Interview

Entretien avec Cécil

Sceneario.com : A ce jour, tu es un auteur reconnu dans le monde de la bande dessinée (notamment grâce au succès de ta série Le Réseau Bombyce). Peux-tu nous dire quelques mots sur ton parcours ?

Cécil : Alors mon parcours est assez classique pour qui veut entrer dans le monde de la bande dessinée. J’ai fais les Beaux-Arts de Bordeaux dans une section DNAT qui est tout particulièrement destinée aux arts graphiques et la communication. C’est un secteur où des auteurs actuels ont été mes prédécesseurs comme Jean-Baptiste Andréae (La confrérie du crabe, Mangecoeur…) ou Benoît Lacou qui fait de la BD aussi (Le diable au port, Murel). Et, le plus étonnant, c’est que tous les trois nous enseignons dans la même école de graphisme à Bordeaux, l’ESMI. J’ai donc suivi le même cursus qu’eux, sauf qu’en fin de compte je ne suis pas allé jusqu’au bout, j’ai quitté l’école avant l’obtention du diplôme pour m’orienter vers la bande dessinée. Au début j’ai commencé en m’adressant directement aux éditeurs et en tentant d’écrire mes propres histoires. A partir de là j’ai eu des contacts avec un tout petit éditeur qui s’appelait Michel Lagarde. A l’époque, avec une bande de copains, on avait créé un mouvement graphique qui s’appelait les C.C.C.P « Chili Con Carne Please» lié à nos initiales, exactement. Ensemble nous avons réalisé quelques petits ouvrages un peu comme du fanzine – mais tout de même bien imprimés – sous le beau label qu’était celui de Michel Lagarde. Puis, progressivement, j’ai travaillé de plus en plus mon dessin, et j’ai fini par démarcher les éditions Vents d’Ouest. A ce moment là, je devais avoir autour de 22 ans, j’étais encore tout jeune et je bossais avec un étudiant en médecine qui s’appelait Mathieu Gallié. On a essayé de faire un premier album tous les deux mais ça ne s’est pas très bien passé. Le bouquin est sorti graphiquement plutôt boiteux et il ne s’est pas très bien vendu. L’économie BD de cette période n’était pas très simple. Du coup, Vents d’Ouest n’a pas été très enthousiaste à l’idée de sortir une suite. Après cet épisode j’ai arrêté pendant des années de faire de la bande dessinée pour me concentrer sur la publicité. C’est seulement après, vers trente ans, que je me suis dit qu’adorant la BD moi-même, j’avais bien envie d’y revenir et de tenter à nouveau ma chance. Depuis ce jour, je me consacre en partie à la bande dessinée. Voilà globalement un très fort résumé de mon parcours.

Sceneario.com : Si je ne fais pas d’erreur, Le Réseau Bombyce est la seule série que tu as scénarisée. Qu’est-ce que cela représentait pour toi : une envie, un défi ?

Cécil : Eh bien quand je me suis remis à la bande dessinée, j’ai tenté d’écrire un scénario qui n’était pas du tout celui du Réseau Bombyce mais qui développait aussi un univers steampunk tout en étant davantage lié à la Première Guerre mondiale (ce vers quoi en principe Le Réseau Bombyce aurait dû d’ailleurs déboucher). Mais je ne me sentais pas à la hauteur de mon sujet. Souhaitant tout particulièrement explorer les problèmes et les séquelles générées par la Première Guerre mondiale, je n’étais pas assez aguerri pour pouvoir en parler clairement. Par contre j’avais en tête tout l’univers steampunk, toute l’esthétique de cet album… Je regrettais de ne pas parvenir à développer mon histoire et surtout je ne me sentais pas capable de la dialoguer correctement. A l’époque Eric Corbeyran et moi étions complices et il voulait qu’on travaille ensemble. Et comme j’avais en tête une envie de récit qui découlait d’une lecture de Conan Lord – carnet secret d’un cambrioleur de Serge Brussolo, je me suis dit autant saisir cette opportunité et essayer de réexploiter mon univers. Développer ce que j’aime moi, c’est-à-dire toute les strates des personnages, ce qui les bâtit, comment ils se débattent dans la vie, j’ai donc posé une trame assez fragile de scénario mais avec des psychologies de personnages fortes. En fin de compte, Le Réseau Bombyce est plus la deuxième mouture d’une envie que j’avais en amont. Mais on peut aussi  dire que c’est ma vraie première démarche en tant que scénariste même si elle reste assez timide.

