Interview

Interview d’Anne Renaud à l’occasion de la sortie du T1 de la série HEL

 

Sceneario.com : Bonjour Anne. En ce mois de septembre, sort votre première bande dessinée, Hel aux Editions Delcourt. Avant de parler de HEL, pourriez-vous nous raconter votre parcours, ce qui vous a décidé à vous lancer dans ce média ?

Anne Renaud : Mon parcours fut assez éclectique même si le crayon a toujours été le trait d’union entre toutes mes activités professionnelles. J’ai tour à tour traversé la publicité, le jeu vidéo, l’internet, et le cinéma d’animation. A cela s’ajoute quelques velléités sportives, qui m’ont vue être athlète de haut niveau tout en pratiquant la spéléologie et la plongée souterraine.
Je sentais depuis longtemps l’envie de raconter des histoires mais l’idée de la prétention d’ajouter mon travail à tout ce qui existait m’a longtemps retenue. C’est donc après avoir travaillé pour les autres et dessiner leurs idées et d’avoir été frustrée en voyant le résultat parfois mitigé que je me suis finalement engagée dans cette voie. La bande dessinée, malgré tout, reste considérée comme un art mineur et pourtant de véritables génies y œuvrent souvent en toute humilité. Elle permet, même si c’est un métier de forçat, et mal rémunéré, de concentrer en une personne tout un studio de cinéma, les moyens sont presque illimités. Elle offre aussi, une liberté d’écriture et intellectuelle quasi absolue, c’est un bien inestimable à notre époque.

Sceneario.com : Donc, Hel est votre première œuvre. Vous vous occupez du dessin et du scénario. Excepté que vous avez demandé à Yannick Beaupuis de vous aider. Comment avez-vous travaillé ? Quelle est sa part de travail ?

Anne Renaud : Pour nous présenter schématiquement je dirais que Yannick est scientifique, cartésien, action, objectif alors que je suis surtout intuitive, toute émotion, intellectuelle et subjective, ce qui crée un tandem très homogène à mon avis.
Je lui ai proposé de participer à l’écriture de l’histoire alors que certains éléments visuels et narratifs étaient déjà en place, le personnage principal et le décor dans lequel il évoluait. Je connaissais sa passion pour la bande dessinée, pour l’action et le désir de raconter. L’amitié et les affinités que nous partagions ont rendu cette collaboration inévitable. Nous avons beaucoup parlé avant de passer à l’écrit. Yannick a apporté des éléments déterminants au récit et sa connaissance des arts martiaux a permis l’écriture des séquences d’action et leur donner, je crois, une fluidité qu’il ne trouvait pas dans ses lectures. Je me suis vraiment retrouvée embarrassée, parfois, pour parvenir à représenter ses mots, comme la destruction de la bibliothèque ! Une fois que nous sommes tombés d’accord sur un synopsis très détaillé nous avons reporté le récit sur un « chemin de fer » en écrivant et répartissant l’histoire sur chaque page pour avoir une vision d’ensemble. Nous savions que 46 planches ne seraient pas suffisantes pour développer à la fois les scènes d’action et les scènes « parlées » et ne nous voulions pas sacrifier les une ou les autres… Nous sommes partis sur 52 planches avec une marge de sécurité de deux pages qui furent les bienvenues lors de la confession de Hel à Théa. Cette étape franchie j’ai commencé le découpage et dès les premières pages je me suis rendue compte du besoin d’écrire moi-même les dialogues pendant que je construisais la mise en scène. Sur le plan de l’émotion cela m’était nécessaire et j’ai vécu cette étape de manière très intime. La réalisation proprement dite s’est, ensuite, effectuée de manière classique, plus solitaire.

Sceneario.com : Ce n’est pas évident de commencer sa carrière par un premier tome d’une série qui sera au bout une trilogie et qui montre autant de maestria et de talent surtout au niveau graphique. Cet album a-t-il été difficile à concevoir ?

