Le Choix du Chômage

Lorsqu’en 2019, Muriel Pénicaud, alors ministre du Travail, annonce sa réforme “pour la précarité” de l’assurance chômage, elle n’est qu’un maillon de plus dans une longue chaîne de dirigeants qui, depuis près de 5 décennies, ont sacrifié l’emploi sur l’autel “du marché”. Le journaliste de France Inter, Benoît Collombat, a mené une enquête fouillée auprès d’anciens ministres, d’anciens directeurs du FMI ou de banquiers pour comprendre ce choix. Leurs propos, les décisions prises et les effets dévastateurs de cette “violence économique” sont analysées, contextualisées et décryptées. L’enquête mise en image par Damien Cuvillier dévoile les mécanismes machiavéliques de ce jeu de dupes. Elle éclaire les comment et les pourquoi des hommes politiques ont sciemment choisi l’économie et la finance. Au nom d’un néolibéralisme devenu religion d’Etat. Au détriment de la démocratie européenne et de ses citoyens.

Par geoffrey, le 24 mai 2021

Publicité

Notre avis sur Le Choix du Chômage

Comment est-on passé du "nous allons passer le cap des 400 000 chômeurs… c’est terrible pour la France" de Pompidou en 1973 à 6 millions de demandeurs d’emploi (bientôt soumis à une réforme “pour la précarité” de l’assurance chômage, selon le labsus de l’ancienne ministre du Travail, qui va diminuer l’allocation pour un tiers des indemnisés) sous Macron en 2020 ?

L’enquête journalistique (presque un essai) de Benoît Collombat et Damien Cuvillier emmène le lecteur dans les méandres des choix économiques et politiques. Préfacée par le cinéaste engagé Ken Loach, la bande dessinée décrypte la continuité du discours capitaliste depuis cinquante ans. Elle s’attache à présenter les différentes formes de libéralisme, explique les impacts de chacun et replace, dans la France d’après-guerre, devant quels choix dans laquelle le pays se trouvait.

Entre didactisme conceptuel et historique, l’ouvrage consacre une partie importante à la bascule opérée par le gouvernement Mitterrand en 1983 dans le cadre de ce qui s’appellera “la rigueur” ; comment, à l’époque, s’est jouée la construction européenne au détriment du plein emploi dans le pays ; comment la règle des 3% pondue, sans base scientifique, par deux grouillots du ministère du Budget, est devenue un précepte international ; comment la France a renoncé à son indépendance monétaire au détriment du contrôle sur sa dette ; comment la menace du FMI a conduit à rogner peu à peu l’assurance retraite, la sécurité sociale, l’assurance chômage ; etc.

Il n’est pas question de lister ici toutes les problématiques soulevées par la BD (d’ailleurs, peut-on encore appeler BD un ouvrage émaillé de schémas, de reportages, de nombreuses interviews dont on voit les allers et retours, et apports, tout au long des 280 pages rendues denses par les enjeux et la multiplicité des sujets abordés ?). Benoît Collombat, reporter à France Inter, déjà un habitué de ces reportages dessinés, s’était déjà attaqué au Général de Gaulle ou à Sarkozy. Dans cet opus, il rencontre de nombreux universitaires, juristes, économistes, sociologues ou philosophes, comme Alain Supiot, David Cayla ou la regrettée Coralie Delaume pour ne citer que ceux-là, qui apportent un éclairage salvateur.

Ils viennent en effet décrypter ce qui s’est joué et déconstruire le vocable des anciens directeurs de cabinet, parlementaires, directeur de banque centrale, ancien du FMI ou diplomates, comme Alain Minc, Jean-Claude Trichet, Michel Camdessus ; ils remettent en perspective les propos et les actions d’un Jacques Delors, d’un Jean Monnet ou d’un Robert Marjolin, ou d’autres moins connus, et comment ces pères fondateurs de l’Europe, dont certains panthéonisés, ont agi pour des intérêts d’un petit monde (“la classe dominante impitoyable”, dixit Loach, qui croit au “génie tout-puissant du marché”) au détriment du système de protection sociale dont ils ont méthodiquement et à dessein sapé les fondations. Les choix opérés continuent, et plus que jamais, d’avoir des répercussions sur nos vies et celles de nos concitoyens : le chômage fait des dizaines de milliers de morts dans l’hexagone chaque année tandis que ceux qui tombent dans la précarité sont de plus en plus nombreux, dépassant désormais les 10 millions.

Le fond n’étant rien sans la forme, soulignons ici le tour de force du dessinateur. Par son trait de crayon métamorphe, Damien Cuvillier croque avec précision les trognes de ces dirigeants qui reçoivent le journaliste et le dessinateur dans leurs appartements dorés parisiens. Le dessinateur possède un vrai don de portraitiste, puisque l’intégralité des figures historiques, de Mitterrand, à Bérégovoy, en passant par Pascal Lamy prennent vie sous sa plume. Il s’évertue avec le même avec brio à “pondre” des schémas sur le néolibéralisme, par exemple, de figures ou de personnages bigarrés qui appuient la démonstration.

Bien qu’il ne soit pas aisé de le lire d’une seule traite tant sont denses les concepts et les références, Benoît Collombat et Damien Cuvillier réalisent l’exploit de nous intéresser à des enjeux majeurs, à redécouvrir une histoire pas si lointaine et à éclairer des choix effectués par quelques-uns (choix poursuivis par les gouvernants suivants) au nom d’un modèle qui profite à peu quand beaucoup restent sur la touche.

Par son engagement, sa pédagogie illustrée et sa perspective historique, “le choix du chômage” constitue à n’en pas douter un ouvrage indispensable pour comprendre l’Europe et la France d’aujourd’hui.

Par Geoffrey, le 24 mai 2021

Publicité