Interview

Entretien avec Bruno Le Floc’h

Interview réalisée par Melville à Angoulême à l’occasion du 39ème Festival International de bande dessinée (janvier 2012).

Sceneario.com : Auteur de bande dessinée n’est pas votre activité principale, que représente pour vous la réalisation d’un album ?

Bruno Le Floc’h : Aujourd’hui faire de la bande dessinée est devenu ma principale activité, c’est celle à laquelle je consacre le plus de temps. Mais c’est vrai qu’avant cela j’ai été pendant longtemps storyboardeur pour les dessins animés et j’ai également fait un peu d’animation. Je dispense toujours quelques cours de storyboard dans une école d’animation de Nantes, l’école Pivaut, et puis il m’arrive à l’occasion de dessiner quelques affiches, etc.

Sceneario.com : Vous avez notamment déjà collaboré avec Jean-François Laguionie. Vous semblez partager une fascination en commun pour la mer. Elle est présente dans presque tous vos albums.

Bruno Le Floc’h : Oui, c’est vrai. C’est vraiment mon univers. Je suis né dans un petit port de pêche au sud du Finistère, mon père était forgeron de marine et je me souviens qu’il y avait constamment des marins pêcheurs à la maison. La mer a toujours été mon paysage, la société dans laquelle j’ai vécu toute mon enfance. Je pense que si j’avais été dans le Nord, j’aurais été marqué par les mineurs, par cette société ouvrière et j’aurais certainement écrit des histoires sur les mineurs. Mais oui, c’est un peu comme si la mer m’appartenait. Tous mes petits boulots d’été étaient en rapport avec la mer. J’ai même eu l’immense chance de partir à deux reprises sur un chalutier au sud de l’Irlande, j’avais 18 et 19 ans.

Sceneario.com : Les lieux et a fortiori la mer tiennent une place importante dans vos histoires.

Bruno Le Floc’h : Les lieux sont comme des écrins pour mes personnages, car ce qui m’importe avant tout ce sont les personnages. J’aime les univers puissants où l’homme est tout petit et est amené à se révéler. J’aime que les décors soient finalement des véhicules du romanesque et du romantisme [dans le sens littéraire du terme].

Sceneario.com : Chroniques Outremers est votre première série, jusqu’à présent vous n’aviez réalisé que des oneshots. Pourquoi ce choix ?

Bruno Le Floc’h : En fait ce n’est pas vraiment une série mais plus un oneshot découpé en trois albums pour des raisons éditoriales.

Sceneario.com : Dans Chroniques Outremers les dialogues sont peu présents, vous semblez préférer parler avec l’image. En quoi votre métier de storyboarder vous aide-t-il dans le choix du découpage et de la mise en scène ?

Bruno Le Floc’h : En fait je suis passé de l’un à l’autre presque sans m’en apercevoir. Le storyboard est vraiment, dans la manière dont il est dessiné, proche de la bande dessinée. Le temps du cinéma n’apparaît que lorsque le film est terminé, quand on n’est encore qu’au niveau du storyboard : entre chaque image il y a une ellipse. A part quelques petits détails près, comme le fait que les personnages doivent se déplacer de la gauche vers la droite par exemple – chose dont on ne se préoccupe pas au cinéma – cela reste très proche de ce que je faisais auparavant. Je reste par exemple très sensible au champ-contre-champ qui n’est pas le même en bande dessinée qu’au cinéma, mais moi je reste très attaché à la figure cinématographique. Si ce n’est pas comme dans mes storyboards, quelque chose me choque à chaque fois, j’ai l’impression que ça sonne faux. J’aime également les cadrages très "cinémascope". En fin de compte je suis plus un produit du cinéma que de la bande dessinée. Plus de vingt ans de mise en scène par storyboard, ça vous marque !

Sceneario.com : On ressent une influence très forte d’Hugo Pratt aussi bien dans l’atmosphère qui se dégage des albums que dans le dessin. On peut même penser à un hommage au père de Corto Maltese en voyant la double page 14-15 du tome 1.

Bruno Le Floc’h : Oui c’est vrai, et je suis même assez fier que vous me fassiez la remarque. Je revendique volontiers être dans la veine de cette école. J’aime créer des personnages légèrement excessifs et silencieux, et pleins de mystère. Je puise également mes références dans la littérature du côté de [Joseph] Conrad, de Francesco Coloane ou Marquez.

Sceneario.com : La grande luminosité des planches s’oppose à la dimension plutôt sombre de l’histoire qui se profile. Pourquoi ce contraste ?

Bruno Le Floc’h : Le lieu dans ce premier album est très important, il s’appelle d’ailleurs Méditerranéenne. Et pour moi la Méditerranée est forcément liée au soleil, mais j’avoue que je ne l’ai pas pensé en termes de contraste avec la noirceur de mon récit. Ce qui m’intéressait était de créer une atmosphère par le travail sur les couleurs propres aux lieux de chacun de mes trois albums.

Sceneario.com : La mise en couleurs de vos albums est impressionnante ! Si on ne sait pas qu’elles sont faites par informatique on pourrait croire à de la couleur directe. Pouvez-vous nous parler de cette approche ?

Bruno Le Floc’h : Cela vient certainement du fait que je regrette d’être totalement incompétent avec un pinceau et de la gouache. Quand j’étais beaucoup plus jeune je voulais être peintre, j’ai fait les Arts décoratifs, j’avais un contact avec la peinture très proche. Puis je suis devenu stroryboader et pendant des années je n’ai travaillé que le noir et blanc. Je n’ai plus touché un pinceau pendant plus de vingt ans… L’informatique me permet de réaliser mes couleurs moi-même. Sans cet outil j’aurais dû confier les couleurs à quelqu’un d’autre. Réaliser mes propres couleurs est essentiel pour moi. Quand je dessine je vois en couleurs, je sais directement où je veux aller. Faire appel à un coloriste serait un peu comme court-circuiter une part mon travail.

Sceneario.com : Quelle est votre technique de dessin ? Avez-vous recours au papier et au crayon dans votre processus de création ?

Bruno Le Floc’h : Mes étapes sont extraordinairement précises et découpées. Une fois terminé mon travail sur l’une de ces étapes, je l’envoie à mon directeur de collection qui le valide et ensuite je passe à l’étape suivante. J’écris un scénario, je le découpe, ensuite je passe au crayonné puis à l’encrage et enfin la mise en couleur. Cette démarche me vient du dessin animé. Cela m’apporte une sécurité dans laquelle je me sens à mon aise et dont j’ai besoin pour avoir l’esprit libre.

Sceneario.com : Comment est né le projet de Chroniques Outremers ?

Bruno Le Floc’h : Quand j’écris un scénario c’est avant tout pour satisfaire ma propre curiosité, pour combler mes ignorances. En lisant des ouvrages sur la Première Guerre mondiale pour préparer mon écriture, j’ai réalisé que toutes les grandes révolutions avaient eu lieu dans la même bulle de temps mais qu’elles n’avaient pas la même imagerie. On peut difficilement comparer un cowboy qui tire sur tout ce qui bouge et un poilu enlisé dans la boue de sa tranchée, mais l’Histoire, elle, fait le lien. C’est ce qui m’intéressait. Mais au final tout ceci n’est toujours qu’un prétexte pour raconter des histoires et des personnages. Ce qui est intéressant c’est la nature humaine, même si elle est excessive, même si elle est caricaturale.

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