Anne Renaud : Je vous laisse la responsabilité du compliment car je dois confesser que je ne partage pas toujours votre avis quant au résultat tant il est modeste par rapport à l’ambition de départ. Cela suffit pour répondre positivement au fait que ce ne fut pas facile de faire jaillir de terre cette ville et ces personnages. N’ayant jamais fait de bande dessinée auparavant, mises à part quelques planches de jeunesse, tout fut à apprendre sur le tas avec l’incertitude constante de faire passer l’émotion voulue au lecteur. En cours de route cela m’a jetée dans des abîmes d’angoisse !

Sceneario.com : Hel, le personnage féminin principal présente des caractéristiques particulières : elle a des tatouages sur le corps et a des pouvoirs spéciaux. De plus, elle cherche son identité ; saviez-vous dès le départ que Hel serait comme cela ?

Anne Renaud : Je me souviens du premier dessin de Hel, elle ne portait pas encore de nom mais, déjà, les tatouages étaient présents sans en connaître la fonction. Je ne savais pas qui elle était, ni ce qu’elle faisait, seulement il était évident qu’elle était en quête d’identité. Ce trait est une récurrence dans mon travail même si l’on ne le connaît pas bien encore. Ma propre généalogie familiale comporte des lacunes qui me rendent sensible à ce sujet.
Avec Yannick, nous connaissons la raison et l’origine des pouvoirs de Hel, de ses tatouages et pour faire une petite digression, si Hel est nue, c’est qu’il m’a toujours semblé ridicule que les vêtements des supers héros possèdent les mêmes qualités que leur propriétaire. Elle ne peut donc franchir les murs que nue. Vous imaginez ainsi les soucis que cela peut poser dans la vie quotidienne comme l’ajout de corps étrangers. Elle ne doit pas avoir de problèmes dentaire, pas de plombages, encore moins suivre les autres personnages dans leurs délires de modifications corporelle ! Elle ne doit pas non plus être frileuse. Au niveau scénaristique la nudité offre un corps vulnérable de l’autre côté du mur et seule l’intelligence peut tirer Hel d’affaire. Enfin, le dernier avantage de la nudité, pour la dessinatrice que je suis, c’est la représentation anatomique, que le corps soit féminin ou masculin comme celui du minotaure.

Sceneario.com : Et puis, il y a tout autant de personnages mystérieux dans ce premier tome. Comme le minotaure. Nous nous posons déjà plein de questions, nous sommes pris dans ce suspense. Aviez-vous déjà écrit les trois tomes ? Ou vous vous laissez le choix d’écrire la fin au dernier moment ?

Anne Renaud : Avec Yannick nous avons jeté les grandes lignes de l’histoire jusqu’à son dénouement en nous laissant une grande latitude quant aux péripéties qui la jalonneront. La fin du récit, elle-même, n’est pas arrêtée et comporte plusieurs options. Travailler sur des durées de temps aussi longues en connaissant, par avance, tous les détails du scénario serait une attitude purement suicidaire et sclérosante pour l’imaginaire et le désir quotidien de retrouver la table à dessin qui en soit n’est pas une évidence quand on aime s’abandonner, comme moi, à la rêverie. Pendant le temps de réalisation la vie continue ce qui veut dire qu’on évolue aussi, qu’il y a des rencontres, des échanges qui viennent remettre en cause ce qu’on imaginait au départ ou bien nourrir, enrichir, ajouter de la densité au récit. L’auteur, lui-même doit être ouvert à une surprise et emprunter des chemins de traverse dont il ignorait l’existence. Les personnages vivent une aventure et j’ai envie de la vivre également, de la partager avec eux, même si je vois plus loin. Bref, c’est un peu comme en amour, il faut éviter de tomber dans la routine !
Le minotaure m’est apparu comme une évidence dès le départ, il DEVAIT être présent comme pendant de Hel. Seulement ensuite il a trouvé sa place dans l’histoire.
Le caractère « ethnique » des jumeaux Angélisti n’est pas le fruit des « quotas » des films hollywoodiens mais bien la volonté de représenter une humanité plurielle, telle qu’elle est, avec le refus de tomber dans de l’ethnocentrisme européen. Au début, nous avions même pensé à les faire « albinos » pour parfaire leur étrangeté.
Enfin, il est difficile de parler de Fortunio Damanos sans révéler des secrets l’entourant et qui seront dévoilés en partie dans le second tome. Il représente ce que je n’aime pas dans la société, ces individus qui concentre un pouvoir immense et qui font preuve d’un cynisme « décomplexé » pour le monde « d’en bas ». A sa décharge, il aime l’art et c’est un collectionneur éclairé et érudit. Toute ressemblance avec un ou des hommes d’affaires ou publics existants serait une pure coïncidence !

