Interview

Entretien avec Will Argunas et Marie Moinard

Interview réalisée par melville en janvier 2012 à l’occasion de la réedition de Bleu(s) de Will Argunas chez Des Ronds dans l’O

WILL ARGUNAS

Sceneario.com : Bleu(s) traite de la maltraitance des enfants, que représente le choix de cette thématique pour vous ?

Will Argunas : L’envie de parler des plus faibles, d’un épisode de mon enfance (chute dans un couloir et coma bref à l’école), de compenser avec un truc chaleureux (mes rapports avec mes parents, et surtout mon père, pour m’avoir toujours soutenu dans ce choix difficile d’auteur bd). Quand j’ai écrit et dessiné Bleu(s), je vivais à Paris dans une studette, et j’étais caissier chez Ed pour vivre. Je venais de passer 3 ans sur un projet bd d’héroic fantasy, qui n’a jamais abouti (je ne pense pas être fait pour ce type de récit de toute façon), et de cet échec est né Bleu(s). Une façon de me réapproprier ma vie. Je voyais beaucoup de violence au quotidien à Paris. J’étais seul, je croyais dur comme fer à mon avenir dans la bd, qui était une soupape à mes difficultés au quotidien, et au « bien », de l’être humain, de façon générale. J’étais encore quelqu’un de très naïf.

Sceneario.com : Vous abordez ce sujet difficile sous l’angle de l’intimité d’une relation père-fils. Pourquoi avoir contourné l’approche frontale et naturaliste qui est souvent de mise dans les récits à caractère social ?

Will Argunas : A cette époque, je ne lisais plus du tout de BD (pour pouvoir trouver mon style), après en avoir lu beaucoup pendant mon enfance/adolescence. Je n’avais donc aucun carcan en tête, aucune solution par rapport à la façon de raconter mon histoire… Je me suis fait confiance et j’ai foncé !

Sceneario.com : Bien qu’intimiste, Bleu(s) est également construit comme un « thriller » avec un crescendo de la tension.

Will Argunas : Je voulais un vrai suspense autour de l’auteur des maltraitances en question, d’où ce côté « thriller », devenu ma marque de fabrique depuis. En même temps, c’était mon tout premier album (écrit en 1998), donc tout n’était pas encore très conscient dans ma tête. J’ai passé plus de 2 ans dessus, ce qui m’a permis de lui donner la forme que je jugeai la mieux appropriée.

Sceneario.com : Votre dessin aux traits durs renforcé par la mise en scène contraste avec la voix off empreinte de la candeur d’un enfant. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce contraste ?

Will Argunas : Là encore, j’ai dessiné cet album avec mon niveau de l’époque. Dans ma tête j’avais la voix du «Petit Nicolas » de mon enfance, et la voix de Meurceau de l’Etranger d’Albert Camus, un roman qui m’a beaucoup touché alors que j’étais lycéen. Je n’ai donc pas fait de choix délibéré.

Sceneario.com : Le choix de la bichromie joue un rôle important dans l’atmosphère qui se dégage des planches. Comment êtes-vous parvenu à ce choix ?

Will Argunas : A l’origine, c’était un (bon) choix éditorial de l’éditeur (Triskel) pour rendre l’album, et mon dessin un peu plus « doux », plus agréable, plus commercial aussi, moins cassant. Avec Marie on a conservé ce choix, avec une couleur moins puissante, et plus chaude qu’en 2001.

Sceneario.com : Dans Bleu(s), les femmes incarnent soit l’absence (avec la mère de Nicolas) soit le bourreau (avec Mlle Rose). Pourquoi ce choix ?

Will Argunas : Pour la maman de Nicolas, un trio m’aurait compliqué la narration, et atténué la relation père-fils. En plus, à l’époque je dessinais très mal la gente féminine … Pour l’institutrice, je trouvais l’idée « ENORME » de faire d’un personnage féminin, le « méchant » de mon histoire.

Sceneario.com : Mlle Rose est institutrice, c’est un choix qui n’est pas anodin.

Will Argunas : Enfant, j’ai assisté à des « maltraitances » sur des camarades, en classe de primaire, devant tout le monde, de la part d’un instituteur de la vieille époque (du type claque dans la figure, tape sur la tête) … En général, construire une histoire peut venir de pas mal de choses vues, lues, entendues, et qui passent par notre prisme individuel, pas toujours facile à retrouver des années après…

MARIE MOINARD

Sceneario.com : On peut lire dans la préface de l’album que vous avez insisté auprès de Will Argunas pour rééditer ce livre. Pouvez-vous nous en dire davantage sur vos motivations ?

Marie Moinard : Quand j’ai découvert Bleu(s) la première fois, j’ai été très touchée par le propos de l’auteur. Ca s’approchait considérablement de tout ce qui me préoccupe personnellement. Je n’ai jamais oublié ce livre, alors, il m’a marqué. Quand j’ai monté Des ronds dans l’O, j’ai toujours eu dans l’idée de développer les publications de ce style, celles qui parlent de nous, de l’humain. Il a fallu attendre d’être un peu solide avant de contacter Will, ce que j’ai fini par faire il y a deux ans. Et je suis vraiment ravie de remettre cet album en avant, d’autant que l’album a été augmenté et qu’il est lui aussi, plus solide aujourd’hui.

Sceneario.com : Les ronds dans l’O est une maison d’édition qui se démarque par un catalogue engagé et militant. Pensez-vous que la bande dessinée peut-être un moyen d’expression pour se soulever contre les injustices ?

Marie Moinard : Plus que jamais ! C’est devenu très vite un moyen de décrire et de dénoncer les failles du système, les maltraitances, les incohérences, au travers des sujets quotidiens, dans la société d’aujourd’hui parmi ceux qui nous préoccupent le plus. Qu’il s’agisse de violences faites aux femmes, aux enfants, de la condition de vie des demandeurs d’asile, de la vie vue de l’intérieur dans les cités (Zeste), de la vie d’une personne qui perd tout (Assis debout), on raconte des histoires réelles ou fictives mais toujours réalistes et, le médium étant populaire au sens noble, peut-être lu par tout le monde. Les hommes et les femmes, les plus âgés et les plus jeunes, les lecteurs en bibliothèques, même des personnes illettrées – j’ai eu ce témoignage à propos d’une lectrice en pleurs devant un récit de En chemin elle rencontre…. Alors oui, la bande dessinée permet de montrer du doigt et de provoquer un sentiment de révolte et d’indignation et les éditeurs sont de plus en plus nombreux sur ce terrain.

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