Sceneario.com : Est-ce que tu peux nous parler davantage de tes échanges avec Eric Corbeyran dans la genèse même du projet Le Réseau Bombyce pour le développement du scénario ? Quel rôle a-t-il occupé dans la série ?

Cécil : A cette époque Eric Corbeyran et moi on bossait ensemble mais on n’arrivait pas vraiment à décrocher de contrat, une nouvelle période un peu difficile… Et puis est venu le moment où Eric m’a proposé un scénario sur le Moyen Âge avec lequel je ne me sentais pas du tout en accord. Donc, plutôt que de faire cette bande dessinée moyenâgeuse, je lui ai proposé qu’on essaye de bâtir tous les deux quelque chose autour du concept du Réseau Bombyce. C’est de là que tout est parti. On a posé la trame scénaristique ensemble et puis Eric a progressivement repris les rênes. Il a proposé un découpage et une rythmique qu’on a ensuite beaucoup retravaillée ensemble pour le tome 1, Papillon de nuit. Après, au moment de la réalisation du deuxième tome, Monsieur Lune, on a eu un différent très fort qui a semé le trouble entre nous et l’a amené à quitter la série en cours de route. Moi, ce qui m’intéressait de traiter, c’était une forme de schizophrénie chez Eustache. Ce personnage avait un passé très lourd et essayait de le masquer mais n’y parvenait pas et était donc très lunatique dans ses comportements. Cela créait une forme d’instabilité et de méfiance de la part de Mouche, mais – pour autant – le couple restait uni par le lourd passif de chacun : ils se servaient mutuellement de béquilles. C’est vraiment cet aspect là que je souhaitais qu’on développe, alors qu’Eric, lui, n’était pas du tout dans cette envie. Il concevait l’histoire dans un développement beaucoup plus classique, Eustache et Mouche étaient un couple d’amis cambrioleurs et ça n’allait pas plus loin que ça. Ma vision du scénario a fini par le lasser, il la trouvait trop sombre, trop macabre. Je me suis donc retrouvé seul aux commandes et il a fallu que j’assume pleinement la tâche de scénariste. Manquant d’expérience dans l’écriture, la réalisation de ce deuxième tome a – du coup – été assez laborieuse pour moi. Heureusement, j’étais en amitié avec Denis-Pierre Filippi et de la même façon je lui ai demandé de m’épauler, de me relire, de me dire ce qu’il en pensait.

Sceneario.com : Huit ans se sont écoulés entre la sortie de Monsieur Lune, le deuxième volet, et aujourd’hui pour celle du troisième et dernier tome Stigmates. Que représentent pour toi ces huit années ?

Cécil : Beaucoup de difficultés. Tout d’abord comme c’était de la couleur directe et que j’avais pas mal souffert dans l’écriture et la mise en forme du deuxième tome du Réseau Bombyce, ainsi que dans ma vie personnelle, Denis-Pierre Filippi m’avait proposé de faire en alternance quelque chose d’un peu plus primesautier, de plus enfantin dans le but de souffler un peu. Je me suis donc lancé dans la réalisation pour les Humanoïdes Associés de l’album Contes et récits de Maître Spaziv avec Denis-Pierre au scénario et Jacques Chagnaud pour la mise en couleur. Cet album jeunesse terminé, j’ai rencontré Luc Brunschwig qui me proposa de travailler avec lui sur une série qui s’appellerait Holmes et qui devait être au départ un one-shot. L’idée me plaisait bien mais je souhaitais avant toute chose progresser dans la suite du Réseau Bombyce, et puis au final comme les Humanos ne pouvaient me garantir une stabilité financière et que de surcroît Denis-Pierre était arrivé dans une impasse avec le scénario du Réseau, je me suis retrouvé une nouvelle fois à devoir gérer moi-même sa construction. Cela a été un grand moment d’hésitation et puis ma bourse a commencé à s’épuiser à vue d’œil. Il fallait que je trouve une solution : c’est comme ça que je me suis lancé avec Luc dans l’aventure Holmes en espérant qu’après ce one-shot tout irait mieux et que je pourrais poursuivre mon travail sur Le Réseau Bombyce plus sereinement. Et puis de fil en aiguille, à travers nos échanges et l’enthousiasmante perspective d’une nouvelle collaboration avec Sébastien Gnaedig, ce qui devait être un gros bouquin s’est retrouvé découpé en tout-petits livres représentant à chaque fois un ou deux chapitres d’une très longue histoire. Pendant ce temps, plusieurs années se sont écoulées sans nouvelles très claires de l’état de santé des Humanos, si bien que je ne savais vraiment plus sur quel pied danser avec Le Réseau Bombyce (alors que la série marchait et avait un public). Et puis bon après 2 ans d’un silence total, Les Humanoïdes Associés m’ont recontacté en me disant qu’ils attendaient la suite ! A ce moment là, moi j’étais en plein Holmes donc ça devenait pour moi schizophrénique de mener de front deux albums en couleurs directes, et du coup tout est devenu lent, Holmes et Le Réseau Bombyce

