Interview

Frédéric Cambourakis, éditeur, et Juhyun Choi, auteure de Sous la peau du loup

Sceneario.com : Bonjour Frédéric Cambourakis. Vous avez lancé les éditions Cambourakis et proposez désormais parmi d’autres un catalogue "Bandes Dessinées" qui n’a pas à rougir de ses titres (même s’ils sont encore peu nombreux) étant donné qu’il compte déjà deux albums qui ont eu les honneurs de la nomination au festival d’Angoulême. Pouvez-vous nous parler de votre activité d’éditeur ? Qu’est-ce qui vous a poussé à éditer de la BD et comment se fait votre choix parmi les bandes dessinées qu’il vous est donné de découvrir ?

Frédéric Cambourakis : Bonjour. Si je devais parler de mon activité d’éditeur, je ne pourrais m’en tenir à la bande dessinée. Nous avons aussi un catalogue littérature : Cambourakis est en fait une maison généraliste. En ce qui concerne la bande dessinée, je dirais simplement que c’est par goût, volonté et par connaissance. J’ai été dix ans libraire et huit dans une "spé BD". J’y étais par goût. Et il n’est pas trop difficile d’imaginer qu’en huit ans, si on y fait un tant soit peu attention, on peut devenir assez familier avec la petite dimension commerciale qui caractérise notre activité. Et c’est aussi une belle manière d’approcher les auteurs ! Bref, après avoir côtoyé cet univers à différents niveaux, cela me titilla de m’y frotter et je me sentais relativement prêt à pousser dans ce domaine à partir du moment où j’ai créé les éditions Cambourakis.

En ce qui concerne le choix, je tente au maximum, de trouver des choses originales. Il y a des bons livres partout, et « s’imposer » face à ces maisons existantes n’est pas chose aisée. J’essaie donc de proposer des choses que l’on a pas trop l’habitude de voir. Je ne sais si je réussis toujours, la perception est une notion assez fourbe, mais j’essaie…

Sceneario.com : Vous éditez ce qu’il convient d’appeler de la BD d’auteur avec cette notion presque sous-entendue de "bande dessinée non destinée à un très large public". Etes-vous d’accord avec ce raccourci ?

Frédéric Cambourakis : Oui, je publie de la bd d’auteur, mais pour moi, cela renvoie avant tout à une qualité du processus de création – des œuvres voulues, pensées par les auteurs, publiées dans le respect de la singularité de leur démarche, et non pas des produits commandés en vue de tel ou tel marché. Je ne pense pas en revanche que cette bande dessinée dite d’auteur soit a priori vouée à un public restreint. Hergé, Franquin sont incontestablement des auteurs, avec le succès que l’on connaît…

Nous avons au catalogue des auteurs très différents tant par leur style graphique que par leur genre narratif. Un livre comme Le jeu des hirondelles de Zeina Abirached s’est vendu à près de 10 000 exemplaires, ce qui recouvre déjà certainement une grande diversité de lecteurs. En fait sous cette dénomination de BD d’auteur, on trouve toutes sortes de livres, des plus grand public aux plus exigeants.

Mais même des livres apparemment plus difficiles d’accès, comme Sous la peau du loup de Choi Juhyun, pourraient sans doute intéresser un public plus large qu’il n’y parait : la question de la diffusion, de la visibilité fait que la rencontre avec le lecteur se fait plus difficilement. Mais lors d’un festival comme celui de Saint Malo où nous étions présents cette année, avec une fréquentation populaire et familiale, j’ai eu le plaisir de constater qu’un tel livre pouvait aussi accrocher le regard. Ce qui ne fait que renforcer notre conviction que ces livres doivent exister, bien qu’on ne puisse espérer tous les vendre par dizaines de milliers d’exemplaires.

Sceneario.com : Le bon accueil d’un titre par les lecteurs peut-il conduire de votre côté à plus d’audace ensuite dans votre politique éditoriale ?

Frédéric Cambourakis : Ma politique éditoriale n’est pas dictée par le succès éventuel de mes livres. Evidemment, d’un point de vue économique, un succès donne plus de marge de manœuvre pour mener à bien les projets qui nous tiennent à cœur.

