Interview

Igort répond à nos questions à propos de ses Cahiers ukrainiens.

Sceneario.com : Bonjour Igort, et merci pour ces Cahiers ukrainiens qui attirent l’attention du lecteur sur une période importante de l’histoire de l’Humanité qu’on n’a guère, sous nos latitudes occidentales, trop l’occasion d’aborder ! Mais avant de passer aux questions se rapportant plus précisément à ces carnets, pouvez-vous nous rappeler en quelques mots les grandes lignes de ce qu’il faut savoir sur Igort ?

Igort : Je dessine mes histoires en BD depuis maintenant trente ans. Et comme je suis quelqu’un qui est curieux de nature, j’ai aussi travaillé pour la musique, le cinéma et j’ai écrit pour la radio.

Sceneario.com : Vous vous êtes essayé à différents genres en bandes dessinées, à différents types de sujets. Et voilà qu’aujourd’hui, chez Futuropolis, vous publiez des « cahiers de voyage »…
 
Etait-ce dans une dynamique de challenge, histoire de vous frotter à l’exercice, était-ce dû à un effet de mode puisque beaucoup d’auteurs livrent dans des BD leurs expériences de voyages, ou bien était-ce devenu obligatoire par rapport à une envie de crier au monde quelque chose que vous aviez sur le cœur ? (Parce qu’il faut préciser que dans ces Cahiers ukrainiens, plutôt que de vous mettre en scène dans de fun tribulations de routard, vous donnez la parole à des personnes que vous avez écoutées : ce sont moins des carnets de voyage que des carnets d’écoute…)

Igort : Cet album est un livre documentaire dessiné, pas un carnet de voyage ni une fiction. Comme disent les Américains, il s’agit plutôt de “faction” (un néologisme entremêlant les mots : “facts” et “fiction”).
 
Rien du domaine de l’exercice, non plus : je déteste l’attitude. Pour raconter, il faut vivre. Je voyage beaucoup, et c’est lors d’un de ces voyages, que je me suis senti, comment dire… perturbé. Voilà, j’avais en face de moi une réalité violente et douloureuse. Cette rencontre avec le "deuxième monde" m’a fait me poser pas mal de questions. Comment est la vie là-bas, quels y sont les rêves ? Rapidement, j’ai compris que nos étiquettes occidentales étaient trop étriquées pour prendre en compte la dimension existentielle de ces gens. Je me suis mis à enregistrer mes rencontres, des personnes banales que je croisais dans la rue, et petit à petit, le récit est venu. Au début, tout cela n’était pas exactement un livre ou un récit, mais simplement un témoignage. Je n’avais jamais abordé la narration documentaire en BD, mais je suis passionné par les expériences similaires de metteurs en scène comme Herzog, Wenders ou Antonioni qui ont posé leur regard sur la réalité au-delà de la fiction. Donc pourquoi pas, moi aussi ?

Sceneario.com : Vous parlez (dans une des premières pages) de votre motivation pour ce projet Cahiers ukrainiens en invoquant la sincère curiosité que vous aviez à propos à la vie que menaient les Ukrainiens lors de la gouvernance stalinienne de l’URSS, et on l’entend bien. Mais d’où donc vous est venue cette curiosité pour ces pays de l’ex-URSS ? D’anciens cours d’histoire ? De reportages ou de lectures qui vous ont intéressé à ces régions ? De rencontres faites avant vos voyages là-bas ? De rêves flous sur lesquels il vous fallait faire la mise au point ?

Igort : Par mon histoire personnelle (mon prénom, Igor), je suis lié à la culture russe. Mon père, compositeur de musique, m’a fait grandir avec la musique russe, ainsi qu’avec les grands romans russes. L’ âme russe, ou bien le « mystère russe », comme l’appelle Kapuchinsky, est quelque chose qui m’a toujours plu et fasciné.
 
Adulte, une question me taraudait : qu’est-ce qu’a laissé le rêve égalitaire qui a traversé le siècle dernier ? Comment les peuples qui ont traversé cette expérience l’ont-ils vécue ? En Europe, on a cru connaître quelque chose de cet univers fermé, mais il suffit de voyager dans les pays de l’ex-URSS pour s’apercevoir que finalement, on n’en connaît presque rien.
 
Comme je pense que la BD est un langage, et qu’un langage adulte qui se respecte peut envisager d’examiner les grands thèmes de la vie de tous les jours, j’ ai décidé d’aller fouiller ! L’expérience a été très forte. Vivre là-bas pendant presque deux années était très instructif. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer la vie de tous les jours, pas les actes historiques. Pour moi, l’histoire avec un h minuscule. Et donc, voilà Les Cahiers.

Sceneario.com : Comment avez-vous choisi, sur place, les personnes auxquelles vous rendez hommage dans votre livre ? Car on imagine que vous avez eu d’autres entretiens, mais qui n’ont pas eu l’honneur ensuite de la traduction en bandes dessinées. Sont-ce les histoires les plus touchantes que vous avez mises en images ? Les plus tragiques ? Les plus représentatives ?

Igort : Un livre est quelque chose qui, si on est chanceux, commence à respirer, puis a sa propre vie. L’auteur doit simplement être à l’écoute, seconder le récit, le ressentir, rien d’autre. Je ne sais pas analyser dans le détail le processus de création d’un récit, car l’élément instinctif est très fort et pas du tout rationnel.

