Interview

Entretien avec Emmanuel Lepage

Sceneario.com : Comment définiriez-vous Voyage aux îles de la Désolation ? En lisant votre livre, on a le sentiment d’être face à un récit plus complexe qu’un simple carnet de voyage.

Emmanuel Lepage : Et bien, peut-être en le définissant comme une bande dessinée ?! Ce qu’il est, pour moi : un récit de voyage en bandes dessinées !

Sceneario.com : Vous n’en êtes pas à votre première expérience dans le domaine. En disant cela, je pense à vos illustrations des récits de Nicolas Michel dans Brésil, fragments d’un voyage et America, fragments d’un voyage (Casterman).

Emmanuel Lepage : La démarche était toute différente dans America et Brésil. Les croquis ont été réalisés lors d’un tour du monde de près d’un an en 2000/2001. Ils n’étaient pas destinés à être publiés. Je fais des croquis en voyage depuis plus de 25 ans et jusqu’alors, je n’avais jamais imaginé les voir publiés. C’était des dessins "pour moi" qui, à l’époque, n’intéressaient personne. Je suis rentré de ce "tour du monde" en plein boum des carnets de voyage. Un éditeur chez Casterman connaissait mon travail de dessinateur voyageur et m’a proposé de le publier. N’ayant aucunement le désir, à l’époque, de raconter mon voyage (je n’y voyais pas d’intérêt et je voulais que cela reste de l’ordre du privé), j’ai demandé à l’écrivain Nicolas Michel, frère de Sophie Michel avec qui je ferai plus tard Oh, les filles ! d’imaginer des textes à partir des dessins. Néanmoins, il y a un carnet de croquis que j’ai réalisé en vue d’une publication (et ce avant mon dernier bouquin) : Les fleurs de Tchernobyl, avec Gildas Chasseboeuf. Il s’agit du témoignage en images d’un voyage en 2008 sur le lieu de la catastrophe. Ce livre, diffusé par l’association pour laquelle nous avions fait le voyage (les Dessinacteurs), fut vendu au profit de l’association "Les enfants de Tchernobyl".

Sceneario.com : Dans Voyage aux îles de la Désolation, vous dites : "Ce qui est étrange avec le voyage, c’est qu’on ne comprend qu’après – et encore pas toujours – ce que l’on est allé chercher." Ceci reflète assez bien le sentiment qui se dégage de la lecture de votre livre : Voyage aux îles de la Désolation est une invitation au voyage et, en même temps, une introspection sur le pourquoi de ce qui pousse les gens à partir loin et pour longtemps des gens qu’ils aiment.

Emmanuel Lepage : J’ai essayé de raconter, avec mes moyens, quel est, pour moi, le besoin de partir et "le sentiment du voyage". Cet état un peu flottant où l’on perd ses repères, ses habitudes… Cet état de "déséquilibre", où l’on ne fait que passer…

Sceneario.com : Que représentent pour vous les voyages ? Avez-vous élucidé une part du mystère des vôtres ? Cherchez- vous à le faire ?

Emmanuel Lepage : C’est au cours de voyages que j’ai fait, sans doute, les rencontres les plus fortes de ma vie. C’est au cours de voyages que je me suis découvert, que j’ai pu toucher mes limites et parfois les repousser. J’aime le mouvement des rencontres, des lieux qui s’enchaînent. C’est à la fois puissant et éphémère. J’ai le sentiment de vivre plus intensément. Et puis voyager, c’est aussi s’ouvrir à d’autres fonctionnements, d’autres cultures et cela permet de relativiser ses certitudes, voire de mesurer la chance que j’ai de vivre, parfois, dans une société comme la nôtre… Mais c’est un peu "cliché" ce que je vous dis là !
 
