Interview

GRANDS ANCIENS – Tome 1 – Les confidences de Jean-Marc LAINE

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Sceneario.com : Bonjour Jean-Marc,

En guise d’introduction, pourriez-vous nous dire quelques mots sur votre parcours au sein de la bande dessinée ?

Jean-Marc Lainé : J’ai toujours été intéressé par la BD, avec une prédilection pour les comics. Ça m’a amené à lire Scarce, puis à leur proposer des articles, encouragé notamment par Jean-Paul Jennequin. De là, j’ai commencé à rencontrer des gens, à faire des illustrations, bref à développer un petit réseau dans le fandom. J’ai commencé à rédiger des textes pour Thierry Mornet quand il était chez Bethy puis chez Panini, et quand il est passé chez Semic pour remonter une nouvelle équipe éditoriale sur Paris, j’ai sauté sur l’occasion. J’ai commencé en juin 1999, avec pas beaucoup d’expérience éditoriale (j’avais monté plusieurs fois le stand de Scarce à Quai des Bulles, j’avais rédigé quelques articles payés…). J’ai appris sur le tas, comment organiser une version française d’un comics, comment commander du matériel, comment encadrer un auteur en dédicace…

Dans le même temps, je me suis remis au dessin. À la fin des années 90, j’avais lancé un projet d’album BD chez Soleil, qui n’avait pas abouti, et j’avais fait de l’illustration pour la comm, en Normandie. Pour Semic, j’ai repris les crayons pour faire des couvertures sur les Pockets (Rodéo, Kiwi, Mustang, Spécial Zembla). J’ai ensuite fait quelques histoires courtes comme dessinateur, et j’ai recommencé à écrire, pour Christophe Malgrain, pour Jean-Jacques Dzialowski. J’ai développé une méthode (d’abord à base de storyboards, puis, quand j’ai acheté mon premier ordinateur, avec des scripts détaillés). Et j’ai travaillé sur des séries comme Spiro Anaconda (dessiné par Toni Fejzula), Dolores (avec Luigi Lerati), Ozark, Wa-Tan-Peh (avec Luciano Bernasconi) ou encore Galton & Trumbo (avec Gérald Forton). J’ai aussi écrit un comics, une aventure de Sybilla dessinée par Stéphane Roux et traduite chez Image).

Durant les mêmes années, j’ai fait quelques rencontres. Hervé Richez, qui est devenu mon directeur de collection sur Omnopolis et qui m’a beaucoup appris. François Corteggiani, qui m’a encadré pour mes récits dans Pif-Gadget. Jérôme Wicky, qui bossait pour Semic comme traducteur et avec qui j’ai écrit Mickey à travers les mondes…

Et quand j’ai quitté Semic, en janvier 2005, je me suis consacré à l’écriture, sous plein de formes : des articles, des traductions de jeux ou de comics, des scénarios et des dialogues de jeux vidéo, et de la BD, bien entendu !

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Sceneario.com : En ce mois d’août 2010, les éditions Soleil publient dans la collection 1800 la première partie d’une libre adaptation d’un classique littéraire (Moby Dick ou la baleine blanche), "Les grands Anciens", ayant trait à l’équipée du Commandant Achab contre le kraken. Comment vous êtes-vous lancé dans cette équipée ? Et pourquoi avoir choisi de remettre au goût du jour cette aventure ?

Jean-Marc Lainé : En fait, tout remonte à Quai des Bulles en 2008, quand j’ai appris qu’une nouvelle collection se lançait. Au départ, la collection s’appelait « Versus » et se donnait pour but d’opposer des personnages célèbres de la littérature du XIXe siècle. Quand on m’en a parlé, on m’a dit « Sherlock Holmes versus Dracula », « Frankenstein versus Mister Hyde », bref, quelque chose de très alléchant. En attendant mon train, j’ai pris des notes, et je me suis demandé qui je pouvais opposer. J’ai eu plusieurs idées, dont la plus saugrenue, que j’ai notée aussi, et que j’ai envoyée en premier, persuadé que Jean-Luc Istin, le directeur de collection, allait refuser.

