Interview

Entretien avec Frederik Peeters pour Aâma

Sceneario.com : Avant de se lancer véritablement dans le cœur de cette interview, pouvez-vous nous dire comment vous êtes entré dans le monde de la bande dessinée ?

Frederik Peeters : J’ai toujours raconté des histoires en bandes dessinées depuis que je suis tout petit. Ma mère possède une bd que j’ai faite à l’âge de 7 ans. Je n’ai jamais arrêté depuis. A l’école, le soir, tout le temps. Mais je n’ai commencé à me poser la question d’en faire un métier que vers l’âge de 18 ans. Et puis nous avons progressivement créé les éditions Atrabile avec des copains, en commençant par des fanzines agrafés.

Sceneario.com : Qu’est-ce qui vous attirait en particulier dans la bande dessinée plus que dans une autre discipline artistique ?

Frederik Peeters : Je pense que le dessin a toujours été lié pour moi au fait de raconter des histoires, d’exprimer des idées et des sensations. J’ai toujours beaucoup écrit en parallèle de mes histoires dessinées. Je ne sais pas, c’est comme ça. Je sais que je cherche dans cet exercice une forme d’évasion, de sortie de moi-même, il y a là-dedans quelque chose de l’ordre de la rêverie ou de la méditation. Et surtout avec une incroyable économie de moyens, et une solitude forcée qui doit me convenir assez bien.

Sceneario.com : Plus qu’une simple série, Aâma semble comme le « grand projet de votre vie », comment est née cette envie ?

Frederik Peeters : Ce serait morbide de considérer que Aâma est le projet de ma vie, cela voudrait dire qu’après ça, je serais arrivé au bout de quelque chose, que je n’aurais plus rien à dire. Or j’ai encore plusieurs envies et projets très différents pour plus tard. C’est juste que, les années passant, je me suis dit qu’il serait intéressant de laisser de côté les collaborations et les albums plus courts pour se lancer dans un long récit, avec du souffle, en ne se consacrant qu’à ça sur plusieurs années. Je garde un fantastique souvenir du travail sur Lupus, que j’avais intégralement dessiné en totale improvisation sans savoir où j’allais, et je tente avec Aâma de reproduire la même dynamique, mais en ayant élaboré au préalable un solide trame scénaristique pour installer un suspense en ayant toujours en tête un but à atteindre, puisque cette fois, je sais où je vais. J’avais envie d’une histoire arborescente, ambitieuse, qui mêlerait aventure, personnages solides et complexes, et questionnements sociaux et métaphysiques. Je pense qu’il est temps pour moi de donner le maximum dans ce genre-là, de voir où sont mes limites.

Sceneario.com : On peut lire sur votre blog (Big Bang) que l’idée de départ de ce projet fait suite à la (re)découverte d’un jouet en plastique… A partir de quel moment Aâma  est-il devenu un projet concret ?

Frederik Peeters : C’est un processus long et incertain. Je porte ces ambiances en moi depuis des années. J’ai pris beaucoup de notes, j’ai lu toutes sortes de choses pour stimuler mon imagination, et au fur et à mesure que mes projets précédents se terminaient, j’ai été obligé de faire des choix, de décider d’une direction à prendre. Au bout d’un moment, il faut se lancer dans le vide et prier pour qu’on se rattrape à des branches intéressantes. Et ce jouet a surgi sans prévenir et a fait office de déclic. Je n’ai pas d’explication pour cela, et je ne veux pas en avoir. Mais je peux dire qu’il y a eu deux étapes concrètes. D’abord une discussion avec Thierry Laroche de Gallimard que j’ai bercé dans un train en revenant d’Angoulême avec le récit de mon début de scénario et qui a montré de l’enthousiasme, et ensuite un voyage de dix jours en solitaire au Caire au printemps 2010, qui m’a fouetté les sangs, rempli de sensations et de visions et donné l’énergie pour me lancer.

Sceneario.com : Dans ma chronique de L’odeur de la poussière chaude, j’ai parlé de Aâma  comme d’un projet bicéphale. Votre blog semble en effet plus qu’un simple journal de bord. Est-ce une vision excessive ?

