Interview

Entretien avec Romuald Reutimann et Pierre Gabus

Interview menée par Fred et Aubert par mail, en février 2012.

Sceneario.com : Avant d’aborder la deuxième saison, parlons un peu de la première, ou tout du moins de la réédition en 4 albums chez les Humanos. On avait l’impression que l’aventure Cité 14 s’était arrêtée définitivement avec la sortie du coffret chez Paquet… Peut-être une question de vente… Alors que vous aviez de la matière pour continuer, visiblement. Comment s’est profilée la transition entre Paquet et les Humanos ?

Romuald Reutimann : En effet, la seconde saison qui était bel et bien prévue, n’est pas parue à cause de ventes insuffisantes. Par chance, le projet a intéressé les Humanos qui ont négocié avec Paquet la reprise de la série.

Sceneario.com : Cette première version était marquée par un rythme de parution, un format, un nombre de page très particulier. Et je trouve que le passage à l’album chapitré fonctionne très bien. Avez-vous eu l’envie de reprendre certaines choses, de faire des retouches, de rajouter des planches ?

Pierre Gabus : Avec Romuald, nous tenions vraiment à garder le côté feuilleton de Cité 14, au moins pour cette deuxième saison qui clôt toutes les intrigues développées dans la saison 1 et qui forme donc un tout avec elle. On a bénéficié d’un petit supplément de pages (28 planches par épisodes au lieu de 22) ce qui nous a permis de mener les intrigues bon train tout en gardant de la place pour les scènes « gratuites » consacrées aux personnages et aux ambiances de la Cité. Sinon le principe est inchangé : il y a 12 épisodes, les épisodes qui se suivent ne se ressemblent pas trop et on a essayé de soigner la sortie de chaque personnage (la dernière scène où ils apparaissent) comme on avait essayé de soigner leur entrée. Concernant les changements dans la réédition de la première saison, ils sont restés très minimes (deux noms de personnages très secondaires, un raccord de décors, un raccord de dialogue, une petite modification de taille de personnage). Ces retouches sont quasiment invisibles, c’est de la coquetterie de notre part.

Romuald Reutimann : Que je sache, Pierre n’a rien changé à son écriture. Par contre le projet s’est condensé de manière à ce que l’histoire se termine en deux saisons. Les chapitres de cette deuxième saison ont quelques pages de plus.

Sceneario.com : La machine est donc relancée avec un format qui touchera peut-être plus de gens ! Il y a des retours vis à vis de cette réédition ?

Romuald Reutimann : Pour le moment, aucune idée…

Pierre Gabus : Ceux qui ne connaissaient pas la première version préfèrent nettement la deuxième quand on leur met les deux entre les mains. Mais beaucoup de fans de la première heure regrettent un peu le côté « petit format-jetable-pas cher » des origines. Personnellement, je suis très fier des deux. La formule actuelle est un peu plus classique mais semble satisfaire davantage tout le monde. En plus je trouve le format Intégral très beau et les couvertures de Romuald me plaisent beaucoup.

Sceneario.com : On a vraiment l’impression que, riche de leur expérience dans leurs précédentes aventures, les personnages gagnent vraiment en profondeur dès le premier tome de cette seconde saison. On entre bien plus dans leur intimité, avec un ton plus… mélancolique, je trouve. Maintenant que les cartes ont été distribuées dans la première saison le ton va-t il être plus posé ?

Romuald Reutimann : Pas forcément, non ! Effectivement, tout est fait pour rendre les personnages les plus vivants possibles en évoquant leur quotidien, leur passé ou leurs états d’âme, mais Cité 14 reste avant tout une série d’action !

Pierre Gabus: En fait, je me demande même si ce n’est pas plutôt l’inverse qui va se passer. Je pense que la deuxième saison est plus dense que la première, d’autant qu’au départ, nous avions dans l’idée d’arriver à un point d’équilibre à la fin de la saison 3 et que les circonstances nous ont fait changer d’idée pour arriver à une fin au bout de la deuxième saison. Par contre, maintenant que le lecteur connaît un certain nombre de choses sur les différents personnages, c’est vrai qu’on peut un peu plus facilement farfouiller ce qu’ils ont dans la tête.

Sceneario.com : On retrouve les mêmes thématiques comme la corruption, la récession… Cette dureté réaliste est une des marques de fabrique de la série, mais ici elle semble prendre un tour plus profond, plus désabusé. Allez vous continuer à appuyer sur cet aspect critique assez tendu de la société dans la deuxième saison ? Allez vous rajouter d’autres propos ?