Sceneario.com : Vous avez donc publié récemment Sous la peau du loup, de Juhyun Choi. Pourriez-vous nous dire dans quelles conditions s’est fait votre rencontre avec cette auteure coréenne ? Et pourriez-vous nous parler plus précisément de ce qui vous a touché dans cette bande dessinée, de ce qui vous a convaincu de l’éditer ?

Frédéric Cambourakis : Juhyun Choi vit en France depuis quelques années. J’ai découvert son travail à travers ses livres autoédités, et dans les fanzines. Elle a réalisé une illustration pour deux éditions de notre calendrier, en 2006 et 2007, et je lui ai alors demandé si elle avait des projets de livres.

J’avais vraiment envie de travailler avec cette auteure qui me paraissait réunir des qualités exceptionnelles, tant du point de vue du dessin, de la narration et de la construction, et de la richesse de son imaginaire. J’aime énormément son style graphique, son travail à l’encre de Chine à la fois en noir et en couleurs. Son univers, d’une belle étrangeté, est à la fois très singulier et universel dans ses thématiques. Elle réussit une fusion assez magique entre des sources picturales traditionnelles – comme le théâtre d’ombres – et des images venues du cinéma occidental, surréaliste par exemple. Sous la peau du loup n’est certainement pas un livre simple, mais justement, il me paraissait intéressant de commencer par cet album-là, qui affirme véritablement l’identité de Juhyun Choi.

Sceneario.com : Merci Frédéric Cambourakis ! Et je vais maintenant me tourner vers vous, Juhyun Choi ! Bonjour ! Pourriez-vous avant tout vous présenter en quelques mots, nous parler de vos origines et de votre parcours artistique ?

Juhyun Choi : Bonjour ! Je suis Coréenne. J’ai fait des études de lettres à Séoul et je faisais partie d’une association artistique à l’université, où je peignais. C’est là que j’ai décidé de changer de voie. Je suis ensuite arrivée en France en 2001 et j’ai fait les Beaux-Arts. Après les études, j’ai continué à faire des installations et des spectacles de théâtre d’ombres. Comme tout ce que je faisais avait un côté narratif, quel que soit le médium, c’est assez naturellement que j’ai fait aussi de la bande dessinée.

Sceneario.com : Pouvez-vous aussi nous dire où vous habitez aujourd’hui ? En Europe, en Corée, ou ailleurs ?

Juhyun Choi : J’habite en France, à Poitiers.

Sceneario.com : Aviez-vous dessiné Sous la peau du loup avant d’autres réalisations qu’on a déjà pu lire en Europe ou bien est-ce là votre dernière oeuvre en date ?

Juhyun Choi : c’est ma dernière oeuvre en date, mais c’est un livre qui regroupe diverses histoires que j’avais publiées dans des revues ou collectifs comme Warburger, Stripburger, 40075km et Crrisp (Collectifs de l’Employé du Moi). J’ai aussi auto-publié quelques petits livres.

Sceneario.com : Sous la peau du loup est un titre assez étrange, de prime abord. On y sent bien des souvenirs, des peurs à éloigner et des choses à dénoncer, mais on n’est pas certain de tout bien décrypter… Pourriez-vous nous expliquer cette bande dessinée en quelques lignes, nous dire quelle part d’autobiographie y est présente et quelles clefs sont indispensables à sa compréhension que les Européens n’ont peut-être pas ?

Juhyun Choi : Je ne pense pas que mon livre soit si "difficile d’accès". Il a peut-être une narration inhabituelle, une construction non-linéaire avec une logique différente. Mais au contraire, je pense qu’il peut toucher des lecteurs aux goûts très différents car il a des niveaux de lecture multiples. Ca peut se lire comme un récit surréaliste ou allégorique, avec une dimension politique et sociale. J’ai essayé de laisser la porte ouverte aux différentes interprétations possibles. Je ne veux pas orienter le lecteur dans une lecture univoque…

Les histoires qui se mêlent dans mon livre ont été inspirés par mes rêves. Une référence évidente quand on parle de rêve, c’est le rêve du papillon du philosophe taoïste Zhuang Zi : il rêve qu’il est un papillon, et au réveil, il ne sait plus si c’est lui qui a rêvé du papillon ou si c’est le papillon qui rêvait de lui. Deux visions qui créent deux réalités différentes… Dans mon livre, le spectateur devient l’acteur et l’acteur devient le personnage qu’il joue… Quand on franchit cette limite, la perception et l’engagement changent, le jeu devient réalité.

