Quatre morts dans l’Ohio

 En pleine guerre du Vietnam, le 4 mai 1970, quatre étudiants sont assassinés par la Garde Nationale de l’Ohio, sur le campus de Kent State, aux Etats-Unis.
John « Derf » Backderf revient avec minutie, en 287 pages, sur les trois jours qui ont précédé le drame, pour tenter d’expliquer comment cette intervention a dérapé. La vie quotidienne du campus et de ses étudiants est décryptée, jusqu’à l’assaut final.
Un cahier de notes de l’auteur accompagne la BD.

Par v-degache, le 17 octobre 2020

Notre avis sur Quatre morts dans l’Ohio

 Derf Backderf a l’art de changer d’univers à chaque nouvelle sortie. Il nous a déjà fait découvrir l’Amérique des serial killers avec Mon ami Dahmer (adapté par la suite en film par Marc Meyers), la scène musicale d’Akron dans l’Ohio avec Punk rock & mobile homes, le monde des éboueurs avec Trashed, et en 2019 True stories qui dressait une chronique des Etats-Unis sur 25 ans à travers une série de récits courts.
Avec Kent State on change encore de registre pour s’inscrire dans un véritable récit historique. L’objectif du natif de l’Ohio est véritablement ici de faire œuvre d’historien en appliquant une méthode et une rigueur qui feraient pâlir n’importe quel illustre représentant de cette science humaine.
Chaque séquence, parfois chaque case ou détail de la planche est référencé et sourcé à la fin de l’ouvrage, sur pas moins de 29 pages ! Le travail est colossal et toujours sérieux, chaque interprétation des événements due à l’auteur est indiquée, les sources utilisées sont diverses et nombreuses.
Le contexte de Kent State s’inscrit en pleine guerre du Vietnam. Richard Nixon, élu président en 1969, a certes promis le désengagement progressif des EU, mais en avril 1970 il bombarde le Cambodge afin de couper le ravitaillement des Viêt-Cong. Cette contestation du bourbier qu’est devenu le Vietnam grossit, touchant les campus et la jeunesse contestataire étatsunienne. La fac de Kent, ville conservatrice, n’échappe pas à ce mouvement. Les organisations estudiantines radicales que sont devenues le SDS (Students for a democratic society) et les Weathermen (mouvement fondé sur les ruines du SDS, grâce à un coup de pouce du FBI pour jeter le discrédit sur l’extrême-gauche américaine et étudiante) ne font qu’alimenter la peur dans ces milieux républicains et dans les rangs de la police et de la Garde Nationale.
L’auteur décrit et décrypte des rumeurs qui enflent petit à petit parmi des soldats épuisés, montre comment la tension au sein de la Garde Nationale s’amplifie, prenant soin de contextualiser l’histoire à l’échelle de celle du pays. Les responsabilités de chacun sont méthodiquement explicitées, celles de l’extrême-gauche ne sont pas éludées.
Le récit est haletant, rythmé et chronologique. Le lecteur est peu à peu happé dans ce bout tragique de l’histoire des Etats-Unis d’Amérique. L’inévitable issue finale, dont le sous-titre ne laisse aucun doute (« Quatre morts dans l’Ohio »), plonge le lecteur dans une angoisse croissante, le talent de l’auteur nous empêchant de quitter ce chemin de croix.
Backderf garde son style caractéristique et ses personnages aux traits marqués et terriblement expressifs. Le dessin se veut toutefois plus réaliste que dans ses ouvrages précédents, sans doute pour toucher encore de plus près à la réalité historique des événements. Il excelle particulièrement dans la représentation du conflit asymétrique qui se déroule entre nos mains, notamment lors des scènes voyant la Garde Nationale intervenir.
Un ouvrage essentiel pour saisir cette Amérique de la fin des années 1960 et du début des années 1970 qui côtoie la grâce d’un Gaza 1956 de Joe Sacco, et un ouvrage dont on restera imprégné longtemps, marqué par ces parcours banals d’étudiants, engagés ou pas, si bien décrits dans leur vie quotidienne par Backderf, et qui vont tomber sous les balles des soldats ou garder des séquelles à vie.

Par V. DEGACHE, le 17 octobre 2020

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