais terminé une histoire, ça n’a jamais de fin, mais il a un succès énorme, il est connu pour ça, ça n’est pas l’histoire qui est, comme vous le dîtes, importante, c’est le reste, les sensations, l’air du temps qui coule…

Sceneario : Oui il fait comme il veut. Il y a une atmosphère que je trouve très séduisante justement.
En tout cas, je vous remercie pour ce temps passé ensemble, merci beaucoup.

KT : C’est moi qui vous remercie…
Bonjour à Sceneario 😉

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