Interview

Entretien avec Pierre CHRISTIN

Public : Vous êtes scénariste, quels conseils donneriez-vous à ceux d’entre-nous qui souhaiteraient se lancer dans ce métier ?
Pierre CHRISTIN :
A l’époque où j’ai débuté, dans les années soixante, on devenait scénariste un peu par hasard. Il s’agissait essentiellement de travaux pour les magazines destinés à la jeunesse.
Je suis donc rentré dans la BD par effraction. En voyage aux USA avec mon ami Jean-Caude Mézières, on n’avait plus un sous pour se payer le voyage retour. Suite aux conseils d’un ami, Jean Giraud (alias Moëbius), j’ai commencé à envoyer des histoires à un certain Goscinny pour le magazine Pilote. Il s’agissait avant tout de boucler les histoires, des premières idées jusqu’à la publication, dans la semaine. Il fallait aller rapidement, sans forcément connaître le dessinateur auquel serait attribuée l’histoire.
Dans un second temps, le métier s’est construit, codifié. Et cette codification est basée sur plusieurs préceptes simples, qui font que le métier de scénariste est très différent du métier d’écrivain.
1- La BD n’est pas à proprement parler de la littérature. En effet, même un ballon long est finalement un élément de dialogue bien court. Il faut accepter de faire court.
2- Le scénariste n’écrit que la partie d’un tout qui n’existe pas encore. Et pour construire ce tout, le scénariste produit une quantité de textes dont les 2/3 ne sont pas destinés à être publiés, mais servent au contexte. Un grand nombre d’informations de ma production sont pour le seul dessinateur (for his eyes only comme on dit dans les romans d’espionnage…).
3- L’art de la BD est avant tout l’art du découpage. Le scénario est écrit avant, page par page et image par image. Ce qu’on écrit est un tout qui n’existe pas encore.
Suivent les textes off dont la bande dessinée a le secret (« peu après », « pendant ce temps », « quelque part dans l’univers »…), cela permet d’élaborer le fil de l’histoire. Il y a ensuite les indications sur les personnages et enfin les dialogues.
[M. Christin a illustré son propos par une page du dernier tome de Valérian]


Ci-dessus: Le public présent lors de l’entretien avec Pierre Christin.

Public : Quel est le schéma classique de travail entre vous et vos dessinateurs ?
Pierre CHRISTIN :
Tout commence par un synopsis. Celui-ci peut très bien être une commande, basée sur une idée du dessinateur (Bilal aurait pu dire : pourquoi pas une histoire contemporaine, dans un village breton où il se passerait des événements mystérieux ? pour aboutir au synopsis du « Vaisseau de pierre ») C’est à partir de là que débute la compréhension mutuelle avec le dessinateur, ses envies, ses attentes… Il faut à ce stade comprendre que si un scénariste a une production de plusieurs scénarii par an, un album représente jusqu’à un an de travail pour un dessinateur. Il est donc nécessaire d’écrire au plus près de ses attentes. Il ne faut pas oublier que pour juste un dessin il y a beaucoup de texte derrière.
Une fois que le scénario et les dialogues sont dans un état de maturité suffisante, il est nécessaire de recueillir l’assentiment d’une maison d’édition. C’est une autre histoire…

Public : Quelle est votre formation initiale ?
Pierre CHRISTIN :
j’ai une formation classique. Etudiant à la Sorbonne, j’ai soutenu une thèse sur les faits divers. Cette passion pour ces histoires de vie et de mort remonte à mon enfance où, dans le salon de coiffure familial, je feuilletais la revue « Radar était là » qui illustrait des faits divers avec un dessin réaliste, sous le pinceau de Di Marco, tant et si bien que j’en venais à me demander s’il ne s’agissait pas de photographies. Il faut dire que j’avais une dizaine d’années. Cependant en grandissant, ce souvenir fit germer en moi un certain nombre d’interrogations croisées sur les représentations du réel.
A l’âge de 15 ans, j’allais au lycée à côté de l’école des arts appliqués de Paris. C’est là que je rencontrais Jean Giraud, jeune dessinateur déjà très talentueux… J’étais passionné de dessin, mais très mauvais dessinateur. Et progressivement, au travers de la musique (je jouais dans un orchestre de jazz) ou de l’écriture, j’ai même fait un peu de poésie, il devint clair pour moi que je souhaitais raconter des histoires…

Public : Quelle différence y a-t-il entre le scénario de BD et le scénario de cinéma ?
Pierre CHRISTIN :
Les contraintes de coût étant différentes, les pressions sont différentes. La BD reste, face au cinéma, un petit artisanat. Il est possible en BD, contrairement au cinéma ou à la télé, de faire un chef d’œuvre dans son coin, sans moyens.