Sceneario.com : Tout à l’heure, tu nous as dit que l’histoire du Réseau Bombyce était au départ conçue pour s’ouvrir sur un récit traitant de la Première Guerre mondiale. Or, Stigmates marque un terme à la série. Est-ce que tu peux nous dire quelques mots à ce propos ?

Cécil : Alors tout cela est lié aux difficultés financières des Humanoïdes Associés. Le Réseau Bombyce était au départ conçu pour faire quatre albums qui devaient déboucher sur un autre cycle. J’ai donc dû réécrire mes tomes 3 et 4 en un seul tome. J’ai beaucoup réfléchi et passé énormément de temps pour repenser l’histoire et imaginer un scénario cohérent qui ne soit pas à l’emporte-pièce. Alors j’ai bien conscience que Stigmates est un tome assez dense d’un point de vue du scénario, où j’essaye d’en dire beaucoup, mais une chose est bien sûre : je n’ai en rien bâclé mon travail. En fin de compte la fin est proche de celle de la première mouture où Eustache, au lieu de mourir, devait s’en sortir de justesse et esquiver la mort pour se retrouver sur le front d’une hypothétique guerre mondiale (d’où les références nombreuses à la préparation d’une guerre dans les tomes précédents d’ailleurs). La déchirure entre Eustache et Mouche amorcée dans le deuxième tome était prévue à la fin du tome 4. Le deuxième cycle devait commencer par un gros album où l’on devait suivre de façon séparée nos deux personnages jusqu’à leurs retrouvailles, chacun se confrontant à ses propres démons avant de pouvoir retrouver l’autre. Pour cette nouvelle mouture en trois tome, je souhaitais que mon histoire ait un effet de boucle et que les gens à la relecture, en connaissant la fin, se rendent compte des moments où Eustache ment (certains des échanges ou moments d’intimité dans le tome 1 étaient de mon initiative avec en tête cette chute et cette révélation) . Ainsi tous ces faux-semblants se mettent en place dans le récit. Après j’en conviens, il y a par moment quelques raccourcis scénaristiques pour accéder à certains aspects de l’histoire, mais c’était en fait plus la méthode développée par Eric dans le premier tome et que j’ai du coup adoptée pour la suite. Je sais que personnellement, à l’avenir, pour mes prochains scénarios je n’y aurai pas recours.

Sceneario.com : Peux-tu nous expliquer le choix de ce titre : Le Réseau Bombyce  ?

Cécil : On doit le titre Le Réseau Bombyce à Eric Corbeyran. A l’époque où l’on a créé la série on désespérait de trouver un titre. Et puis Eric m’a dit, on n’arrête pas en ce moment de nous parler de réseau informatique, etc… C’était la période où il était déjà en train d’imaginer tout l’univers des Stryges, la notion de réseau était donc bien en force dans sa tête et il me dit que ça serait bien qu’on retrouve le mot réseau dans le titre. Bon Le Réseau pour moi ça ne faisait pas très 1900 comme titre, il fallait l’associer à autre chose… De fil en aiguille il a pensé aux vers à soie qui tissent une sorte de réseau et du coup il me dit et si on appelait ça Le Réseau Bombyx . Je trouvais l’idée très bien mais le « x » me dérangeait, ça sonnait un peu "Astérix et Obélix," ça donnait un côté un peu BD jeunesse. En recherchant dans un vieux dictionnaire du XIXème j’ai vu que l’ancienne appellation n’était pas Bombyx mais Bombyce : et c’est comme ça qu’est né Le Réseau Bombyce , et en plus ça recollait à l’époque qu’on développait.

