Les coeurs solitaires

 
Jean-Paul travaille dans une entreprise qui fabrique des jouets en bois. Cette entreprise a été créée par son père il y a 40 ans, mais celui-ci est mort, depuis. Cette semaine-là, le personnel s’apprête justement à fêter l’anniversaire de la société.

Jean-Paul est mal dans sa peau. Célibataire, toujours en retrait par rapport aux autres, il nous parait aussi rêveur que démotivé. Il faut dire que sa mère est là qui, sans arrêt, se comporte envers lui comme s’il était encore un enfant.

Le jour J arrive. Un match de foot est au programme des festivités. Sur les 11 joueurs de l’équipe de "Joué Bois", l’un manque à l’appel. C’est Jean-Paul… Pendant des jours et des jours, plus personne n’aura de nouvelles de lui. Qu’a-t-il donc pu lui arriver ?
 

Par sylvestre, le 1 janvier 2001

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Notre avis sur Les coeurs solitaires

 
Jean-Paul m’a tout de suite été sympathique mais je pense que s’il avait eu à choisir, il s’en serait bien passé. Car dans le fond, c’est parce qu’on se sent "mieux loti" que lui qu’on éprouve ce sentiment envers lui. Et en fait de sympathie, c’est plutôt de pitié qu’il s’agit.

Jean-Paul est ce qu’on pourrait appeler un looser. C’est un trentenaire banal, pas trop beau, encore trop cocooné par sa mère et surtout, qui a le malheur d’être toujours célibataire. Il est introverti, il vit beaucoup dans sa tête et a une vie trop réglée (on le voit à ses horaires de footing, par exemple). Ses seules libertés, ce sont les "films" qu’il se fait lorsqu’il s’imagine plus fort, plus heureux (pendant ces mêmes joggings qui le déphasent de la réalité).

Pour rien au monde, on voudrait être Jean-Paul. "Les croisières pour célibataires, c’est pour les nazes !" Et pourtant, on se prendrait presque à être jaloux d’une partie de ce qui va lui arriver. Si ne pas avoir trouvé l’âme sœur l’obsède, on se rend compte qu’il ne "chasse" pas non plus la femme qui voudra bien se retrouver dans son lit. C’est en cela que cette croisière prend une tournure dans laquelle tout un chacun peut se retrouver : elle finit par se muer en un simple moyen d’accéder à la liberté. Car tout faible qu’il est, Jean-Paul trouve devant nos yeux la force de dire "merde", de claquer la porte.

En bon cartésiens que nous sommes, nous pensons, après la lecture : "Il n’a pas un sou. Son trip ne durera pas." Mais en poètes que nous sommes aussi, on envie Jean-Paul pour cette liberté qu’il a gagnée. Pour les quelques instants de pur bonheur qu’il aura vécu après avoir eu sa mère au téléphone et après lui avoir dit qu’il ne reviendra pas, Jean-Paul aurait (a) tout donné.

Cette bande dessinée de Cyril Pedrosa est très humaine. C’est la première fois qu’il est à la fois au scénario et au dessin. Ses couleurs sont franches et passent bien avec son style. Je trouve peut-être par contre que les couleurs de la couverture sont trop franches, mais cette scène de la piscine (comme on ne la voit pas dans l’histoire) est un bon symbole de l’œuvre : un gars mal à l’aise, engoncé dans son mal-être, à l’écart de gens qui prennent du bon temps.

Le trait de Pedrosa est d’un style spécial en son genre mais en tout cas très fin. Quand j’ai vu, dès le début, que Shitt avait remplacé Shell et qu’une feuille de haschich avait remplacé la coquille Saint-Jacques sur l’enseigne de la station service, j’ai ouvert bien grands les yeux pour ne rien louper de ce genre de détails ! Ainsi, pas loin après, on a par exemple le logo de l’ordi de Jean-Paul qui n’est pas une pomme mais une poire !

Autre exemple : alors qu’on ne sait pas encore que le héros va partir en croisière, on le voit, à un moment, jeter une revue à la poubelle lorsque sa mère entre dans la pièce où il est. Sur cette revue, on voit les lettres "…AGE". Comme il la jette à la poubelle, avec mon esprit tordu, je me suis demandé s’il ne lisait pas un magazine porno (style "Bondage" ou dans le genre). Et j’ai vite vu que non, car en y regardant de plus près, on voit bien, écrit en tout-tout-petit : "Séjours découverte". Ce qui se comprend, après. Bref, juste pour dire que parfois les détails mesurent moins d’un millimètre et que rien n’est donc dessiné au hasard. Même les plus petits des panneaux ("Tenir son chien en laisse") sont lisibles à ceux qui s’en donnent la peine. Bravo donc pour ce travail de précision !

Enfin, cette BD est structurée avec la rigueur d’un bon documentaire-enquête. J’ai apprécié les témoignages des connaissances de Jean-Paul qu’on questionne sur sa disparition. Ils sont intercalés dans l’aventure, ça donne un bon rythme au tout. Comble de l’insignifiance de Jean-Paul, à ce propos, lorsqu’on "entend" le témoignage de la joggeuse !… Aïe-aïe-aïe !

"Cœurs solitaires" est à mon avis une belle réussite de plus au catalogue Expresso. A découvrir sans tarder !
 

Par Sylvestre, le 13 mars 2006

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