Pierre Gabus: Cet aspect est finalement assez indépendant de ma volonté. Je ne suis pas quelqu’un qui s’indigne si facilement que cela mais c’est vrai que je m’intéresse quand même un peu à l’actualité donc j’extrapole parfois à partir de ça, je m’intéresse aussi à l’histoire donc là aussi je transpose des choses pour Cité 14. Et puis j’ai un deuxième métier, instituteur en CLIS… et plus ou moins inconsciemment, il m’arrive de retranscrire également de manière travestie, quelques états d’âme dans Cité 14. Comme on ne peut pas dire que l’enseignement spécialisé soit à la fête en ce moment, ça rajoute peut-être un peu de désenchantement et d’ironie à l’univers. En fait, c’est aussi ce qui fait la richesse de Cité 14 : n’importe quoi d’intéressant peut servir de documentation, il suffit de réussir à l’utiliser d’une manière à garder de la cohérence à l’univers. Moi je peux me servir de mon boulot ou d’anecdotes sur le frère acteur de John Wilkes Booth (l’assassin de Lincoln), Romuald lui peut se servir des photos de Bérénice Abbott ou bien de jouets en fer blanc japonais des années 50.

Sceneario.com : Les idéologistes comme Michel ou Mc Keagh ont la vie dure, mais ils apparaissent vite, aussi, comme des personnalités assez complexes, rongés par leur passé. Dans le premier album, on a malgré tout le sentiment que les principaux protagonistes sont en retrait par rapport aux autres, même un personnage comme Tigerman est juste ébauché dans ces pages. Est-ce l’occasion justement de travailler davantage ce background ?

Pierre Gabus : Pour une bonne histoire, un méchant vraiment infâme n’est pas un handicap. Par contre des héros trop parfaits, c’est vite pénible. Donc Michel et Mackeagh ont chacun leur part d’ombre. Bien sûr, ces parts d’ombre, il faut à un moment les dévoiler et c’est préférable que les révélations ne soient pas décevantes. En même temps, je ne suis pas sûr qu’il faille que ce soit forcément complètement extravagant non plus et c’est bien si les choses ne traînent pas trop en longueur. On a décidé de ne pas tout garder pour les deux derniers volumes. A partir de la moitié de la saison 2, les portes commencent à se refermer.

Sceneario.com : L’univers de la série est assez particulier, le croisement de pas mal de genres, que ce soit le fantastique, le réalisme social et même en quelque sorte le super héros. Comment définiriez-vous justement cette atmosphère ?

Pierre Gabus : Tout ça c’est à cause de Romuald. Je lui avais demandé ce qu’il avait envie de dessiner et il m’avait dit un polar décalé, ou bien une histoire avec des animaux costumés, ou un truc d’extraterrestres, ou alors un comics avec un super-héros. A priori rien de tout ça n’était ma spécialité mais en mélangeant tout, j’ai vite pensé que ça pourrait m’amuser. On a donc commencé une première version de Cité 14 en format franco-belge-couleur-46 pages qui n’était pas bien du tout et qu’on a abandonnée. En fait, ce qui a tout changé, c’est quand Romuald m’a convaincu d’en faire un feuilleton noir et blanc en saison annuelle. C’est là que tout s’est vraiment éclairé et que j’ai pu greffer ce côté réalisme social et ces caractères un peu plus complexes. La forme est vraiment quelque chose de moteur dans cette série.

Romuald Reutimann : C’est une atmosphère où tout est possible ! Un paradis pour feuilletoniste et dessinateur.

Sceneario.com : Une autre particularité de la série c’est que le lecteur doit suivre plusieurs intrigues en même temps, qui s’entremêlent, parfois se croisent, cela permet d’aborder des ambiances, des sujets différents. Comment s’organise l’écriture de ce genre de structure ? J’imagine la grande feuille accrochée au mur, par exemple ;-))