Dans le même temps, je lui avais fait parvenir les boulots d’un copain dessinateur, qui travaille dans un style réaslite, et qui cherchait des projets. Jean-Luc me dit « écoute, y a un dingue qui m’a proposé un projet un peu fou, faudrait que ton pote le dessine ». Et ce projet un peu fou, c’était Grands Anciens (qui s’intitulait encore « Ceux des profondeurs », à l’époque). On a fait des planches, mais ça n’a pas plu à la direction de Soleil, et Jean-Luc m’a demandé s’il pouvait proposer un autre dessinateur, et c’est comme cela que j’ai été mis en relation avec Bojan Vukic. Bojan bosse sur le petit marché serbe depuis des années, mais c’est son premier album sur le marché franco-belge. Du coup, j’ai écrit des scènes pour les essais, et j’ai ensuite tricoté une intrigue pour rendre tout cela plus fluide.

Alors je ne vais pas détailler, pour ne pas déflorer auprès de vos lecteurs qui ne connaissent pas encore le pitch, mais en gros, ce qui m’intéressait, c’était de me frotter à deux imaginaires littéraires, à deux romanciers mondialement connus, et à mixer leurs deux univers, dont une partie se passe dans la même région du globe. Et les liens se sont fait naturellement, le mariage des deux univers tombe sous le sens. Du moins, je m’en suis rendu compte en rédigeant les scripts.

Sceneario.com : Est-ce que de faire le grand écart entre "Omnopolis", "42 Agents intergalactiques " (thrillers futuristes) et "Grands anciens" (aventure du 19ème) n’a pas été trop ardu ? Et encore plus après votre période Pocket chez Sémic, j’imagine ?

Jean-Marc Lainé : Pas vraiment. Passer de la science-fiction au fantastique est assez naturel, il y a une tonalité commune, quelque chose de voisin, de familial. Et puis, aussi, avec l’âge, j’ai relu des choses, des auteurs plus anciens, que j’ai redécouverts au fil de ma curiosité.

Et le passage des pockets aux albums a été difficile, surtout à cause de la longueur des formats (passer d’un récit en cinq pages à une histoire en quarante-six pages, ça demande de l’adaptation), mais maintenant, je crois que c’est passé, cette étape. Et au contraire, avoir appris à faire des choses courtes m’a aidé pour écrire certaines séquences, pour gérer le suspense dans la page. Donc non, c’est pas ardu, c’est juste du temps, du travail, de la patience…

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Sceneario.com : Puisqu’il s’agit d’une libre adaptation du roman d’Herman Melville, comment vous êtes-vous organisé ? Est-ce que la réappropriation des péripéties d’Achab contre le cachalot blanc a nécessité la relécture du roman ainsi que d’ailleurs la biographie de l’auteur ? Avez-vous nécessité de conseils d’autres confrères ?

Jean-Marc Lainé : Alors oui, j’ai relu Moby Dick, que j’avais lu in extenso quelques années auparavant (donc sur le tard), et dans lequel je voulais me replonger pour des tas de raisons. Moby Dick est un roman mosaïque, qui arbore plusieurs formes (témoignages, chansons de marin, poèmes, liste de tableaux…), ce qui le rend inadaptable. Mais ce n’est pas l’approche « adaptation » qui m’intéressait. Ce qui m’intéressait, au départ, c’est la description d’Achab et de la baleine. Et en m’y replongeant, j’ai retrouvé de nombreuses allusions à l’aspect fantastique de la baleine, ainsi que de nombreuses descriptions (assez floues, mais intéressantes) de la géographie, de la côte. Et c’est en relisant ce roman (et d’autres trucs venus de l’autre auteur que je mixe dans Grands Anciens) que je me suis rendu compte que l’alliage allait prendre.

J’ai un peu discuté avec d’autres auteurs de la même collection, pour voir si personne ne se marchait sur les pieds. Notamment avec Patrick Dumas, qui dessine un diptyque qui tourne autour d’idées assez proches. L’important était de trouver un ton, une voix. J’ai aussi beaucoup discuté, par forum interposé, avec Patrick Marcel, dont l’un des récents ouvrages m’a passionné, et apporté plein d’informations.

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Sceneario.com : D’autres clins d’œil ont été insérés dans ce premier album. A ce titre, on pourra évoquer, sauf erreur, l’Ile au trésor de Stevenson, Vingt mille lieues sous les mers de Jules Vernes, Les grands anciens de Lovecraft et même furtivement Frankenstein de Mary Shelley. Pourquoi une telle mixité romancière ?

