Interview

Entretien avec François Ravard et Aurélien Ducoudray

Sceneario.com : Aurélien, avant d’être scénariste de bande dessinée tu étais journaliste, est-ce que cela influence ta vision des choses quant à l’écriture de tes scénarii. Je pense notamment en disant cela à l’ancrage fort de tes récits dans l’actualité médiatique et politique, ainsi qu’à cette volonté que tu as de mettre en lumière certain aspect de notre société.

Aurélien Ducoudray : Forcément l’écriture de base journalistique laisse une trace dans la façon d’aborder les sujets (angle, traitement, déontologie) mais le fait de toucher à la fiction permet une grande liberté d’écriture… et donc une sorte d’habitude de recul par rapport à la façon dont on va écrire telle ou telle histoire… C’est un yoyo permanent entre les deux en fait ! Ce qui m’intéresse le plus aussi bien en tant que journaliste photoreporter ou scénariste, ce sont les gens… tout passe par les gens !! Un récit ne peut être intéressant que si les personnages sont intéressants et fouillés, vous pouvez avoir des explosions des rebondissements et une charge finale de la cavalerie, si les personnages ne sont que des jolies enveloppes vides, l’histoire ne vous touchera pas… Comme dit le grand sage scénariste Luc Brunschwig : « une bonne histoire, c’est avant tout de bons personnages… ». Quand aux sujets actuel dit "sociaux", je trouve ça milles fois plus aventureux qu’une histoire d’agents secret du type James Bond… le quotidien est infiniment plus riche que la fiction, il suffit juste de savoir le regarder avec justement les yeux de la fiction, pour voir apparaitre poursuites et machinations de tous poils! J’adore quand le réel prend les atours de la fiction… Pour La faute aux chinois, l’idée première vient de l’une de mes nombreuses missions d’intérim faite entre 16 et 25 ans durant l’été, Pour gagner des sous, j’ai travaillé dans foule d’usines et entreprises et ai ainsi pu côtoyer la famille ouvrière… J’y ai rencontré quantité de gens passionnants (quelques connards aussi !) bien loin des stéréotypes usuels. Lors de l’une d’elle ou je poussais des jambons précuits entre les fours et les frigo ( 2 mois de boulot et de bronchite !!), nous prenions notre pause café a la salle de pause des ouvriers, et a chaque fois 5 minutes avant de repartir travailler en chaine, nous guettions l’arrivée des bouchers découpeurs! Je me souviens d’un immense black vêtu d’une côte de maille et en permanence couvert de sang, qui nous disait bonjour avec un grand sourire, tout en posant son panier perso de couteau et autre haches à découper à côté de nos gobelets !! Là on peut dire que la fiction était bien en deçà de la réalité ! Pourtant cette figure quasi fantastique était là tous les jours devant nous… un géant effrayant au sourire d’enfant… L’intérêt pour le social vient aussi de là… je pense que la bd peut permettre de mettre en lumière certains sujets aussi bien que le journalisme classique… D’ailleurs j’ai l’impression d’être aujourd’hui bien plus journaliste avec mes scénarios de fiction qu’a l’époque ou j’écrivais dans un journal… Le métier de journaliste a dévié vers celui de communiquant, de façon discrète, le tout bien sur est lié à la crise des médias, aux contraintes financières, à la concentration des grands groupes de presse… Mais cela n’excuse pas tout… il faut continuer du mieux possible et avec les armes disponibles (quand on n’en dispose pas d’autres) à raconter des histoires sur notre société… Les histoires ne font pas simplement dormir les enfants au coucher, je pense qu’elles expliquent notre monde…

Sceneario.com : Aurélien, François, que représente aujourd’hui pour vous la bande dessinée ?

Aurélien Ducoudray : La même chose que le journalisme, la photographie ou le documentaire vidéo, un moyen de raconter des histoires peu importe le média, que ce soit un clavier, un pinceau ou une caméra… Et aussi un rêve de gosse, mais pas dans le sens ou je refais ce que j’aimais quand j’étais gosse, la nostalgie, très peu pour moi !

François Ravard : Et bien comme le dit Aurélien, c’est avant tout un moyen de raconter des histoires, un formidable terrain de jeu et d’expérimentations… Le "rêve de gosse", c’est aussi valable pour moi !

Sceneario.com : Il me semble que projet de La faute aux chinois est né en partie votre rencontre. Pouvez nous nous en dire un peu davantage à la fois sur votre rencontre et sur le projet en lui-même ?