Frederik Peeters : Non, c’est effectivement plus que ça. C’est surtout devenu avec le temps une vraie discipline. Au début, je me contentais de raconter les souvenirs des origines de la création d’Aâma, en ressortant et en compilant des notes et des bouts de carnets. Mais avec le temps, cette démarche a enclenché une machine parallèle, qui me force à me laisser aller à des recherches de formes, d’ambiances, de lumières, parfois je dessine sans y penser, je recopie des bouts de tableaux ou de photos, je laisse courir le stylo à la poursuite de l’accident, de l’imprévu. C’est très utile quand on fait de la science-fiction, où le rêve et l’inconscient jouent un rôle capital. Cela permet d’éviter trop de références incestueuses, d’aller chercher l’inspiration ailleurs. Beaucoup de choses montrées sur le blog n’auront jamais de descendance directe dans les livres, ou parfois juste à l’état de détail, mais de temps en temps, mes idées pour le futur de la saga bifurquent complètement à cause d’une idée surgie à l’improviste au détour d’un petit croquis d’imagination. C’est une sorte de nourriture, un terreau qui rend l’univers d’Aâma plus vivant et plus complexe.

Sceneario.com : Aâma est un récit de science-fiction, mais pas nécessairement un récit de genre. Est-ce pour cette raison que vous semblez fuir la littérature ou les films de SF ou d’anticipation dans vos sources d’inspiration ?

Frederik Peeters : Mais pour moi, c’est un récit de genre ! Je considère que je fais vraiment une saga de science-fiction. Si vous n’êtes pas convaincu, cela apparaîtra de façon plus tranchée dans le deuxième tome. Mais je trouve plus stimulant pour moi et pour le lecteur d’essayer d’être un peu original par rapport aux clichés mystico-écolos ou alors carrément martiaux qui ont cours dans l’imagerie d’aujourd’hui. Ma culture n’est pas celle des jeux vidéos, mais je revendique l’influence d’une certaine littérature SF. Il y a du Stanislas Lem et du Stefan Wul dans Aâma. Et puis il est impossible de se départir de ses chocs de jeunesse, Starwars, Blade Runner, mais je n’ai pas envie de ronronner dans cette nostalgie adolescente, c’est pourquoi je la confronte sans cesse avec des influences inattendues, plus adultes, pour créer des hybridations, des sensations plus troubles, en tâchant de garder à l’esprit un rythme de récit d’aventures. Une sorte de croisement entre Solaris et Les Trois Mousquetaires.

Sceneario.com : Il est intéressant de voir à quel point votre vie personnelle infuse votre création. En plus du fait que vos personnages portent les traits de votre fille, de votre compagne et même les vôtres (Verloc, le personnage principal vous ressemble énormément). La scène que vous relatez dans ce post (Parjapath) en est un exemple frappant. Dans ce cas précis, il s’agirait là presque d’une petite vengeance.

Frederik Peeters : Je ne vois pas comment faire autrement. Quand on fait un récit de fiction, il n’y a pas 36 solutions, soit on adapte une œuvre existante, soit on fonctionne par pures références, soit on vampirise la grande histoire, les mythes et les légendes, soit on se sert de la réalité qui nous entoure. La plupart du temps, on mélange un peu toutes ces solutions, en plaçant au centre une vraie idée de scénario simple et forte. Il se trouve que pour nourrir mes personnages, je me sers d’une pâte humaine qui m’entoure, mes parents, mes amis, ma femme, mes enfants, je ramasse des anecdotes, des émotions et des questionnements qui flottent autour de moi. Je trouve que c’est le meilleur moyen d’être crédible et vivant. Mais je ne retranscris jamais directement, je tords, je mélange. Dans le cas que vous citez, ce n’est pas une vengeance, il ne le saura jamais, mais ce type m’a inspiré, je me sers de sa rencontre comme d’un marche-pied, parce que ça m’aide de savoir que la base de l’idée est vraiment vivante. Et donc, plutôt que de tourner autour du pot, cette fois je dessine les vrais gens à la source des personnages fictifs, de façon à les maîtriser encore mieux sur le papier. Mais Aâma est aussi un grand récit d’imagination, de fantaisie, de voyage, et j’y mets également beaucoup de questionnements sur le monde hypermoderne qu’on nous promet, sur l’individualisme, la déprime matérialiste de l’homme civilisé. Ce n’est pas un récit autobiographique.