Pierre Gabus: Oui, il y a bien des grandes feuilles, mais ma femme ne serait pas d’accord pour que je les punaises au mur. Au début, il y a la période de rêverie un peu organisée avec certaines scènes qui commencent à apparaître et que je note, des idées de directions que tel ou tel personnage doit prendre, des aboutissements pour telle ou telle intrigue. Ensuite je scotche deux feuilles A3 ensemble et je fais un tableau avec en haut, la douzaine de personnages principaux de la série et à gauche les 12 épisodes. Et je commence à remplir les cases au crayon à papier puis au stylo quand mes décisions sont prises pour de bon (du moins c’est ce que je crois à ce moment-là). Au moment de la réalisation de chaque épisode, c’est un peu pareil, je découpe une feuille en 28 cases (une par planche) et avant de commencer le découpage proprement dit, je décide de ce qui va se passer dans chaque page. En fait, tout ça a l’air très organisé mais je ne suis jamais à la lettre ce que j’ai prévu. Par contre, je sais que si je perds 2 pages ici, il faudra que je les récupère ailleurs et que si telle scène ne se fait pas à tel épisode, il y aura ensuite pas mal de choses à changer pour la suite. Donc les grandes feuilles, je les recommence plusieurs fois au fil de la saison, d’autant que Romuald en dessinant trouve régulièrement des idées souvent juteuses que j’ai parfois envie d’exploiter rapidement ce qui chamboule tout. De mon côté, il m’arrive également d’avoir des idées en cours de route, bref, il reste une part d’improvisation assez importante durant toute la réalisation. C’est heureux parce que sinon je m’ennuierais. Et je pense que pour le lecteur, c’est également important qu’il y ait cette grosse part de fraîcheur.

Sceneario.com : Ce qui m’a assez plu, dès le départ c’était cette filiation aux rythme feuilletonesque, à ces vieux romans avec un aspect plus fantastique et plus social. Quelles ont été les inspirations pour construire ce monde ? Les envies de chacun ?

Romuald Reutimann : Justement, c’est précisément de ça dont j’avais envie. De faire un feuilleton ! Quelque chose d’addictif sous forme d’épisodes à parution régulière ou tout est possible du plus loufoque au plus sérieux, et dans lequel on peut raconter ce qu’on veut sans aucune contrainte de genre, de lieu, ou d’époque.

Pierre Gabus : Comme je le disais tout à l’heure, n’importe quoi peut me servir d’inspiration pour Cité 14, il suffit que je trouve la manière de l’adapter à notre petit monde. Sinon, au niveau bandes dessinées, mes deux principales influences pour Cité 14 sont Macherot avec ses albums de Chlorophylle se passant sur l’île de Croquefredouille et le Watchmen de Moore et Gibbons. Mais il y a plein d’autres choses comme « Il était une fois en Amérique » de Sergio Leone, des films noirs américains des années 30 à 50 et même « V » une série télé un peu kitch d’il y a quelques décennies où des extraterrestres essayaient de conquérir la terre. La filiation entre cette chose et Cité 14 n’est pas forcément évidente mais bizarrement j’y ai pensé en écrivant. Les influences de Romuald sont totalement différentes des miennes et je pense que ça rajoute encore à la force de l’univers créé.

Sceneario.com : Le côté 30’s, immigration, récession, gris est amplifié par un graphisme tout en finesse mais complètement dénué de fioritures. Pourquoi justement avoir opté pour une approche aussi sobre ?

Pierre Gabus : De mon point de vue, Romuald est très fort pour les décors, les ambiances et les scènes d’actions mais ce qui le rend meilleurs que la plupart des autres dessinateurs c’est le jeu de ses personnages. Quand un castor en costume à carreaux va se confesser en pleurant chez sa voyante hystérique, même s’il est complètement ridicule, on y croit et on a mal pour lui.

Romuald Reutimann : À vrai dire il n’y a pas eu d’approche. Dans un premier temps, ce dessin était un compromis pas vraiment raisonné entre mes capacités et la nécessité de rendre crédible la richesse et la complexité de cet univers et de ces personnages tout en gardant le rythme de 14 à 18 pages par mois.
Après, visuellement, c’est le résultat de tout un tas d’influences, que ce soit Poirier, Segar, Mattioli, Bixendale, Gould, Herriman, Bernet, les petits formats genre Janus Starck, les Strange, Nova etc.

Sceneario.com : La deuxième saison est donc mise en place avec un nombre d’albums défini, des plans pour d’autres saisons ?

Romuald Reutimann : Oui bien sûr, ce n’est pas la matière qui manque.

Pierre Gabus : Nous travaillons en ce moment sur un album à part, centré sur le personnage de Bigoodee. Ensuite, nous avons pas mal d’idées pour une saison 3. Mais nous préférons ne pas trop nous avancer : Nous allons d’abord voir quelles sont les retombées de celle-ci qui clôt les intrigues en cours.

Sceneario.com : En tout cas c’est un vrai plaisir de vous relire, en pleine forme, et de retrouver ces personnages. Merci pour vos réponses !

Pierre Gabus : Merci à vous et à votre soutien fidèle depuis les tous débuts de cette aventure.

Romuald Reutimann : J’espère que la suite vous plaira !

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