Bien sûr, certains rêves sont imprégnés de ma culture et de l’histoire de mon pays : le couple dans le camp, le moment où les filles deviennent propriété de l’état, par exemple, viennent sans doute de la mémoire de l’esclavage sexuel, qui était organisé en Corée sous la colonisation japonaise. Et le vieux monsieur qui passe toute sa vie dans la prison peut faire penser aux prisonniers d’opinion sous les dictatures. Mais je ne voulais pas que l’aspect historique ou le côté spécifiquement coréen prédomine, c’est pourquoi l’époque et le lieu ne sont jamais précisés.

Sceneario.com : Pourquoi avoir préféré ce titre à un autre et que représente-t-il pour vous ?

Juhyun Choi : Je veux que les lecteurs rentrent dans le livre comme la fille qui entre Sous la peau du loup et se fait emporter et posséder par l’esprit du loup… Tout au long du livre, cette situation se répète : la fille kidnappée oublie de s’enfuir même si elle sait qu’elle va se faire tuer, l’amoureuse de la main du soldat ne reconnait plus le soldat. Sur scène, les filles sont prises par leur jeu comme si elles entraient "Sous la peau du loup".

Ce que je dis là est sans doute issu de ma culture du chamanisme. J’aimerais bien aussi que le titre puisse faire penser à la performance de Josef Beuys "Coyote, I like America and America likes me", dans laquelle il passait 3 jours enroulé dans du feutre, en compagnie d’un coyote !

Sceneario.com : J’ai trouvé votre style graphique à la croisée de celui de Marjane Satrapi et de celui de Kazuo Kamimura. Comment le définiriez-vous, vous ?

Juhyun Choi : Le point commun entre ces deux dessinateurs et moi, c’est qu’ils dessinent des femmes aux cheveux longs en noir et blanc. Je pense que j’ai été plutôt influencée à la fois graphiquement et dans la narration par "Panorama" de Cédric Manche et Loo Hui Phang (editions Atrabile). Je ne suis pas une dessinatrice virtuose, mon but est de raconter mes histoires avec ce que j’ai. Je ne cherche pas un style ou une référence graphique particulière mais à dessiner d’une façon efficace et simple, qui m’est naturelle, presque automatique.

Sceneario.com : En combien de temps avez-vous réalisé cette bande dessinée et avez-vous réussi à y glisser tout ce que vous souhaitiez lui faire dire ?

Juhyun Choi : Certaines histoires de ce livre ont été publiées dans divers livres collectifs depuis 5 ans. Mais pour structurer ce livre, re-dessiner, réorganiser, faire le lien entre toutes les histoires, j’ai mis 6 mois. En pensant, oui, y avoir mis tout ce que je voulais y faire apparaître !

Sceneario.com : Quels sont vos auteurs asiatiques préférés ? Et quels sont les auteurs européens qui vous parlent le plus, et pourquoi ?

Juhyun Choi : "Le nain" de Cho Sehui (édité en France par Actes Sud) est la lecture d’adolescence qui m’a marquée le plus jusqu’à aujourd’hui. C’est un roman à épisodes qui parle de la tragédie d’une famille ouvrière en plein milieu de croissance économique. L’auteur a une écriture très poétique et utilise des éléments fantastiques, presque féeriques, comme ce nain qui veut envoyer une balle sur la lune… La construction de ce roman n’est pas du tout linéaire : il est construit comme une bande de Moebius, une bande qui se mord la queue. Et chaque épisode est raconté d’un point de vue différent.

Chez les artistes européens, je m’intéresse plutôt aux surréalistes, comme Bunuel ou Cocteau. J’ai beaucoup pensé à leurs films, en particulier à "Le sang d’un poète" de Jean Cocteau où le personnage se balade dans un corridor et assiste à des scènes qui se passent simultanément, et à "Le charme discret de la bourgeoisie" de Luis Bunuel, où il y a une succession de mises en abîme.

Sceneario.com : Et que peut-on vous souhaiter aujourd’hui ?

Juhyun Choi : Et bien… un bon anniversaire, puisque j’ai eu 30 ans il y a 3 semaines !!!

Sceneario.com : Ah ?!? Alors, joyeux anniversaire, merci beaucoup, et bonne continuation !

Publicité