Sceneario.com : Le Réseau Bombyce est considéré comme faisant partie des précurseurs du genre « steampunk » en bande dessinée. Peux-tu nous en dire un peu plus sur la création de cet univers singulier, sur tes influences, tes envies d’auteur ?

Cécil : C’est assez simple en fait. Quand j’étais gamin j’ai lu beaucoup de bandes dessinées, j’avais une grande passion (qui se poursuit encore aujourd’hui d’ailleurs) pour des auteurs comme Giraud ou Franquin. Mais un autre auteur qui m’a encore plus marqué, mais plus inconsciemment peut-être, c’est Jacques Tardi. Je me rends compte aujourd’hui que de tous mes sujets de prédilection, ce qui m’a plu, ce que je voulais traiter est le côté fantasmagorique du XIXème. Chez Tardi entre Adèle Blanc Sec et sa bande dessinée Adieu Brindavoine il y a du steampunk. Tardi m’a surtout touché par son univers et ses formes de personnages, moins par son trait peut-être, du moins à l’époque. Personnellement j’ai toujours eu une passion pour le XIXème, ce n’est d’ailleurs pas pour rien que je travaille sur Holmes, mais je trouvais très contraignant tout le travail de documentation, de recherche, de justesse. Et du coup quand j’ai créé Le Réseau Bombyce, je trouvais plus intéressant, tout en gardant les codes du XIXème, de me permettre de le fantasmer. En plus gamin j’ai été bercé par la série Les mystères de l’Ouest , avec Robert Conrad et Ross Martin, qui avait justement ce côté un peu XIXème mais fantasmé avec des machines infernales et des tas de gadgets. Tout ça m’a beaucoup plu et m’a amené à ce côté gadget, parcourir les toits avec les grappins, lancer des filins… Je pense que tout cet aspect feuilleton populaire qu’on avait à la télé m’a beaucoup influencé. Et puis aussi l’esthétique de films comme Vingt-milles lieux sous les mers  de Walt Disney. Et puis sur le plan littéraire, j’ai toujours aimé les feuilletons comme Arsène Lupin, Sherlock Holmes, Fantomas. Même si ce n’est pas évident à la première lecture, l’aiguille creuse d’Arsène Lupin générait chez moi des images steampunk, d’où le repère d’Eustache et Mouche d’ailleurs avec toutes ces œuvres d’art, ces objets. Je pense que c’est lié très fortement à ces lectures là aussi. Mais quand j’ai fait Le Réseau Bombyce, je ne l’ai pas pensé steampunk, je n’avais alors même pas en tête toute la littérature steampunk qui pouvait exister. C’était plus du steampunk non déclaré de cette époque des années 70 où les gens l’élaboraient sans le savoir.

Sceneario.com : Le ton de la série est extrêmement dur, de cette dureté qui fait mal parce qu’elle renferme quelque chose de sincère. On y trouve la cruauté malfaisante des personnages qui relève de la dimension de la fiction, du « fantasme » d’un bon polar, mais aussi une cruauté plus crue, celle de la rugosité de la vraie vie. Le traitement de tes personnages est sans concession aucune, ni morale, ni physique. Qu’est-ce que cela représente pour toi de la mettre en scène ?

Cécil : Je pense que ce qui donne ce côté plus sérieux ou prégnant à la violence qui est mise en scène dans Le Réseau Bombyce c’est qu’elle n’affecte pas des personnages lisses. Mes personnages ont conscience de ce qu’il leur arrive et que cela génère en eux des peurs, des comportements de protection qui font que parfois on devient plus dur que la violence que l’on reçoit. Tout ça pour donner du poids et une vérité aux personnages. Finalement on trouve pas mal de récit ultra-violent dans la bande dessinée comme au cinéma avec des héros ou des personnages qui subissent cette violence plus comme des péripéties qui ne les imprègnent pas… On passe d’une scène à l’autre comme si ce qu’ils venaient de subir juste auparavant ne les avaient pas marqués plus que ça. Personnellement j’estime que la violence, quelle qu’elle soit, laisse des stigmates qui nous conditionnent et nous amènent à changer. C’est ce que j’ai essayé de mettre en place dans l’esprit de mes personnages, en fin de compte c’est sûrement cela qui est ressenti par le lecteur.

