Interview

Curiosity Shop

Sceneario.com : En commençant la lecture de ce premier album, on se rend compte que le scénario ne se contente pas juste de nous raconter les aventures d’une jeune fille téméraire, vous avez énormément travaillé le cadre historique avec cette conscience juive, par exemple. Quelles étaient les intentions de ce projet quand vous l’avez élaboré à la base ?

Teresa Valero (scénariste): Ma première idée était de faire une série bd autour d’une bande de contrebandiers d’art et d’antiquités. Je voulais en profiter pour faire un peu "d’investigation historique" au travers de tous les objets pour lesquels ces aventuriers pourraient se battre au cours de leurs affaires. Au long d’une des nos premières conversations, Montse a eu l’idée de situer l’action de "Curiosity Shop" autour des années vingt, ce que j’ai trouvé être un défi fascinant qui pourrait nous permettre de raconter en parallèle l’histoire cachée dans les objets anciens et oubliés, l’histoire personnelle d’une femme née avec le siècle, et finalement l’Histoire de cette période pleine de merveilles et d’horreurs qu’a été le XXe siècle. Bien sûr, on ne voulait pas faire de la "pédagogie historique", bourrant la narration avec des dates ou des références, mais essayer de réveiller l’intérêt des lecteurs pour certains évènements qu’on est en train d’oublier…

Montse Martin (dessinatrice): Oui, et principalement placer nos personnages et leurs aventures dans un univers le plus réaliste possible. Ainsi on a toujours essayé de rester dans un cadre historique très fidèle et de respecter au maximum tous les vrais évènements qui constituent le rideau de fond de l’histoire de Max et qui contribuent à lui donner plus de profondeur, une deuxième lecture.

Sceneario.com : Très vite, Maxima joue le rôle du grain de sable qui va gripper la machine. On passe rapidement sur son expérience en internat, sur ses retrouvailles avec la demeure familiale, pour la voir partir vite fait à Madrid. On a le sentiment que, finalement, cette jeune fille fluette, pleine de charme, est au contraire l’alternative idéale à ce monde d’hommes puissants, surs d’eux. N’avez vous pas eu "peur" d’un peu trop forcer son caractère ?

Montse Martin (dessinatrice): C’est possible qu’une personne de nos jours trouve Max un peu sérieuse, un peu trop mûre pour son âge… Mais elle est aussi audacieuse et irréfléchie que toutes les adolescentes. Il faut tenir compte qu’à cette époque là beaucoup d’enfants étaient obligés de travailler, pour soutenir une famille, toutes seules dans la vie, sans alternatives, sans temps pour "faire l’enfant"…

Teresa Valero (scénariste): Je crois qu’on méprise souvent les enfants et les ados, maintenant. Dans l’Histoire on a pas mal d’exemples de jeunes "exceptionnels" comme Alexandre Magne ou Rimbaud. Et si on parle de filles, on oublie que Jeanne D’Arc etait presque un enfant quand elle est partie tout seule voir le Dauphin de France, Josephine Baker s’est mariée à 13 ans, Lidya Litvyak pilotait des avions à 14 ans aussi, Waris Dirie s’est enfuie à travers le desert à ses 13 ans, pour éviter un mariage forcé et Laura Dekker (14) lutte pour réaliser un tour du monde à la voile en solitaire. Pour le personnage de Max, j’ai pensé surtout à ma grande tante, réfugiée de la Guerre Civile Espagnole au camp de Argeles sur mer, ou elle a organisé une petite école pour enfants, d’où elle s’est enfuie pour revenir en Espagne, en croisant les pyrénéens seule avec "los Maquis" et a gagné finalement Madrid ou elle a survit dans de terribles conditions… et elle n’avait que 14 ans.

Sceneario.com : Alors, en lisant Curiosity Shop, j’ai réellement eu envie d’approfondir ma "culture" en me documentant. Sans trop insister, vous avez quand même traité de la situation des Séfarades au début du vingtième siècle, des textes de Herzl et du projet qui tourne autour de la Palestine ou même Yahuda. Pourquoi, en fin de compte, avoir amené un background aussi appuyé ? D’autant que dans ce premier volume il reste dans la périphérie de l’intrigue.