Aurélien Ducoudray : Et bien en fait pas du tout! Pour ma part La faute aux chinois est d’abord né de la rencontre avec Luc Brunschwig lors d’un stage pour adulte du festival BDBoum de Blois ! Après le stage qui avait été fort studieux il m’avait proposé de lui envoyer des essais, chose que j’ai faite 2 ans plus tard !! Sa première réponse a été la suivante: c’est de la merde ce que tu m’envoie, ou est la préoccupation sociale quasi documentaire dont tu me parlais pendant le stage ? (je lui avais envoyé des histoires courtes un peu hardboiled… et un peu merdiques…) et moi un peu naïf et prétentieux de lui répondre : « ben oui mais des récits comme ça y’a pas trop de place pour eux dans la bd ? ». Sa réponse a été la suivante : « t’occupe pas de ce qui se fait ou se fait pas, toi fais quelque chose auquel tu tiens… », et 11 versions plus tard, Luc à l’époque directeur de collection chez Futuropolis signait le projet… et me présentait François lors d’un déjeuner chez lui a la pizza gelée… une autre histoire !! Ce qui a été intéressant avec François c’est qu’après cette pizza gelée, on a juste échangé trois mots : gaufrier, caméra à l’épaule, brou de noix et chacun est rentré chez soi… et mis tout ça en pratique. La où le travail de François a été important c’est dans sa façon de voir l’histoire, je pense qu’il a adoucit un script très premier degré, et qu’avec son dessin expressif il a su insuffler un humour qui n’était pas forcément là dans l’écriture… son slogan c’était « Un gag , une case! » j’espère qu’on a réussi…

François Ravard : Ahhh, la pizza gelée !!… C’est Luc Brunschwig qui est venu vers moi, pour me parler du scénario d’Aurélien. Je l’avais rencontré quelques temps auparavant, lors d’un déjeuner au quai des bulles de Saint Malo, où j’avais cru comprendre qu’il s’intéressait à mon travail de dessinateur… Cela avait suffit à ensoleiller ma journée ! Mais je n’attendais pas forcément de suite à cette rencontre, en tous cas, pas dans l’immédiat. Alors quand 7 ou 8 mois plus tard, je recevais le mail de Luc accompagné du scénario d’Aurélien, c’était bien plus qu’une belle surprise ! A l’époque je venais de signer, 2 semaines auparavant, chez KSTR pour Hamlet 1977. Le scénario d’Aurélien correspondait en tout point à mes envies, aux choses que je souhaitais explorer par la suite ! Nous nous sommes donc rencontrés (autour de la pizza gelée) et à partir de ce moment, nous nous sommes vus régulièrement pour commencer à travailler le projet…

Sceneario.com : Pourquoi ce titre La faute aux chinois ?

Aurélien Ducoudray : Parce que tout est de La faute aux chinois !! Le réchauffement climatique, la crise financière, les cors aux pieds, tout ! Non plus sérieusement, quand vous écoutez un peu autour de vous, les juifs, les arabes, les italiens, les polonais dont tout était la faute auparavant, on laissé la place aux habitants de la Chine… Je pense que c’est juste un glissement sémantique classique et un peu stupide… Les prochains seront peut être les auvergnats ou les habitants de pluton !! On a toujours besoin d’un plus fautif que soi… En même temps après réflexion, c’est quand même un titre anti-commercial, surtout en Chine ! Prochain plus gros marché du livre… On n’a pas été très malin du coup…

Sceneario.com : A tous les deux vous avez réalisé votre propre interview. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette initiative singulière ?

Aurélien Ducoudray : C’est juste qu’on était tous les deux chez moi au même moment et que j’avais déjà tourné un bout d’interview avec François auparavant… il a insisté pour tenir a son tour le rôle du journaliste… en même temps je trouve ça bien de pouvoir maîtriser sa propre communication… Ca peut paraitre contradictoire avec ce que je disais auparavant, sauf que là tout le monde sait que c’est nous même qui l’avons réalisé, donc on est clairement dans la communication, notre communication, celle que personne ne pourra faire a notre place… Du coup forcément, on ne va pas dire du mal de ce qu’on fait !! Et c’est aussi un bon moyen d’expliquer ce qu’on voulait faire. A charge maintenant à de « vrais » journalistes de nous poser des questions désagréables !! Hé hé !