Sceneario.com : Et derrière la cruauté se cache une extrême souffrance qui prend vraiment toute son ampleur dans le troisième tome Stigmates. Une fois terminée, Le Réseau Bombyce est une série qui, comme tu l’as justement dit, en laisse, des stigmates, aux lecteurs !!! Quelles étaient tes intentions vis-à-vis d’eux, de nous ?

Cécil : Mon idée était de mettre en scène deux personnages qui partent de très bas, enfin surtout pour Eustache, parce que pour Mouche c’est plus dû aux a priori dûs à son statut de nain, Mouche lui s’assume au début, parvient à magnifier son « handicap » mais il se retrouve ramené à cette condition d’handicapé par un accident. Tous les deux ont des douleurs internes très fortes qui les mettent en marge de la société, ou tout du moins cela génère des regards, des a priori et des jugements à leur égard. Ce qui d’ailleurs les exclut doublement et exacerbe leurs comportements vis-à-vis de la société. Au final, les agissements d’Eustache et Mouche sont conditionnés par la société qui les a marginalisés. Eux ce qu’ils souhaitent c’est se réintégrer dans cette société, et l’unique moyen qui leur est offert est le vol. Par là, ils retrouvent un rôle au sein même du système. Mon but était de montrer que n’importe qui peut être perçu comme un marginal après avoir subi des choses terribles et que la finalité de chacun, même au travers de formes d’extrêmes violences, est de se créer une place dans le système. On ne parvient, quoi qu’il arrive, jamais à s’en exclure par soi-même… Et c’était l’idée que je devais au final amener en plaçant Eustache face à la guerre : dans ces conditions il aurait perçu que face à la mort, l’horreur, la douleur, tout le monde peut devenir un monstre, un être faible, incohérent… En fin de compte je n’ai pu mettre en exergue que l’aspect monstrueux puisque Eustache meurt et Mouche sombre dans l’alcool. Quant à la violence, au vu du développement que j’en ai fait, Harcourd est mauvais et le reste. Pourtant lui aussi a une douleur en lui, mais là je n’ai pas eu le loisir de travailler d’avantage cet aspect.

Sceneario.com : Est-ce que tu peux nous parler de la relation qui lie Eustache et Mouche ? Ce sont deux amis unis et qui s’avèrent être finalement plutôt seuls.

Cécil : Eustache et Mouche sont deux handicapés de la vie qui souffrent énormément et qui sont rejetés par un système. Quand ils se croisent cela provoque un effet miroir, ils se reconnaissent l’un et l’autre. Il y a quelque chose de l’amitié de circonstance entre tout les deux, chacun vit avec ses douleurs en servant de béquille à l’autre. Mouche se satisfait pleinement de cette relation, de cette amitié sans explication, alors qu’Eustache lui est dépassé par sa douleur et cherche à la partager et lance régulièrement des appels à Mouche. Mais Mouche esquive. C’est, je pense, de là que naît la fragilité de leur amitié. Elle est vécue très sincèrement de la part d’Eustache qui a une fiancée mais qui pour autant ne se détache pas de Mouche. Je pense Eustache plus altruiste que Mouche ; Mouche qui compense, lui, son mal-être non pas dans la communication mais dans la consommation. C’est Mouche qui entasse tous ces objets dans leur repère, il compense sa disgrâce physique par la beauté artistique qu’il vole. Alors qu’Eustache, lui, est un bricoleur de génie et invente des machines, il est dans le partage. Je pense que Mouche vit une double frustration, une première d’être un nain dans la vie, « handicap » qu’il avait toutefois réussi à magnifier en devenant un sélénite, un artiste, mais au final son propre milieu ne l’a d’une certaine façon pas soutenu, d’où cette « amertume »… Pour moi il était logique que leur amitié en vienne à se briser pendant un temps. D’un côté parce qu’ils sont pressés de toutes parts et de l’autre à cause de l’aspect consumériste de Mouche. Eustache a raison quand il dit à Mouche que tout est de sa faute. Cette histoire n’est pas devenue dangereuse parce qu’Eustache recherchait l’origine de son mal, mais bien parce que Mouche a voulu faire chanter des monstres.