Le voyage reste pour moi avant tout une initiation, quelque chose de très intime, un voyage en soi. Le voyage m’a fait grandir et, j’espère , rendu meilleur ! Il fut un temps où je voyageais seul. Pour moi, le "vrai" voyage est là. Je suis alors sans amis, sans miroir de ce que je suis "chez moi", sans même ma langue parfois. Je ne suis que ce que je veux (ou peux) donner dans l’instant présent avec le besoin impérieux d’aller vers l’autre pour ne pas devenir fou. Vous savez, j’ai connu ainsi de terrifiants moments de solitude mais aussi des merveilleux moments d’humanité. Maintenant, je voyage rarement seul, mais il m’arrive encore d’entr’apercevoir parfois ce sentiment confus, étrange, d’être hors de soi et en soi en même temps. J’aime être cet être "autre" que me propose l’état du voyage.

Sceneario.com : En quelques mots et un croquis, vous dressez le portrait de membres de l’équipage du Marion Dufresne ou de scientifiques basés sur les différentes îles que vous avez visitées. De presque tous, il émane une mélancolie qui empoigne le lecteur et qui trouve une résonance dans le lyrisme de la nature qui les entoure…

Emmanuel Lepage : Faire un croquis, un portrait avec la personne en face de soi, est un moment de grande intimité. Je cherche à donner en partage ce qu’il s’est passé lors de ce moment privilégié. J’essaie (souvent inconsciemment) de dire par le dessin ce que je crois comprendre de la personne en face de moi. Le croquis est un merveilleux moyen d’entrer en empathie avec l’Autre.

Sceneario.com : Pouvez-vous nous parler du choix du titre ?

Emmanuel Lepage : J’ai repris le sous-titre du livre de Jean Paul Kauffmann : L’arche des Kerguelen, voyage aux îles de la Désolation. Avec son autorisation, bien sûr. Je crois que lui -même le tenait d’un autre récit d’un explorateur des terres australes, mais je n’ai pas réussi à retrouver lequel. Ce titre, pour moi, est celui d’un récit d’aventure. Cela m’évoquait Jules Verne ! Il avait un pouvoir évocateur, à l’image des livres d’aventure qui ont baigné mon imaginaire.

Sceneario.com : Dans votre livre, la narration passe avant tout par l’image. Est-ce que cela vient du fait que pour vous le dessin a fait irruption très tôt dans votre vie et que c’est par la voie de l’illustration que vous êtes entré dans le monde de la bande dessinée ?

Emmanuel Lepage : Il y a deux choses distinctes… Dans ce récit, l’image a précédé le texte. En effet, je suis rentré de ce séjour avec pas loin de 150 croquis. A peine rentré, j’ai mis en images des "visions" : les grandes illustrations. C’est ensuite que je me suis dit : "Qu’est-ce que je fais de tout cela ? Comment créer une histoire avec toutes ces images ? Comment les intégrer dans un récit ?" Vous savez, souvent, on nous demande, à nous, auteurs de BD : "Faites-vous le dessin ou les textes d’abord ?". Alors, toujours un peu sidéré par une telle question, on répond : "Ben, le texte…" Et bien là, j’ai fait les dessins d’abord ! La bande dessinée, c’est un récit… en images. L’image a un pouvoir d’évocation très fort et je n’entends pas m’en priver. Elle peut raconter l’ineffable, faire résonner des choses très intimes, très profondes, que le texte serait impuissant à traduire ; et elle participe ainsi au récit. Les grandes images ont, pour moi, une raison d’être narrative et pas seulement graphique. C’est par la bande dessinée que je suis venu au dessin et pas l’inverse. J’ai lu très tôt des bandes dessinées et j’ai voulu tout aussi tôt devenir dessinateur de bandes dessinées. Ce qui m’intéresse, c’est avant tout raconter des histoires. Et à travers celles-ci raconter des gens, des situations, partager des idées, des croyances, des colères et des émotions. Partir… L’illustration est pour moi une belle récréation, et j’y suis venu très tard. Ma vie, c’est la bande dessinée. Disons que dans ce livre, j’ai essayé de combiner trois de mes plaisirs de dessin : le croquis en voyage, la bande dessinée et l’illustration.

Sceneario.com : L’Homme, dans sa dimension humaine, humaniste même, est au cœur de vos livres.

Emmanuel Lepage : C’est l’essentiel, non ?!