Sceneario.com : Vous abordez des sujets comme jusqu’où peut-on aller au nom de l’art (je pense à l’exposition des Angélisti, de la manipulation génétique ? bref, des sujets qui vont surprendre le lecteur. D’où vous sont venues ces idées ?

Anne Renaud : Avant tout, le rôle de l’auteur, de l’artiste et ce, bien avant le législateur, est d’envisager l’avenir et de réfléchir sur les problèmes de société. Le temps qui nous sépare de la publication de « 1984 » d’Orwell ou «brave new world» d’Huxley n’a fait que mettre en évidence l’actualité de leur sujet. Selon moi, Le mouvement d’art contemporain « post humain », du milieu des années 90, a marqué la frontière entre le fantasme d’une humanité soustraite de son origine animale où l’aléatoire est éradiqué et la possibilité technique de réaliser ce projet. Ces années ont été aussi celles de la brebis Dolly. Ce n’est pas part hasard que des films comme Gattaca ont vu le jour, et également les silhouettes standardisés et rangés de l’artiste Vanessa Beecroft.
Hel est un appel au respect de la différence dont le monstre est l’emblème. D’un côté, on veut nous faire croire à notre unicité alors que la politique et le marché veulent nous rassembler sous une même bannière et en uniforme. Je suis stupéfaite de ce constat en me promenant dans la rue.
Je trouvais donc intéressant de faire ressurgir le monstre alors que la médecine moderne tend à le supprimer, à empêcher son intrusion dans notre réel. Et d’un autre côté, à un moment où l’on parle tant d’écologie, l’impact de la pollution chimique, radioactive, etc., dans des endroits du monde moins favorisés tend à créer des monstres, engendrant des drames humains !
Enfin, un autre fantasme de l’humanité est l’extension de sa durée de vie jusqu’à son immortalité. Ne pouvant encore y parvenir, on dissimule la mort, et on prône un jeunisme insupportable. Aimant l’histoire je constate que c’est un phénomène relativement récent et que de tout temps la mort a fait partie de la vie. Comme le monstre je souhaitais aussi la ramener au devant de la scène.
Notre temps est limité alors ne nous comportons pas comme des moutons, hypnotisés par les marchands de Coca !

Sceneario.com : Quelles ont été vos influences pour le scénario et le dessin ?

Anne Renaud : On a évoqué le sujet qu’à la vision du livre on peut avoir un effet « Matrix ». Oui, j’ai adoré ce film et sa vision fut un choc tant j’ai eu l’impression de voir mes rêves projetés sur un écran de cinéma. Cet univers je le portais déjà en moi et une héroïne vêtue de noir semblait tomber sous le sens, sa « profession » de voleuse et le fait qu’elle se déplace et vit la nuit imposait cette panoplie, autant que les lunettes noires pour se protéger de la lumière du soleil dans la journée. C’est une créature de l’obscurité, furtive. Maintenant, rendez-vous pour la suite qui rompra définitivement avec cette analogie.
La première influence que j’ai reçue c’est l’expérience visuelle de mes voyages en Amérique du Nord qui m’a poussée à créer une ville qui n’existe pas. Antès prend sa source dans les sonorités des mots « dantesque » pour l’univers de Dante et « Anté » le géant de la mythologie, qu’on retrouve d’ailleurs dans la divine comédie, pour imposer sa dimension à la ville.
Nul n’est besoin d’appartenir au courant de la nouvelle bande dessinée pour se raconter et c’est bien les expériences intimes qui ont forgé cet univers comme le désir de devenir chirurgienne ou médecin légiste dans mon adolescence. C’est également ce qui m’a poussée à franchir la porte d’un hôpital pour découvrir le décor de l’intérieur et le vivre dans toutes ses dimensions, jusqu’à l’odeur ! J’ai besoin de vivre ce que je dessine pour y croire et de plus c’est enrichissant intellectuellement. C’est cette même obsession du corps qui m’a sensibilisée aux artistes post humains que j’évoquais avant. Je peux citer dans une liste non exhaustive, Orlan, Damien Hirst, Jake et Dinos Chapman, Matthew Barney et les photographes Daniel & Geo Fuchs, David Nebreda, Andres Serrano, Joel-Peter Witkin sans oublier l’anatomiste allemand Gunther Von Hagens qui fait le tour du monde avec ses cadavres « plastinés » depuis plus de dix ans en alimentant la polémique.
Quant au dessin, malgré ce qu’on pourrait penser, ma culture « Comics » frise le zéro absolu ayant été nourrie à la bande dessinée Franco Belge. Peut-être le cinéma est-il plus responsable de cette ressemblance ? Par contre le décor et le personnage doté de pouvoirs renvoient définitivement au genre, oui.
Mon dessin est à mon avis très « classique » et j’ai toujours eu le goût d’aller dans ce sens… d’aimer les dessinateurs comme Ingres ou Doré. Les primitifs flamands, même. Seulement, la discipline du dessin est tellement exigeante, il y a souvent beaucoup de frustration quant au résultat. Je souhaite qu’il devienne plus personnel à l’avenir et seul le travail et le temps pourront le façonner dans ce sens.