Sceneario.com : Quand on referme ce troisième tome Stigmates, il se crée en nous comme une sorte de frustration générée par un sentiment d’impuissance face à la spirale infernale du destin. Quelle était ton intention vis-à-vis des lecteurs ?

Cécil : J’ai deux récits en exemple. Les 7 vies de l’épervier où le lecteur connaît tous les tenants et les aboutissants de chaque personnages ; chaque personnage se confronte sans savoir qui est qui mais le lecteur sait. Donc aucun des ces personnage ne ressent de frustration mais le lecteur énormément… A l’époque j’avais donné en exemple à Eric Corbeyran Hors-la-loi et Angel face de Blueberry. On connaît tous les protagonistes, et Blueberry tout en ayant la bonne volonté de vouloir se sauver va progressivement vers sa mort. On ne peut pas l’empêcher d’y aller… Je trouve que Charlier et Giraud, ainsi que Cothias, ont fait dans ce genre, des scénarios exemplaires sur le plan de l’insoutenable pour le lecteur. C’est cette envie de lecteur qu’il m’intéressait de retrouver dans Le Réseau Bombyce.

Sceneario.com : Les victimes du Baron Harcourd, comme celles de Gustav, sont des femmes. Les victimes de l’histoire sont les deux héros : Eustache et Mouche, deux hommes. Est-ce que ce choix est conscient et renferme une finalité ou est-ce simplement un « artefact scénaristique » ?

Cécil : Pour ce qui est de cet aspect là, il y a sûrement une part d’inconscient… Mais comme on est parti de l’idée du lupanar et que ce n’était pour ainsi dire que des femmes qui étaient exploitées, les premières victimes féminines ce sont comme imposées d’elles-mêmes. Après pour ce qui est de la force morale, je pense qu’Eustache est plus fort que Zibeline. Elle est résignée alors que lui est encore plein de rêves… Et puis pour répondre vraiment à la question, c’est plus la trame scénaristique qui nous a amenés à développer cet aspect.

Sceneario.com : Peux-tu nous parler en quelques mots de ta collaboration avec Delphine Cuveele ?

Cécil : : Alors en fait avec Delphine Cuveele, on a coécrit les dialogues. Delphine possède un très bel esprit de synthèse et un vrai sens du dialogue – même s’il est moins puissant que ne pouvait l’être celui d’Eric Corbeyran dont les dialogues sont vraiment le point fort. Il arrive vraiment à donner un rythme, un ton. En fait Delphine m’a aidé à m’approcher de ce ton justement, et aussi à varier le français soutenu et moins soutenu en fonction de la « classe sociale » des personnages. Elle m’a également permis de maîtriser les allers-retours au sein de mon récit, c’est-à-dire, savoir quand j’étais didactique et à quels moments il était de bon ton de laisser une part d’appropriation au lecteur.

Sceneario.com : Est-ce que tu peux nous parler de ta méthode de travail à propos de l’écriture du scénario ?

Cécil : Je procédais en écrivant un synopsis que je découpais par la suite en un « chemin de fer ». C’est un terme technique pour dire que je scindais mon récit en scènes avec un nombre de pages et d’actions précises, un peu comme une sorte de rythmique en fait. Ensuite je passais aux dialogues pour terminer par un découpage plus fin de mon scénario. Une fois se travail achevé, on reprenait le tout avec Delphine Cuveele pour encore affiner l’ensemble.

Sceneario.com : Quelle est ta technique de dessin ?

Cécil : Après pour tout ce qui est de l’aspect technique du dessin, je pense qu’on travaille un peu tous pareils. Je fais des story-boards assez poussés à partir desquels je crayonne toute ma page et l’épure sur table lumineuse. Ensuite je passe à un encrage en couleurs sépia très léger sur lequel j’applique enfin ma couleur. C’est en fin de compte un travail assez répétitif. C’est quelque part ce que je tente de perdre un peu sur Holmes. J’essaye de moins revenir sur mes crayonnés et de les avoir plus en premier jet pour garder la vie et le naturel dans le mouvement des personnages.

