Interview

Entretien avec Laurent Astier pour Cellule Poison (Dargaud)

Interview conçue par Melville pour Sceneario.com

Cellule Poison 5 couv

Sceneario.com : Comment est née la série Cellule Poison ?

Laurent ASTIER : Elle est née des cendres d’un projet refusé par les éditeurs, un tryptique sur les violences faites aux femmes aux trois âges de la vie, enfance, adolescence et âge adulte. Cette série devait se déployer sur des récits de 120 à 200 pages en noir et blanc. Je comprends que ça ait pu effrayer les éditeurs à l’époque ! Pour écrire Cellule Poison, J’ai donc utilisé l’essence de ce projet, en me servant du genre polar comme filtre à cette thématique. Et le polar m’a emmené vers les frontières de cette violence qui est autant physique que psychologique, la prostitution forcée. J’y ai aussi ajouté mes questionnements sur les guerres balkaniques, sur cette région si proche et pourtant si méconnuepour la plupart d’entre nous.


Sceneario.com :
La série se compose de cinq tomes réalisés en sept ans. Elle se caractérise par une narration éclatée en flashbacks à la temporalité discontinue, mais le récit reste toujours d’une grande lisibilité. Comment s’est déroulée l’écriture du scénario ?

Laurent ASTIER : En fait, j’avais écrit dès le départ une première version "puzzle". Ensuite j’ai remis le récit à plat dans une trame temporelle linéaire, afin de créer les ponts, de réfléchir aux liens entre toutes ces scènes et surtout de ne rien oublier. Je ne voulais pas avoir des failles dans mon récit. Puis, j’ai à nouveau tout mélanger dans une version légèrement différente de la première mouture. Dès le départ, la trame générale était donc fixée. Le travail sur chacun des albums était plutôt sur le détail des scènes et surtout sur les dialogues. Car ces derniers donnent souvent un deuxième rythme au récit.


Sceneario.com :
Avez-vous écrit les différents chapitres de façon linéaire pour les réassembler par la suite où bien les flashbacks étaient-ils dès le départ intégrés à l’écriture ? (Question à supprimer. voir ma réponse ci-dessus !!!) Qu’est-ce qui vous à séduit dans ce style de narration ?

Laurent ASTIER : Je reproche souvent à certains romans noir d’avoir une belle tension pendant presque tout le récit mais, arrivé à la fin, à l’heure des "révélations", de s’essoufler voire de complètement tomber à plat. Je voulais que le lecteur reste en haleine jusqu’à la dernière page. Et comme je travaillais plutôt sur la matière des personnages, le récit comme outil à fouiller leurs êtres, leurs âmes, je voulais que les évènements qu’ils subissent ou provoquent, qui ne se suivent pas forcèment dans le temps mais qui ont eu des influences les uns envers les autres, puissent se combiner, se faire écho. Comme des effets de miroir.


Sceneario.com :
La narration passe par les mots mais aussi beaucoup par l’image. Le découpage des planches, le choix des cadres, sont-ils présent dès l’écriture des dialogues ?

Laurent ASTIER : Lorsque les premières scènes apparaissent, elles sont toujours sous forme d’images, comme un film que je me projèterais à l’intérieur de ma tête. Ensuite, lorsque j’écris le scénario, j’essaie vraiment de ne pas penser à la mise en scène, au découpage, aux cadrages. J’écris le scénario comme si je devais le faire pour quelqu’un d’autre (même si je ne fais pas non plus des pages de descriptions des lieux et des personnages car ça ne servirait à rien). Sur certaines scènes-clefs, il m’arrive quand même d’avoir une idée précise du déroulé des cases. Mais l’écriture, la césure des dialogues va aussi influer sur cette première idée. Ce qui importe le plus pour moi dans un album est de rester le plus fidèle à l’histoire et d’essayer de toujours la servir, même au détriment d’un "beau" cadrage qui s’avèrerait inutile pour le récit.


Sceneario.com :
Vous avez souvent recours à des vues en plongée, des vues suggestives, parfois même des champ-contre-champ. Le cinéma est-il une source d’inspiration pour la construction de votre découpage ?