Sceneario.com : Votre projet a-t-il fait grincer des dents, là-bas ? Etiez-vous compris dans votre démarche, ou passiez -vous plutôt pour un remueur de mauvais souvenirs ?

Igort : Là-bas, pendant des décennies, il a été interdit de parler. Aujourd’hui, cette habitude persiste. Donc, quelqu’un comme moi, qui voulait connaître, comprendre, et posait des questions, était considéré comme quelqu’un de bizarre. On n’a pas l’habitude de (se) poser des questions, là-bas, tout simplement…

Sceneario.com : Ces souvenirs de personnes âgées ont-elles une importance auprès des jeunes Ukrainiens, aujourd’hui ?

Igort : Il y a une nouvelle génération qui commence à avoir des désirs “occidentaux”. Je ne suis pas sociologue, mais je trouve qu’aujourd’hui on a une fracture générationnelle entre ceux qui ont vécu le communisme en Union Soviétique et ceux qui sont nés après la chute de l’Union Soviétique. Quoiqu’il en soit, les histoires de la famille, les souvenirs du passé sont bien présents. En Ukraine, la famille est quelque chose de plus fort que chez nous, une valeur traditionnelle que l’on n’est pas censé remettre en cause.

Sceneario.com : Comment avez-vous travaillé à ce livre ? Sur place, en Ukraine (comment y viviez-vous ?) ou plutôt en France ?

Igort : J’ai travaillé sur place, car le séjour était très long. À plusieurs reprises, quand je constatais que quelque chose manquait, je sortais et partais « à la chasse » ! C’est vraiment passionnant de travailler comme ça, car ce sont les histoires qui viennent te croiser, te rencontrer et ainsi tu ne travailles pas à partir d’une intuition, d’un souvenir ou pire, d’un fantasme. Quand tu commences à raconter une histoire et que tu vois que le récit s’arrête, ton instinct te dit qu’il faut trouver quelque chose, et alors, simplement, tu te places dans la rue et tu attends.

Sceneario.com : Et quid de la documentation ? Du temps que tout cela a mis ?

Igort : Il a fallu deux années pour dessiner les récits. Pour la documentation je faisais des repérages, je photographiais des objets, des photos, des documents de l’époque soviétique et puis, je travaillais, comme toujours, avec les livres d’Histoire.

Sceneario.com : Pouvez-vous nous dire quelques mots, sans trop en dévoiler, sur les Cahiers russes qui vont suivre ces Cahiers ukrainiens ? La démarche est-elle la même ? Le sujet comparable ?

Igort : Je suis allé en janvier en Russie et en Sibérie. Je voulais traverser la Sibérie en plein hiver, en train, et puis à pied, pour essayer de comprendre quelque chose au voyage des déportés. Évidemment, mes conditions de voyage étaient très différentes, mais je vous assure que la Sibérie, c’est une expérience qui perturbe ! On pénètre jour après jour un territoire immense qu’aucun être humain ne contemple, et petit à petit, on comprend l’obsession stalinienne à vouloir la conquérir. On comprend l’horreur des massacres (qui commencent à peine à être connus et reconnus) des intellectuels et des religieux ukrainiens envoyés là-bas pour y mourir, des paysans condamnés à cultiver une terre tout simplement incultivable.
 
Dans Les Cahiers russes, je parle aussi d’Anna Politkovskaya, de la vie à Moscou quand on est journaliste, de l’assassinat qui s’est passé le jour même de mon arrivée à Moscou : Stanislav Markelov, l’avocat des causes de la Tchétchénie et ami d’Anna a été tué d’une balle dans la tête ; Anastasia Baburova aussi, à 5 minutes à pied du Kremlin. L’assassin s’est éloigné calmement, et puis il a pris le métro. Impuni…
 
Et j’essaie de raconter cette présence terrifiante du silence qui enveloppe la Russie contemporaine.

Sceneario.com : Quels sont vos projets pour « l’après-Cahiers » ? Dans quelle mesure ces expériences fortes et le partage que vous nous en proposez pourraient-ils vous conduire à nous faire faire d’autres découvertes du genre, de grand intérêt ?

Igort : Je travaille sur Baobab, une longue histoire qui raconte les rêves et les désirs d’un dessinateur, qui, au début du vingtième siècle, découvre la BD. C’est la naissance d’une nouvelle « possibilité de raconter » ! Des histoires avec des images : pas des illustrations mais des séquences, avec le montage d’images. Je m’intéresse beaucoup au début du siècle dernier quand les arts figuratifs furent bouleversés par la technique : la photographie, qui changeait le sens de l’art classique, et l’impression, qui permettait la possibilité de reproduire les dessins.
 
Je travaille sur plusieurs projets à la fois. Il y a la suite de 5 est le numéro parfait, celle de la série La Ballade de Hambone (avec les dessins de Leila Marzocchi), et d’autres choses encore…

Sceneario.com : En effet, vous nous préparez beaucoup de choses ! Bonne continuation, alors, et merci beaucoup pour vos réponses !

Igort : Merci à vous !

Publicité