Sceneario.com : Dans Voyage aux îles de la Désolation, vous mettez en scène le réel. Comment abordez-vous ce point par rapport à un récit de fiction ?

Emmanuel Lepage : Je n’avais abordé le récit à la première personne que deux fois jusqu’alors : dans le livre sur Tchernobyl (mais ce fut sous forme de textes) et dans une petite histoire de quatre pages : Dessine-moi le bonheur, publiée chez Dargaud. C’est une question très pertinente, mais je crains de ne pouvoir y répondre que de façon confuse et parcellaire… Disons qu’il est une chose étrange que de pétrir les faits, les tordre parfois, pour redonner l’illusion du réel. Oui, on est obligé de "tricher" parfois pour donner "l’illusion de…", ou pour que le récit reste dynamique. Par exemple ce peut être transcrire une discussion en faisant marcher les protagonistes face à un paysage ou en parallèle à une action alors que celle-ci a en réalité eu lieu tranquillement à table. Voyez-vous, lorsque j’écris un scénario de fiction, parfois, je peux inventer un personnages pour faire passer une information. Là, non. Il faut que je fasse avec les "éléments" que j’ai en main. Tout le travail est : "comment les organiser ?" D’autant que là, j’avais, en plus, les images à intégrer, comme des "figures imposées". J’avais par exemple une contrainte de taille : intégrer plus de quarante portraits ! Dans un récit de fiction, jamais on ne met autant de personnages! Là, il m’a fallu imaginer une mini-saynète à chaque portrait afin que ceux-ci ne semblent pas "téléphonés" et pour montrer la diversité des personnes rencontrées. Je voulais ainsi décrire le mouvement du voyage qui est aussi de "passer" de l’un à l’autre sans jamais s’arrêter. L’excitation venant du passage d’un univers à l’autre… C’est un fascinant travail narratif que d’écrire le réel !

Sceneario.com : Pouvez-vous nous parler de la construction de votre album ? Pendant votre voyage, vous avez dessiné certainement plus de choses que l’on en voit dans le livre tel qu’il a été publié.

Emmanuel Lepage : Au cours du voyage, j’ai fait les croquis que l’on voit dans le livre. Bien sûr, il y en a quelques-uns qui n’apparaissent pas parce que redondants ou bien sans grand intérêt… Ou encore tout simplement franchement ratés ! J’ai dû prendre quelques notes, mais très peu au final. J’ai beaucoup travaillé sur la mémoire et les émotions ressenties. Bien sûr, pour tous les aspects scientifiques, techniques et historiques, je me suis fait aider par des personnes rencontrées lors du voyage. L’idée de l’histoire m’est venue lors du départ chaotique de Crozet et du désespoir des hivernants dont nous étions les témoins. J’ai compris à ce moment-là que l’aventure australe était avant tout une aventure humaine. Jusqu’alors, je me demandais bien ce que j’allais pouvoir raconter, sous quel angle et avec quelles intentions ! Alors, bien sûr, j’ai évoqué les recherches, les objectifs des missions, les animaux… Mais ce qui reste plus que tout essentiel était l’aventure humaine. J’ai essayé de traduire, avec mes moyens, ce que je croyais comprendre de la vie de ces gens.

Sceneario.com : Vous utilisez beaucoup l’aquarelle. Qu’est-ce qui vous plait dans cette technique ?

Emmanuel Lepage : Sa souplesse! On peut tout faire à l’aquarelle. Ça ne prend pas de place, on a besoin de peu de couleurs, ça tient dans la poche, ça sèche vite… C’est l’outil par excellence du dessin en voyage ! Par contre, c’est très technique. L’écueil est de perdre la lumière… et pas de repentir possible avec un tel outil ! C’est parce que je prenais beaucoup de plaisir à en faire en voyage que j’ai essayé de réinvestir ce plaisir en BD. Et donc de développer cette technique de la couleur directe qui est aujourd’hui la mienne.

Sceneario.com : Comme on le disait précédemment, c’est l’image qui parle plus que les mots. La mise en scène est donc essentielle. Comment procédez-vous ?