Sceneario.com : Avez-vous des projets pour la suite ?

Anne Renaud : Avant tout il s’agit de finir les 2 prochains tomes de HEL, ce qui est loin d’être une mince affaire quand je pense à ce qui m’attend ! Cependant, à vivre autant de temps avec elle, je crains de m’attacher au personnage au point d’avoir du mal à le quitter ensuite. De la frustration de ne pas pouvoir tout exploiter et développer à cause de la nécessité de concision des textes en bande dessinée, il me plait à rêver à un autre livre qui suivrait HEL dans ses premiers pas de trafiquante de reliques humaines. J’ai évoqué le sujet cet été avec Yannick en posant les bases d’une vague intrigue.
Après cela, j’ai d’autres projets, d’autres envies, de quoi m’occuper pour les décennies à venir si les lecteurs me font la faveur de me suivre dans des univers plus « historiques ».

Sceneario.com : Quelles sont vos dernières lectures ?

Anne Renaud : J’ai le sentiment, comme beaucoup d’auteurs il semblerait, de lire de moins en moins de bandes-dessinées en essayant de creuser mon propre sillon. Donc, exception, j’ai lu « le cœur des batailles » de J.D. Morvan il y a deux semaines environ et je l’ai beaucoup aimé… La guerre de 14/18 me hante également et il a réussit une approche très originale de ce sujet. Avec le début de l’écriture du tome 2, mes principales lectures sont consacrées aux thèmes qui sont et seront abordés dans HEL, j’essaie d’être constamment à l’affût pour enrichir les propos de la série. C’est donc principalement d’histoire et de sciences humaines dont il est question.
Pour l’instant, en livre de chevet et de transports en commun, j’ai jeté mon dévolu sur les mémoires de Casanova.

Sceneario.com : Vos auteurs préférés ?

Anne Renaud : J’ai un faible pour Roger Leloup qui m’a offert des heures et des heures d’évasion avec Yoko Tsuno pendant mon enfance et mon adolescence et dont la sensibilité et la rigueur m’enchantent toujours aujourd’hui.
L’œuvre de François Bourgeon m’a profondément marquée, je le lisais, enfant, alors qu’il n’avait pas encore créé « les passagers du vent ». Mon attirance pour son travail d’auteur, sa pensée et ses textes ne s’est jamais démentie. Je le lis et relis sans cesse avec la même fraîcheur. Il est pour moi l’archétype de l’Auteur, avec un grand « A » !
Sinon, en littérature, c’est sans conteste Guy de Maupassant qui remporte ma flamme.

Sceneario.com : Souhaitons donc bon courage à HEL pour la suite et merci à vous pour ce temps passé avec nous.

Anne Renaud : Effectivement, elle en aura vraiment besoin vu ce qui l’attend dans le tome 2 « la machine à monstre » !

 

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