CELLULE POISON Extrait tome 5

Laurent ASTIER : Sur la dernière version de Cellule Poison, celle que vous connaissez en format 96 pages, j’étais dans une démarche proche de celle des séries américaines, autant dans l’écriture que dans la mise en oeuvre visuelle. Je voulais un rythme qui se rapproche du format des épisodes de 45, 50 mn. Je pense donc que ça a influencer mes choix de cadrages, de prises de vues. Au fil des tomes, j’ai d’ailleurs eu tendance à aller de plus en plus dans cette proximité avec le découpage cinématographique. Je fais référence à du cadrage cinématographique mais je n’essaie jamais de le copier. Car la bande dessinée est un médium différent. Si on oublie le travail de l’ellipse, le choix de l’instant à montrer et qu’on veut appliquer le rythme cinématographique, je pense qu’on fait fausse route.


Sceneario.com :
Associé au sens du cadre, le sens de la couleur est parlant. Dans Cellule Poison vous opté pour traitement expressionniste des couleurs. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ?

Laurent ASTIER: Au départ, Cellule Poison avait été développé dans une version noir et blanc avec des effets de trame comme dans les mangas. Mon éditeur chez Dargaud, Philippe Ostermann, m’a demandé de faire une version couleur "pour voir". Je ne voulais pas d’une mise en couleur naturaliste car je voulais garder cette ambiance forte qu’offre le noir et blanc. Et de toute manière, je ne pouvais pas avec la trame qui soutenait le dessin et qui auraient donné un aspect sali à la mise en couleur. J’ai donc opté très rapidement pour une bichromie. ça collait avec l’univers, des tons crus qui rappellent les néons de Pigalle, et la thématique, la marchandisation comme dans le Pop Art d’Andy Warhol, sauf que celle-ci est fait à base d’êtres humains.


Sceneario.com :
De manière générale, la peinture est-elle pour vous une source d’inspiration ?

Laurent ASTIER : Mon univers, mon dessin est la somme de tout ce que je vis, ce que je vois ou que j’entends. Donc la peinture fait sûrement partie de mes diverses influences. Mais je ne vais pas rechercher consciemment de l’inspiration dans la peinture. Que ce soit dans la conduite du récit comme dans le dessin, vous rechercher constamment le mouvement. A part le premier tome qui a des scènes plus contemplatives, c’est vrai que Cellule est mené tambour battant. Mais cela s’explique sûrement par le fait que je l’avais au départ développer sur un plus grand nombre de pages. Dans la toute première version, je voulais le faire sur huit tomes de 200 pages. On est donc passé de 800 pages à presque 500 et je ne voulais rien élaguer de cette histoire. Pour le dessin, j’aime conserver la dynamique du premier jet, car on trouve dans le story-board l’essence de ce qu’on veut exprimer, la première intention, que ce soit dans les expressions, les mouvements. Souvent, le travail de crayonné a tendance à tuer ça, à figer trop les choses. J’ai donc opté pour une phase préparatoire avant encrage qui soit entre le story-bard et l’encrage. Et je compense peut être le fait que mon travail implique du calme et que je passe le plus clair de mon temps assis devant une table à dessin ou un ordinateur !


Sceneario.com :
Qu’est-ce qui vous plait dans le polar ?

CELLULE POISON Extrait tome 5

Laurent ASTIER : J’ai toujours préféré fouiller la part d’ombre de mes personnages, la face la plus sombre de notre monde. Je trouve qu’ils révèlent des choses sur notre fonctionnement interne, personnel. Et il y a aussi cette quête de rédemption, cette envie de lumière dans l’obscurité la plus totale. Je pense que mon affection pour ce genre vient aussi de mon goût pour le noir et blanc, des Bernet, Mandrafina, Miller qui ont excellé dans ce genre ou l’ont même réinventé. Pourtant, adolescent, lorsque je rêvais encore de devenir un auteur de bande dessinée, je me voyais plus faire de la science-fiction. Mais le hasard du chemin, les envies en ont décidé autrement.

Sceneario.com : L’histoire se déroule entre Lyon et les pays de l’Est. On a le sentiment que la retranscription des lieux que traversent les personnages est le fruit d’un travail de recherches minutieuses.