Ci-dessus: Pierre Christin

Public : Comment envisagez-vous le « couple » dessinateur/scénariste ? Comment avez-vous vécu par exemple votre collaboration avec E. Bilal ? Avec les autres dessinateurs ?
Pierre CHRISTIN :
Il faut comprendre que l’intellectuel et le visuel ne se comprennent pas forcément. Il est nécessaire de bâtir une relation sur la base d’attentes réciproques.
Avec Bilal, il faut tout d’abord dire que nous sommes, après des BDs, des films, des livres de voyage, et même au travers d’essais comme « Cœurs Sanglants et autres faits divers », arrivés au bout de notre système. [P. CHRISTIN illustre son propos de divers albums mis à sa disposition par l’organisation du festival de Cluny]. Je qualifierais notre travail de « fantastique social », s’appuyant sur le réel, faisant rentrer dans notre imaginaire des images mentales sorties de notre imaginaire commun. Nos chemins, à partir de « Partie de Chasse » et des « Phalanges de l’ordre noir », ont commencé à s’éloigner. Un peu plus tard nous nous sommes retrouvés pour « Le Sarcophage », sorte d’épilogue à notre collaboration basé sur mes visions de retour de Tchernobyl. Je ne recommande d’ailleurs ce voyage à personne.
Avec A. Goetzinger, dans la mesure où je ne souhaitais pas me spécialiser dans un genre, j’ai travaillé sur des aventures plus personnelles, dans le Paris de ma jeunesse, avec des personnages féminins peu abordés en bande dessinée, comme dans la série que nous faisons actuellement « Agence Hardy ».


Public : Comment vous viennent vos idées ?
Pierre CHRISTIN :
Une idée vient d’un cheminement. Dans mon cas, il y a un processus fait de voyages, de vélo, de marche à pied, d’interviews, de lecture, de documentation, de rencontres, jusqu’au déclic. Puis la pelote de laine se déroule…
Prenons l’exemple de « Partie de Chasse ». Lors d’un de mes voyages dans le bloc communiste, je recueillais une confidence singulière, après que mon interlocuteur eut pris la précaution de s’assurer qu’il ne pouvait être entendu d’éventuelles écoutes : «vous devriez parler à mon frère, il est garde-chasse dans une datcha, à la frontière russo polonaise, où un certain nombre de dignitaires des régimes socialistes se retrouvent pour des parties de chasse à l’ours. Ils se sont même fait aménager une piscine… ». Je me suis précipité sur un téléphone pour faire part de cette révélation à Bilal. A partir de là, il a littéralement créé une vision…

Il m’est aussi nécessaire de travailler sur les ambiances. Pour me replonger dans le Paris de mon enfance pour Anne Goetzinger, j’ai revu de vieux films de Melville et Becker, me suis imprégné des costumes, des décors, afin de progressivement accoucher de l’histoire.


Ci-dessus: L’équipe de sceneario: Olivier, Marie-Céline et Tito aux cotés de Pierre Christin

Public : Vous vous appuyez sur un solide fonds documentaire. Quel volume de travail cela représente-t-il ? Quel intérêt a ce travail pour votre œuvre ?
Pierre CHRISTIN :
Laissez-moi tout d’abord vous décrire la bibliothèque d’un scénariste. C’est en général quelque chose qui impressionne beaucoup mes visiteurs. Ma bibliothèque est volumineuse et hétéroclite. Je dois en effet me documenter sur de nombreux sujets, de la géographie à la zoologie, en passant par la littérature et la politique. Dans mon travail il y a un côté fouineur qui impose de disposer d’un fonds documentaire énorme.
Mais les livres ne sont pas la seule ressource. Les voyages sont ainsi une source fondamentale dans mon travail. Je suis ainsi allé aux USA, dans une sorte de quête initiatique très personnelle, j’ai beaucoup voyagé dans les pays de l’Est, j’ai fait deux fois le tour du monde, une fois par l’est, une fois par l’ouest, une fois par l’hémisphère Nord, une fois par le Sud.
Je ramène de ces voyages des masses de photos. On dit de moi que je suis le plus mauvais photographe de la bande dessinée. C’est un défaut que j’admets volontiers, d’autant plus que cette absence de vision photographique m’évite d’interférer avec le travail du dessinateur. D’autre part le sujet même de mes photographies ne prête pas forcément à un cadrage artistique, je suis en effet amené à photographier des objets à priori sans intérêt, comme des plaques d’immatriculations (ce qui m’a amené quelques ennuis dans les pays du bloc soviétique), des fenêtres (il n’y a pas un seul pays où leur ouverture est identique),etc. La part de documentaire est donc variable, mais elle existe, et est cruciale dans le but d’obtenir une imagerie cohérente.