Sceneario.com : De manière générale, tu es très attaché aux détails dans tes illustrations. Que représente pour toi la dimension graphique d’une bande dessinée ?

Cécil : A la fois un plaisir de lecteur, mais aussi d’illustrateur. Dans Le Réseau Bombyce je l’ai particulièrement travaillé, j’étais dans le goût de cela. Avec Holmes j’ai plus tendance à évoquer qu’à pousser les décors. J’ai envie d’aller encore d’avantage vers ça, un peu comme Jean-Pierre Gibrat peu le faire actuellement avec sa série chez Futuropolis Mattéo. J’ai envie d’aller vers un dessin plus lâché.

Sceneario.com : Tu n’as pas colorisé ce troisième tome. Est-ce que tu peux nous parler en quelques mots du travail de Tatto Caballero ?

Cécil : Au départ j’avais commencé aussi par m’occuper de la couleur sur Stigmates, mais rapidement, comme je dessinais et colorisais au même moment Holmes je ne m’en suis plus sorti. Pour moi traiter deux albums en couleurs directes de front devenait vraiment schizophrénique et j’ai donc fini par demander aux Humanos si un coloriste pouvait reprendre la tâche sur Le Réseau Bombyce Les Humanoïdes Associés m’ont proposé plusieurs candidats et Tatto Caballero était le plus convaincant et surtout celui qui avait compris mon dessin. Je recherchais quelqu’un dont la couleur puisse accompagner et gommer, les défauts de mon dessin, comme on peut le faire quand on met soi-même en couleur ses planches. Tatto Caballero habite au Mexique mais on a tout de même pu longuement correspondre (je baragouine l’Espagnol) afin d’ajuster au mieux sa couleur à mon dessin. Et pour tout ce qui était modelés, effets nuageux, etc… je lui envoyais des roughs au stylo-feutre gris assez poussés qu’ensuite il reprenait directement où retravaillait pour l’intégrer à sa mise en couleur finale. Tatto a une gamme un peu différente de la mienne, un peu moins chaleureuse peut-être, dans des tons plus froids. Mais je pense que cela accompagne bien l’évolution du récit. Au final je dois dire que je suis vraiment enthousiasmé par son travail, d’autant plus que cela m’a amené en quelque sorte à redécouvrir mon dessin au travers de ses couleurs. Tatto est un mec super, quand il faisait les couleurs du Réseau Bombyce  il a connu de gros soucis dans sa vie privée et il n’a rien lâché pour autant, et je l’en remercie très fort.

Sceneario.com : Et pour finir, est-ce que tu peux nous glisser encore quelques mots sur la série Holmes que tu réalises avec Luc Brunschwig au scénario ?

Cécil : Ce qui est intéressant pour moi dans Holmes c’est que quelque part je vais pouvoir aborder les thèmes que je n’ai pas pu traiter dans Le Réseau Bombyce. Le travail de Luc va en se bonifiant et je dois reconnaître qu’en tant que dessinateur c’est vraiment très plaisant, à chaque fois qu’on lance une idée, il nous la renvoie magnifiée et très bien ressentie. Pour moi Luc est quelqu’un qui travaille autant le fond que la forme. Quand je reçois les découpages dialogués, je ne doute pas de ce que je dois illustrer, c’est un auteur qui donne envie de s’investir. Pour Holmes, j’ai essayé d’adapter mon dessin au scénario, je ne me serais pas vu faire du Réseau Bombyce pour ce récit. On a opté pour un côté pas trop chatoyant mais finalement plus axé sur les personnages. J’ai fait le pari d’être très sobre dans la mise en couleurs et de jouer d’avantage sur la luminosité et les ambiances. Voilà, j’espère que c’est une série qui rencontrera son public.

Sceneario.com : Cécil, merci beaucoup de nous avoir consacré un peu de ton temps. A très bientôt !

Cécil : C’est moi, et si je voulais résumer cette interview, je dirais que j’ai essayé de raconter le plus sincèrement possible Le Réseau Bombyce. Même si je n’ai pas pu le développer autant que je le souhaitais au départ, mais je n’avais vraiment pas envie ni d’être déçu par moi-même, ni de décevoir par frustration s’il ne pouvait y avoir de suite. En tous les cas merci beaucoup.

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