François Ravard : Oui, c’est exactement cela, l’idée d’expliquer certains choix… Aurélien avait déjà réalisé plus ou moins la même chose sur Championzé, son précédent album avec Eddy Vaccaro, et je trouvais l’idée vraiment sympa. Cela permet aussi de voir les coulisses d’un album, la façon de travailler, toujours intéressant côté lecteur je trouve…



La Faute aux Chinois par SCENEARIO

La Faute aux Chinois 2° partie par SCENEARIO

 

Sceneario.com : François, comment est-ce que tu conçois le visage que tu vas donner à tes personnages ?

François Ravard : En général, cela vient aussitôt, sans faire trop de recherches… Lorsque j’ai lu le scénario d’Aurélien, j’avais tout de suite en tête les visages et attitudes de Louis et Jean-Claude par exemple. Après on en discute tous les deux mais on tombe souvent d’accord ! Pour Suzanne il a fallu un peu plus creuser, certainement parce qu’elle est assez complexe, et qu’elle change beaucoup tout au long de l’album. Louis étant assez inexpressif, mystérieux, je voulais qu’il se fonde dans la masse, qu’il est la tête de "monsieur tout le monde". Jean-Claude, c’était le contraire, toujours dans la démesure, grande gueule, avec des répliques grosses comme lui… Du coup le physique à la Gérard Depardieu s’est imposé rapidement…

Sceneario.com : Pourquoi avoir choisit une colorisation au brou de noix ?

François Ravard : Au début nous avions fait quelques essais couleurs, et lorsque j’ai montré ça à l’éditeur, il m’a dit que ce n’était pas forcément nécessaire pour ce projet, et m’a orienté vers quelque chose de plus simple… Cela faisait un moment que j’avais en tête de travailler au brou de noix, et La faute aux chinois se prêtait parfaitement à l’exercice puisqu’avec Aurélien, nous voulions donner cette impression de documentaire vieillot… Le sépia rendu par cette technique colle parfaitement à l’idée.

Sceneario.com : Aurélien, on peut lire sur ton blog : « la mauvaise humeur depuis 1973 ».

Aurélien Ducoudray : Je suis né en 1973, l’année du choc pétrolier… vous pensez que depuis il y a de quoi rire ?…

Sceneario.com : En enfin avant de conclure les quelques questions rituel. Avez-vous un nouveau projet en commun ?

Aurélien Ducoudray : Nous travaillons actuellement sur un gros pavé (250 pages) pour Futuropolis. Ca racontera l’histoire d’un petit journaliste (moi) qui fait un voyage humanitaire en Bosnie avec une petite (toute petite) ONG. Ca sera à mi chemin entre le carnet de voyage, le reportage et la comédie, parce que quoi qu’on en dise, un voyage dans les camps de réfugiés bosniaques ça réserve pas mal de surprise et souvent des drôles ! On espère réaliser le premier docu-comédie de l’histoire de la bd !! (même si on sait que ça a déjà été fait !!) Le titre provisoire c’est Bosanska Slika-photographies de Bosnie

François Ravard : Aurélien a tout dit ! Je commence tout juste à me pencher sur le projet au moment où j’écris ces lignes. Cela fait en tous cas une bonne suite à notre première collaboration ! Un très très gros projet donc ! Nous partons d’ailleurs ensemble cet été refaire une partie du parcours… Je pense que graphiquement je serai dans la continuité de ce que j’ai pu explorer sur La faute aux chinois, mais cette fois-ci, sans la couleur. Certainement aussi plus cartoon encore dans le dessin, mais plus libre aussi, dans la façon d’organiser les pages.

Sceneario.com : Si vous avez envie de partager avec nos lecteurs votre dernier coup de cœur bd c’est le moment.

Aurélien Ducoudray : Je viens juste de lire Lucky in love de George Chieffet et Stephen Destefano (ça et là) l’histoire d’un jeune italien de 15 ans en 1942 dessiné comme les comics de cette époque et racontant sa vie quotidienne désopilante, entre mécanique, rêve d’aviation, et jolies pépées… Et aussi, et même si ça peut faire un peu copinage, Les enfants de Jessica de Luc brunschwig chez Futuropolis, preuve qu’on peut faire du mainstream sans prendre ses lecteurs pour des buses !

François Ravard : Sans hésiter, le deuxième tome de Blast… !

Sceneario.com : Aurélien, François, merci !

Aurélien Ducoudray : Merci à Sceneario.com et à toutes ses petites mains !

François Ravard : Merci à vous !

Retrouvez La faute aux chinois sur le blog de Sceneario.com

Blog d’Aurélien Ducoudray : Boula Matari

Blog de François Ravard : Pause café

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