Teresa Valero (scénariste): Magnifique, c’est exactement ce à quoi on prétendait, stimuler la curiosité du lecteur pour l’Histoire, lui donner envie de faire un enquête pour lui même, de découvrir qui sont ces personnages, ces endroits (réelles la plupart) qui apparaissent dans les cases autour de nos personnages de fiction… Et en plus, tout ce background sert de fil conducteur pour les thèmes qu’on voulait toucher dans le livre…

Montse Martin (dessinatrice): … La recherche de nos origines, de la patrie, de la langue qui nous joind et nous éloigne, bien que la plupart des personnages qui bougent dans notre univers sont essentiellement apatrides, indépendants… Mais je crois que c’est précisément ce background qui peut beaucoup enrichir une histoire d’aventure classique et la transformer en "quelque chose de plus".

Sceneario.com : De qui vous êtes vous inspirée pour Theosophe, le bibliothécaire ?

Montse Martin (dessinatrice): Je crois que tu dois parler de Eucherius, le linguiste de la bibliothèque d’Alexandria… Moi, je me suis inspirée de Teon, père de la philosophe platonique Hypatia de Alexandria. Mais si tu parles du théosophe aveugle qui est dans l’Ateneo, je l’ai dessiné d’après un acteur espagnol déjà décèdé, Paco Rabal, un homme avec un grand charisme qui l’aurait interprété parfaitement.


Teresa Valero (scénariste): Du coté du scénario, je me suis inspirée de l’ancien rêve humain de la Langue Unique qu’ont rêvé beaucoup d’hommes avant notre Eucherius: Ramon Llul, Giordano Bruno, Johannes Trithemius…

Sceneario.com : Alors le titre renvoie d’une part à la jeune héroïne, ensuite au magasin ou elle va se réfugier, mais quel est le sens profond de "Curiosity Shop" ?

Teresa Valero (scénariste): Pour nous, la curiosité c’est l’idée principale qui trempe toute l’histoire, tout notre travail sur ce livre et c’est aussi la réaction qu’on espère obtenir du lecteur…

Montse Martin (dessinatrice): … La curiosité c’est le "défaut" de Max, ce que la pousse a prendre des risques un peu fous, ce que la fait apprendre et avancer, évoluer dans la vie, et decouvrir des choses qui vont la faire souffrir.

Sceneario.com : Graphiquement, le trait m’a beaucoup rappelé les planches d’autres artistes comme Javier Pulido ou Marcos Martin (d’ailleurs un personnage s’appelle Pulido dans l’album, est-ce une coïncidence ?), y a t-il une filiation ?

Montse Martin (dessinatrice): Je dois avouer que je ne connais pas profondément le travail de ces auteurs. Je ne considère pas mon graphisme influencé par eux. Bien que mes lectures soient très variées, généralement je ne lis pas beaucoup de comics américains. De nos jours, je me sens plus proche a la bande dessinée franco-belge et c’est probable qu’il y a dans mes dessins un certain "souvenir" de mon travail dans le monde de l’animation pendant des années. Mais je crois que je suis plus influencée par Pellejero, Loisel, Font, Rosinski ou Giménez, dessinateurs très célèbres des années quatre-vingt et quatre vingt dix. En fait, j’espère qu’ils poursuivront leur influence sur moi dans le futur 🙂 Par rapport au nom du personnage, c’est une drôle de coïncidence ! Angel Pulido est un de ces personnages réels qui apparaissent tout au long du livre. Il était un sénateur espagnol très sensibilisé à la situation des séfarades.

Sceneario.com : Vous avez une actualité chargée en ce début d’année, un album en Janvier, celui ci en Avril. Allez-vous alterner les deux univers ou avez-vous bouclé la boucle avec Talisman ?