Jean-Marc Lainé : C’est un peu l’enjeu de la collection, et du coup, ça devient l’occasion de clins d’œil. Y en a d’autres, qui sont des citations de romans ou de films, aussi. On est un peu, ici, dans la mouvance du Wold Newton de Philip José Farmer, où l’écrivain admettait que tous les personnages de fiction vivaient dans le même univers partagé. Un fantasme de fan, quoi !!! L’idée, c’est de s’amuser. Certains clins d’œil seront utiles à l’avancée de l’histoire, d’autres seront juste des petits références pour établir une complicité avec les lecteurs. Félicitations, d’ailleurs, pour la petite liste : vous avez presque fait le tour !!!

Sceneario.com : On perçoit aisément que vous avez voulu faire de ce diptyque une aventure forte concernant les légendes marines et plus particulièrement une rencontre entre deux monstres mythiques, le commandant Achab d’une part et le kraken de l’autre. Pour cela, vous avez voulu qu’elle soit progressive et alternée avec la discussion entre Ishmaël et Melville lui-même. Vous aimez jouer avec les nerfs du lecteur ?

Jean-Marc Lainé : Les discussions entre Melville et Ishmaël servent à entretenir le suspense, c’est clair. Mais c’est aussi, dans une certaine mesure, la rencontre entre le romancier et son personnage, et ça place le récit dans une logique de mise en abyme. Et du coup, ça me permet à moi de m’interroger, devant tous les lecteurs, sur la nature de la fiction. Sur l’influence de la fiction sur nos vies (les contes, les récits de marins, les légendes), mais aussi sur l’influence de la réalité sur les fictions (d’où sort l’inspiration, d’où viennent les idées). Et sur l’impact de l’une sur l’autre. Melville raconte des histoires, les marins racontent des histoires, je raconte des histoires… Où cela nous mène-t-il ? C’est aussi ça qui m’intéresse dans ce récit.

Sceneario.com : Pour les besoins graphiques, vous vous êtes associé à Bojan Vukic, un jeune dessinateur à l’avenir très prometteur ? Comment s’est opérée votre rencontre ?

Jean-Marc Lainé : C’est grâce à Jean-Luc Istin, et à Csaba, l’agent de Bojan, que nous avons pu travailler ensemble. Je dois avouer que les premières pages que j’ai vues, sur d’autres essais, ne m’avaient pas pleinement convaincu. Mais j’ai dit oui parce que je voulais faire vivre ce projet. Et j’ai donc écrit la scène de l’apparition du Kraken, et quand Bojan a rendu les pages, j’étais convaincu.

Il est travailleur, rapide, attentif, il fait attention aux conseils des gens, il fait des storyboards précis qui permettent de travailler en détail, bref, il est bon ! Et il est cool, en plus !

Sceneario.com : Dans le cadre de la mise en images de cette première équipée, comment vous êtes-vous réparti le travail entre vous deux ?

Jean-Marc Lainé : Très simple : j’écris, Csaba traduit en serbe, Bojan produit un storyboard, on le corrige si nécessaire, et ensuite, il dessine et il encre. Au milieu du tome 1, Bojan a pris contact directement avec moi. Comme on discute, il lui est possible désormais de me dire ce qu’il aimerait faire. Il a des scènes en tête, des envies, des traitements graphiques à essayer, on voit si on peut rentrer ses idées dans le canevas général.

Sceneario.com : Le travail sur les navires et également sur les apparitions du kraken sont extraordinairement bluffantes. Quelle a été votre intervention dans cette démesure graphique ? Quel est votre sentiment sur ce qu’il a réalisé sur ce premier opus ?

Jean-Marc Lainé : Je suis super content. D’une part, Bojan est très fidèle au script, il ne rajoute rien, il n’enlève rien, c’est très agréable. Ensuite, il a des idées, il propose des trucs, et souvent, ça enrichit le truc. Et puis, il est bosseur, il aime les détails. Pour la scène de cale sèche, il avait dessiné le bateau à quai, donc Csaba lui a demandé de refaire la planche, et ça donne un truc énorme (la première version était vachement bien, déjà). Il n’hésite pas à rajouter de la matière, des silhouettes, bref, il ne lésine pas sur les décors. Mais aussi sur les décors intérieurs : le bureau d’Achab est impressionnant, avec les tableaux, les mâchoires de cétacés, ce genre de choses. Je lui fournis plein de détails, il n’hésite pas à en remettre. Donc ouais, je suis ravi !

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Sceneario.com : Avez-vous déjà prévue la date de sortie de la suite qui s’oriente vers un duel titanesque ?

Jean-Marc Lainé : Pas prévu en détail, mais comme il a déjà dépassé la vingtaine de pages, j’imagine que le tome 2 devrait arriver vers le printemps 2011.