Sceneario.com : Aâma est comme porté par une atmosphère métaphysique qui n’est encore dans ce premier tome que de l’ordre du pressentiment, mais également par des personnages. Ils sont nombreux et chacun d’entre eux semblent occuper un rôle bien précis sans pour autant être un archétype.

Frederik Peeters : Oui. Vous voulez que je vous dévoile la suite de leurs aventures ? Vous êtes trop impatient. Mais effectivement, j’essaie d’éviter les archétypes. Les personnages unidimensionnels me fatiguent assez vite.

Sceneario.com : Dans vos bandes dessinées, Pachyderme ou Château de sable, pour les albums les plus récents, vous aimez distiller des ambiances.

Frederik Peeters : Je fais des histoires que j’aimerais lire. J’aime quand on m’emmène dans des univers imprévisibles, j’aime qu’on m’embarque pour des voyages dans des mondes personnels, envoûtants, originaux, des mondes qui s’éloignent de la vulgaire réalité. Et peu importe que ceux-ci soit amples ou intimistes. J’aime la recréation de la réalité, les films des années 40-50 tournés en studios, par exemple, ou les peintres français du XVIIème siècle, les grands Flamands. J’aime les oeuvres qui ont de l’esprit et du style, qui donnent un aperçu de la vision que leur créateur a du monde. Et les ambiances, pour moi, c’est un des marqueurs du style.

Sceneario.com : A ce propos, le choix de la présence ou non de la couleur et de la technique de colorisation employée est primordiale. Comment avez-vous procédé pour Pachyderme, pour Aâma ?

Frederik Peeters : De la même manière pour les deux livres. C’est une mise en couleurs informatique, principalement en aplats. Je n’oublie jamais qu’une bande dessinée doit être lue. Et comme les originaux d’Aâma sont très grands (quasiment A2), le dessin est souvent très détaillé et précis. La couleur vient donc en appoint et ne doit pas surcharger l’image. C’est un moyen puissant pour installer les ambiances dont on parlait plus haut, surtout dans les récits oniriques comme Pachyderme, ou pour la science-fiction comme Aâma. En noir et blanc, le lecteur imagine la couleur du ciel d’Ona(ji) par lui-même. En couleurs, je lui impose des tonalités étranges, parfois inconfortables, qui contribuent à l’intensité du voyage. Mais la construction du scénario est aussi très complexe, avec beaucoup d’époques et de lieux différents qui s’entremêlent de façon fluide, et dans ce cas-là, la couleur est un excellent moyen de clarifier la lecture. Les variations de tonalités permettent de signaler discrètement au lecteur comment le temps s’écoule, qu’on passe du présent à un flash-back, etc…

Sceneario.com : Le découpage sur Aâma est très serré et de temps à autres alterne avec un plan très large. Quelle est la place du découpage dans votre processus de création ?

Frederik Peeters : Centrale ! C’est là que le ton se donne. J’aime que mon lecteur plonge dans le livre, ne puisse pas le lâcher, et aie de la peine à en sortir à la fin. Le principal outil pour y parvenir, c’est de travailler le rythme, d’alterner les temporalités, l’action, les dialogues, la contemplation, de passer de l’infiniment grand à l’infiniment petit pour créer des attentes et des surprises. Tout le reste n’est que papier cadeau. J’aime bien sûr soigner au maximum le papier cadeau, mais le découpage est ce qui me passionne le plus. Je ne crois pas que je pourrais avoir du plaisir à dessiner une histoire découpée par quelqu’un d’autre.

Sceneario.com : Les décors sont très détaillés, ils sont presque traités comme un personnage à part entière.

Frederik Peeters : Oui, l’idée, cette fois-ci, était de proposer, en plus de l’immersion par la narration et les personnages, une immersion par l’image pure. J’aimerais que par moment, le lecteur soit happé par un paysage ou un arrière-fond urbain, qu’il puisse s’offrir quelques secondes de pure évasion graphique. Et par ailleurs, on revient sur la complexité de l’histoire, la multitude de lieux qui s’enchaînent, et la caractérisation détaillée de chaque lieu clarifie la lecture.