Montse Martin (dessinatrice): Oui, le dernier tome de Talisman (Le Chaperon Rouge) est sorti pour la vente il y a peu de temps, et il boucle le cycle… J’aime beaucoup travailler pour les adultes mais aussi pour les enfants et les jeunes, et c’est probable que François Debois et moi nous ouvrions un nouvel cycle, bien qu’en ce moment on n’ai pas encore fixé les bases. L’idée serait, en effet, d’alterner les deux séries. Mais bien sûr, je ne ferme la porte à aucun autre projets différents.

Sceneario.com : D’ailleurs comment s’est articulé le travail graphique sur cet album ? J’imagine qu’il y a du avoir énormément de documentation, des représentations de ruse de l’époque, les vêtements, les véhicules etc. Avez-vous eu besoin de bien baliser le terrain avant de commencer ?

Montse Martin (dessinatrice): En fait, dans cette bd, il y a un énorme travail de localisation. Un des gros problèmes qu’on a rencontré, par exemple, c’est l’incroyable évolution urbanistique de Madrid. On veut absolument rester fidèles à la réalité du passé, donc on se base principalement sur d’anciennes photographies, on localise les monuments, les bâtiments, les transports… C’est grâce à internet que le travail pour constituer un dossier complet avec des informations très détaillées a été plus facile, parce que c’est presque impossible d’avancer sans références. C’est vraiment une surprise de découvrir combien de personnes gardent encore des photographies, daguerrotypes ou gravures de ses grand parents ou arrière-grands parents, et qui veulent les partager sur internet, pour notre grande joie ! Nous consultons aussi les anciens plans de la ville ou les vieux journaux… Une fois que tu peux te promener un peu mentalement, le reste est un peu plus facile ! Pour le magasin Curiosity Shop, on voudrait un entourage qu’on puisse trouver de nos jours: c’est un librairie vétuste qui existe en vrai (avec une autre nom, bien sur) depuis le début du XX siècle. On avait envie de profiter de cet air "de petit village" si caracteristique qu’a notre Madrid. Vis à vis des moeurs ou des habitudes des gens de cette époque là, il n’y a rien de mieux qu’une photographie pour voir comment ils s’habillaient ou comment ils se comportaient en réalité. Maintenant, après avoir vu la quantité d’information, j’ai l’impression que les gens de cette époque là n’étaient pas aussi sérieux que je l’avais cru.

Sceneario.com : C’est votre premier projet en collaboration, comment s’est passé votre rencontre ? ce projet est-il venu d’une envie commune, d’idées échangées ?

Teresa Valero (scénariste): Montse et moi, on a travaillé ensembles pendant presque dix années, dans le studio d’animation madrilénien Tridente. Là, on a passé beaucoup d’heures coude à coude, et on a partagé le même amour pour le dessin, les livres et la Bd. Après que le studio ai disparu, on s’est consacrées toutes les deux (l’une comme dessinatrice, l’autre comme scénariste) à faire de la BD. Montse a commencé par Talisman et moi par Sorcelleries.

Montse Martin (dessinatrice): On fait souvent a Madrid des réunions d’auteurs de BD, et c’est comme ça que l’idée de faire quelque chose ensemble est surgie. On avait toutes les deux envie de faire une histoire classique d’aventure, avec une personnage féminin et charismatique, du mystère, un point romantique et fortement documenté historiquement.

Sceneario.com : Cet album va-t il amener sur une série ?

Montse Martin (dessinatrice): Ça c’est bien sûr notre intention! Je suis maintenant aux crayonnés du tome 2, qui promet beaucoup plus d’aventure encore !

Teresa Valero (scénariste): A partir du tome 2 on aura une nouvelle aventure tout les deux tomes. Chaque aventure va se dérouler dans une année diffèrent. La prochaine en 1915, la suivante en 1916… on visitera l’Andalousie, la France en guerre, la Majorque des contrebandiers… Mais bien sur, c’est toujours le public qui aura le dernier mot !

Sceneario.com : Merci à toutes les deux pour ce temps passé à vos côtés, et pour ces réponses !

Montse Martin (dessinatrice): Merci

Teresa Valero (scénariste): Merci

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