Sceneario.com : Vous êtes aussi l’auteur de plusieurs livres théoriques, comment passez-vous de l’un à l’autre ? Appliquez-vous vous-même les conseils que vous donnez, ou vous donnez-vous quelques libertés ?

Jean-Marc Lainé : La théorie amène des idées pour la pratique, et la pratique donne de la documentation pour la théorie. Donc les deux activités se nourrissent. Et oui, j’essaie d’appliquer mes principes, mais les Manuels de la BD sont des ouvrages où d’autres personnes viennent s’exprimer. Il n’y a pas que mon propre son de cloche dans ces bouquins, mais également l’avis et les techniques de nombreux autres bédéastes. Qui parfois sont contradictoires. Pour le lecteur, il s’agit de découvrir de nombreuses méthodes, et de faire son marché, avec d’essayer ce qui les intéresse et d’adopter ce qui leur convient. Je fais un boulot de théoricien, mais je ne donne pas de leçon et je n’impose pas de règles. Je signale juste ce qui fonctionne, où sont les pièges…

Sceneario.com : Depuis que vous avez entamé cette démarche de théoricien (avec les livres d’une part, mais aussi vos cours et les conférences que vous donnez régulièrement) qui peut presque se présenter comme la continuation de votre travail rédactionnel dans les magazines comme Scarce etc, avez-vous vu votre approche du scénario changer ?

Jean-Marc Lainé : En fait, je crois que ce sont les autres scénaristes qui m’influencent. Par la lecture que j’en fais, mais aussi par les témoignages qu’ils viennent apporter dans les Manuels de la BD. Par exemple, sur le séquencier, Hervé Richez m’a appris plein de choses quand il m’a expliqué sa règle des quinze séquences. Ça m’arrive souvent de voir un scénariste travailler et de me dire « tiens, c’est pas con, je devrais essayer ». De même, verbaliser une façon de faire, trouver les mots pour expliquer, ça me permet aussi d’identifier des choses que je fais, parfois inconsciemment.

Mais en ce moment, c’est l’écriture télé qui m’impressionne, qui m’enseigne des choses. Par exemple, dans Desperate Housewives, je note qu’ils coupent les scènes à des moments-clés dans les dialogues, au moment d’une révélation, ce qui leur permet de ne pas s’embourber dans les réactions des autres personnages, et zapper un peu et de revenir à la scène quelques instants plus tard. C’est astucieux et roublard, ça évite certains pièges dans la caractérisation des personnages, et ça maintient un rythme soutenu dans l’écriture globale de l’épisode. Ça, j’apprends, et je pense que ça aura quelques conséquences sur ma manière d’écrire des dialogues, et de rythmer l’ensemble d’un album.

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Sceneario.com : Est-ce vous avez d’autres projet en cours d’élaboration dont vous pourriez nous dire quelques mots ?

Jean-Marc Lainé : Là, tout de suite, je ne peux parler de rien. Sachez seulement que je suis en train de discuter d’un projet de collection avec un éditeur BD, que je travaille sur une monographie chez Les Moutons Électriques, et que je vais sans doute faire un « beau livre » chez Flammarion. Ce dernier doit passer en comité de lecture dans quelques jours, et si le feu vert est donné, ça va être un gros chantier, mais ça donnera un chouette bouquin qui devrait intéresser les lecteurs de comics !

Sceneario.com : Vous êtes l’un des "spécialistes comics" en France, n’auriez-vous pas envie de développer des projets US de votre côté ? Après tout, il y a une vague de jeunes auteurs frenchy qui déferle en ce moment aux US…

Jean-Marc Lainé : Les jeunes frenchies sont surtout des dessinateurs. Pour les scénaristes, c’est plus compliqué, la barrière de la langue étant un obstacle parmi des centaines d’autres. Après, ce qui est tentant, dans le marché américain, c’est la possibilité de travailler sur de gros personnages (ou moins gros, d’ailleurs) de Marvel ou DC. Parce que, autrement, le marché américain est un marché comme un autre, et c’est déjà suffisamment compliqué et encombré en France, attaquer le marché américain, c’est multiplier les obstacles pour pas grand-chose, je trouve…

Sceneario.com : Sceneario.com vous remercie de vos réponses et vous souhaite tout le succès possible.

Jean-Marc Lainé : Merci beaucoup pour votre intérêt, votre enthousiasme et votre accueil. Les Grands Anciens vous bénissent !

Livres

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