Sceneario.com : Au final, si on ajoute la finesse de l’expressivité de vos personnages, la part graphique tient une grande place dans la narration de Aâma. C’est un peu comme si vous placiez l’image avant l’idée.

Frederik Peeters : Non, mais j’ai tenté de pousser tous les curseurs quelques crans plus loin, dans tous les domaines. Histoire plus complexe, davantage de personnages, dessins plus fouillés. Je répète que le changement de dessin tient surtout au fait que j’ai doublé la taille de mes originaux.

Sceneario.com : Aâma s’annonce un peu comme l’histoire d’une renaissance, celle de Verloc. A ce propos le titre de ce premier tome, L’odeur de la poussière chaude fait écho à une scène qui abonde dans ce sens. Pouvez-vous nous parler de cette envie de donner un sous-titre à chaque tome ?

Frederik Peeters : Je n’ai pas encore pris de décision ferme. J’attends d’être au bout du tome 2, et il faudra que j’en parle à mon éditeur. Peut-être y aura-t-il des sous-titre très différents à chaque fois, comme dans une série classique, Aâma est très classique, ce ne serait pas incohérent, ou peut-être vais-je choisir de donner à chaque fois un sous-titre avec le mot "odeur", comme "l’odeur du souffre", "l’odeur du sang caillé", "l’odeur du vieux papier", que sais-je. Cela serait un peu contraignant à la longue, mais j’aime cette idée, parce qu’elle souligne que c’est un récit très sensuel, ou sensoriel, j’y parle beaucoup de myopie, d’odeur, de silence, de chaleur. Aâma traite aussi du rapport sensoriel que nous avons, ou plutôt que nous n’avons plus, au monde.

Sceneario.com : La narration fonctionne en séquences de longs flashbacks qui correspondent à la lecture du journal intime de Verloc par Verloc lui-même devenu amnésique. Ces flashbacks font référence à un passé proche dans lesquelles des événements d’un passé plus lointain sont évoqués. C’est un peu comme des poupées russes temporelles. Pourquoi ce pari de commencer par la fin ?

Frederik Peeters : Pour deux raisons. D’abord, c’est un procédé narratif classique et efficace qui m’a toujours stimulé. C’est celui des grands films noirs : voix off et flashes-back. Cela donne tout de suite de la tension au récit, parce que le lecteur connaît la fin et a envie de savoir comment le personnage va y aboutir. Mais surtout, comme il n’y a pas de scénario écrit et qu’il y a toujours le risque de se perdre ou de faire de trop grandes digressions, c’est pour moi un moyen de me forcer à ne jamais perdre de vue la direction, et de savoir où je vais et qu’à la fin je serai forcé de retomber sur mes pattes. Mais c’est en fait encore plus compliqué que ça, puisque ce qu’on voit au début du tome 1 n’est en fait qu’une fin intermédiaire. D’ailleurs, Verloc et Churchill se sont déjà remis en route. Verloc lit son journal en marchant. Qu’y aura-t-il à la fin de sa lecture ? Que se passera-t-il quand il aura emmagasiné tous ses souvenirs et qu’il se retrouvera confronté au vrai présent ?

Sceneario.com : Pouvez-vous nous parler de la structure globale de la série ? Avez-vous une idée précise de son nombre de tomes, de la chronologie de l’histoire ?

Frederik Peeters : Je viens d’aborder le sujet au maximum. Je ne peux pas en dire davantage. Je table pour l’instant sur 4 tomes. 4 tomes au minimum pour boucler une histoire intéressante, mais en fonction de plusieurs paramètres extérieurs, il est possible que j’en fasse plus.

Sceneario.com : L’interview touche à sa fin, mais avant de conclure j’aimerais vous poser la question désormais rituelle : est-vous un lecteur de bande dessinée ? Souhaiteriez-vous nous faire part d’un (ou plusieurs) de vos coups de cœur récents ?

Frederik Peeters : Mes dernières lectures marquantes en BD sont 20th Century Boys de Urasawa, Mais il ne bat que pour vous de Isabelle Pralong, Jeannine de Matthias Picard et Taïga Rouge de Malsherbe et Perriot.

Sceneario.com : Frederik Peeters, merci pour ce moment passé avec nous.

Frederik Peeters : Merci à vous. Rendez-vous dans quelques mois pour la suite.

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