Une autre illustration de ce souci de créer un fond cohérent aux histoires, est le soin apporté à la description des personnages. En premier lieu j’évite d’en faire une description physique (grand, brun etc…), car celle-ci intéresse peu le dessinateur, mais je les décris par leur manière d’être, par leurs goûts, par leur passé etc… Ainsi je prends un grand soin à rédiger les biographies des personnages qui composent les histoires.

Il faut aussi souligner qu’il arrive que certaines visions, certaines demandes ou certaines exigences des dessinateurs sont parfois étonnantes (« je souhaiterais une scène qui se passe dans un astéroïde gazeux » ou « je vois une écluse sur la Volga ») mais les contraintes que cela représente sont enrichissantes. Cela participe de ce grand jeu de Légo qu’est le métier de scénariste, qui consiste à jongler avec de nombreuses contraintes. Par exemple les règles pour la publication sont assez strictes si l’on souhaite utiliser les formatages courants (46 ou 54 pages). Ce jeu avec les règles et les contraintes est une des choses que j’apprécie particulièrement chez de jeunes artistes comme Joann SFAR ou Marjane SATRAPI. Je comparerais cela à une impro de jazz. Il existe une forme mais on improvise sur celle-ci et toute la richesse vient de là.
Sur ce thème je tiens à signaler que la BD n’est pas une des formes d’expression scénaristique les plus contraignantes. L’écriture pour la télévision est ainsi quelque chose d’extraordinairement formaté. Même si j’apprécie particulièrement de jouer avec les codes, l’écriture pour la TV ne m’a ainsi jamais convenu.

Public : Souhaitez-vous nous parler d’argent ?
Pierre CHRISTIN :
Volontiers. Tout d’abord je m’insurge contre cette réputation disant que « la BD est chère ».
C’est faux, car étant donné la qualité de l’édition, la couleur, la couverture, ces éléments rapprochent la BD d’un livre d’art, mais dans une gamme de prix incomparable.
Cependant l’édition d’une BD coûte cher, et nécessite un tirage et un chiffre de vente non négligeable. Les chiffres de ventes des best-sellers de la BD sont d’ailleurs supérieurs à ceux des romans.
En terme de revenus pour les auteurs, environ 10% du prix de vente reviennent aux auteurs, dont un tiers environ pour les scénaristes. Il est donc souvent nécessaire pour les scénaristes d’exercer une autre profession en parallèle. De façon générale, la bande dessinée est assez peu rémunératrice.
Cependant je souhaite signaler la grande qualité et la grande exigence du lectorat de BD. Il s’agit d’un art de passionnés, lu par des passionnés. C’est une lecture de fond.

Public : Lisez-vous des BD ?
Pierre CHRISTIN :
La BD est un monde de grands enfants, et cette part d’enfance dans la BD ne part jamais. Cependant je lis moins de BD, j’en fais une lecture plus professionnelle. Disons que je lis ce que je ne sais pas faire, comme actuellement SFAR, TRONDHEIM ou Marjane SATRAPI que j’évoquais tout à l’heure.

Public : Quel est votre plus grand succès ?
Pierre CHRISTIN :
« Partie de chasse », que ce soit en terme de ventes ou d’estime, reste mon œuvre majeure. Suite à cette parution, je fus invité chez B. PIVOT, je ressentais cela comme faire partie du monde des « vrais écrivains », et surtout cela représentait l’accession de la BD à un lectorat plus cultivé.
En terme de dessin, cet ouvrage représente pour moi l’équilibre parfait du style Bilal, et cela a grandement contribué à son succès.
En terme de série, Valérian, de par les volumes de vente, la longévité et la grande diffusion (des traductions en chinois viennent de sortir) est aussi un grand succès.


Public : Pour conclure ?
Pierre CHRISTIN :
Je souhaite finir cet entretien en vous sensibilisant sur le fait que « l’idée » est ce qu’il y a de plus facile dans la BD. Tout le monde en a. Mais l’idée ne vaut pas très cher, et finalement même un scénario génial ne vaut pas grand chose, s’il n’est pas transformé et mis en valeur par un dessinateur de talent en ayant compris l’esprit.
Dans un autre siècle, j’aurais aimé par exemple être librettiste d’opéra. Mon métier en est finalement assez proche, car le scénario est un faire-valoir, l’essentiel est dans l’ensemble constitué du scénario et du dessin, tout comme dans l’opéra, ce sont les paroles, la musique, les décors qui forment un tout.
Un album de BD, ce n’est pas seulement un concept : c’est un monde. Et dans Valérian, avec Jean-Claude Mézières, c’est même un univers gigantesque peuplé d’innombrables créatures auquel nous avons donné la vie.

 

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