Laurent ASTIER : J’ai travaillé beaucoup à partir de photos. Internet est une mine d’or pour des dessinateurs ! Des blogs entiers sont consacrés à des reportages-photos de globe trotters en herbe. Mais mon dessin n’est pas un dessin ultra-réaliste, mais un dessin d’ambiance. Et pour ça, il faut avoir vu, vécu les choses pour pouvoir les régurgiter. Je voulais qu’on retrouve l’ambiance, qu’on sente la rocaille, la mer, les montagnes, qu’on sente les parfums presque. Je suis donc allé dans une région proche de celle où se situe l’action, en Croatie et un peu en Bosnie. Pour Lyon, c’était plus facile.

Sceneario.com : Combien de temps avez-vous consacré à vos recherches ? Est-ce en partie le plaisir de recherche qui vous a entrainé à situer l’action dans l’Est.

Laurent ASTIER : J’ai passé plusieurs mois à accumuler de l’information, à lire des articles, des témoignages, à chercher de la documentation, photos, vidéos, à regarder des films, des séries sur le sujet. Puis, une fois que j’avais assimilé beaucoup de choses, je m’en suis détaché pour me mettre à écrire. Les choses se sont mis en place assez facilement, les personnages se sont mis à vivre en moi. En fait, l’action se situe plutôt en Europe Centrale, car on navigue entre la Bulgarie, l’Albanie et les pays d’ex Yougoslavie. Je voulais traiter du trafic d’êtres humains et donc par extension des réseaux mafieux. J’avais pensé un moment à la mafia russe. Mais, au fil de mes recherches, je lui ai préféré la mafia albanaise. Car, comme le pays qui l’abrite, personne ne connaît son histoire. Les Balkans sont un trou noir dans l’histoire de l’Europe alors qu’elles ont influencé les grands conflits des siècles derniers. On peut même remonter jusqu’à l’Antiquité. Et puis, il y avait la guerre des années 90 qui m’avait marqué à l’époque. De plus, lorsque je suis tombé sur cette histoire du livre du Kanun écrit au XIVe siècle et qui pouvait expliquer le phénomène de vendetta dans les mafias du sud de l’Europe, je ne pouvais plus changer. Dans les quatre premiers tomes les dialogues étaient parlés dans leurs langues originelles et traduits dans une note.


Sceneario.com :
Cellule Poison est un polar, mais un polar empoisonné à la manière d’une tragédie.

Laurent ASTIER : Je voulais vraiment cette part de tragédie au sens classique du terme. Je ne voulais pas d’un récit choral avec une multitude de personnages, ce qui aurait été plus réaliste, surtout pour une cellule supposée démanteler des réseaux mafieux dans différents pays. Je voulais des personnages-pivot qui portent une somme d’histoires qui les dépassent. Zoran, par exemple, représente toute la complexité des Balkans. Il est issu de la minorité serbe dans une région à 90% albanaise et qui est pourtant resté dans le giron de la Serbie jusqu’il y a peu (enfin, je veux dire, avant que les américains décident d’en faire un poste avancé en Europe …). Il porte aussi l’histoire de cette guerre et les plaies du trafic avec l’enlèvement de sa soeur.


Sceneario.com :
Tragédie grecque, mais également tragédie du monde d’aujourd’hui. La fatalité du monde politique rattrape les personnages dans ce cinquième volet. C’était important pour vous d’ajouter une part de réalisme pour terminer la série ?

Laurent ASTIER : Depuis le départ, je voulais que ce qui soutient cette tragédie soit un récit contemporain, très bien documenté, et même encore mieux, que la fiction permettent de faire surgir une réalité plus forte, plus vraie. Dans les tomes précédents, et même dans le tout premier, on avait déjà senti les prémices de la fébrilité des politiciens, pourtant à l’origine de la création de la Cellule. Et comme on peut le voir assez souvent dans notre monde merveilleux, les politiciens peuvent retourner leurs vestes assez facilement, soutenir quelque chose et son contraire l’instant d’après. Et ce n’est pas que de la réthorique !?! Je crois aussi que j’ai été influencé par mon travail avec Denis (Robert) sur l’Affaire des Affaires. Et pas seulement sur la vision de notre monde et ses travers , mais aussi sur l’envie d’avoir une écriture de plus en plus ciselée, puissante. Alors merci à lui !

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