Emmanuel Lepage : Il m’a fallu articuler des images préexistantes entre elles, de façon fluide. Tout le texte a été rédigé à la fin. Il y avait des Post-it sur les planches, des annotations dans les marges sur le texte qui allait venir, mais toujours sous forme d’ébauche. Il m’a fallu "inventer" une narration qui mélangeait le plus harmonieusement possible toutes ces techniques et narrations différentes : des illustrations à la BD, des croquis aux techniques multiples, le mélange des temps, l’action à des récit plus didactiques… Bref, j’ai eu le sentiment d’une grosse pelote de ficelle pleine de noeuds qu’il me fallait dérouler. Quand on me demandait, lors de sa réalisation : "Que fais tu ?", je répondais "un truc" ! Je ne savais comment le nommer. Je ne voyais pas à quoi cela pouvait se référer. C’était ça qui était excitant !

Sceneario.com : Que retenez-vous aujourd’hui des deux mois passés sur le Marion Dufresne ?

Emmanuel Lepage : Que ce fut une formidable aventure : celle sur le bateau, bien sûr, avec ce sentiment inouï d’être allé "au bout du monde", d’avoir approché ces grands récits, ces grandes épopées qui m’ont construit et fait éclore en moi le désir de bande dessinée. Mais ce fut aussi la réalisation d’un récit hors de mes repères habituels, un engagement sur des terres narratives inconnues. C’est aussi d’avoir pris le plus grand plaisir à faire cette histoire et d’être sorti de là profondément heureux. Enfin, depuis la sortie de ce livre, recevoir des témoignages qui me touchent profondément venant d’univers très différents, parfois très loin de celui de la bande dessinée.

Sceneario.com : On le voit un peu dans le livre : dessiner n’a pas toujours été simple. Vous avez parfois dû lutter contre les éléments ou vous plier aux restrictions des scientifiques…

Emmanuel Lepage : Oui, parfois, il me fallait admettre de renoncer ! Mais ce qui m’intéresse à dessiner ainsi d’après nature, c’est que les conditions dans lesquelles on fait un dessin interfèrent sur le dessin. Si je suis debout, en plein vent, si j’ai froid, chaud, si il se met à pleuvoir, s’il y a du vent… Le dessin va en être modifié et il peut y avoir parfois (pas toujours) quelque chose d’intéressant qui naît de cette situation ou de cet accident. Quand on commence à dessiner quelqu’un qui ne pose pas, un animal, une situation, on sait que l’on a peu de temps, que la personne ou l’animal peut changer de position d’une seconde à l’autre… Ce qui se passe ! Alors, pour finir le croquis, on doit travailler sur la mémoire immédiate… Il faut s’adapter sans cesse. On est loin du confort et des repères de l’atelier ! Et c’est ça qui m’interesse. Ce n’est pas tant que le dessin soit réussi ou pas ; c’est qu’il témoigne des conditions dans lesquelles il a été réalisé.

Sceneario.com : Notre entretien touche à sa fin, mais avant de nous quitter, j’aimerais vous poser une dernière question : quel regard portez-vous sur la bande dessinée ? Est-ce que vous en lisez ?

Emmanuel Lepage : Oui, je lis de la bande dessinée et je crois qu’il est important de se tenir au fait de ce qui se passe. La production est pléthorique et si, bien souvent, lorsque je rentre dans une librairie, je suis accablé par la qualité de certaines productions, les pitoyables opérations commerciales (ah, les couvertures différentes pour le même album, les spin off, les "petits" untel ou untel…!) qui sont autant de livres qui nuisent à la visibilité et participent à la confusion, il y a de l’invention, des pépites extraordinaires, des tentatives narratives étonnantes, des récits bouleversants. La bande dessinée vit une période de mutation importante en ce moment. Nombre de mes amis auteurs vivent cela dans la souffrance car nos conditions de travail se dégradent énormément, mais cette crise est aussi l’occasion de penser autrement, d’inventer de nouvelles choses et c’est ce qui fait que la bande dessinée me passionne toujours autant : elle est extraordinairement vivante !

Sceneario.com : Emmanuel Lepage, merci beaucoup d’avoir passé ce moment en notre compagnie.

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